samedi 24 octobre 2015

CHOSTAKOVITCH – Symphonie N° 8 "Stalingrad" - Rudolf BARSHAÏ – Par Claude Toon



- Bonjour M'sieur Claude, à voir vos photos et ce titre "Stalingrad", je suppose qu'il s'agit d'une symphonie patriotique exaltant les exploits de l'armée rouge ?
- Et bien pas du tout Sonia, le sous-titre "Stalingrad" a été ajouté par les autorités staliniennes à des fins de propagande. Le compositeur n'avait pas le choix…
- Il existe aussi une symphonie "Leningrad" je crois, la 7ème, composée en hommage aux courageux défenseurs de la ville assiégée par les nazis pendant 900 jours !
- Vous mettez le doigt sur les intentions de Dmitri, Sonia, Chostakovitch met en scène un peuple martyrisé à la fois par la guerre et par le régime soviétique…
- C'était très risqué de sa part, surtout en pleine guerre… Si on retrouve dans cette œuvre son ironie mordante habituelle, il a dû avoir des soucis à se faire ?
- Il en a eu... Ce chef d'œuvre a par la suite été interdit d'exécution et le compositeur a dû subir les procès et autocritiques en 1947…

Dmitri Chostakovitch et son fils Maxime en 1938
Ô oui, la vie et le travail de Dmitri Chostakovitch (1906-1975) n'ont été que difficultés, prises de risque, angoisses que le KGB débarque en pleine nuit pour toutes les raisons irrationnelles et tyranniques dont se nourrissaient avec avidité le petit père des peuples et ses sbires.
Je ne réécris pas la biographie de l'homme et du musicien déjà bien détaillée dans deux articles consacrés, l'un en 2011 à la 11ème symphonie "1905" (Clic) et l'autre en 2013 à la 5ème symphonie (Clic). Cette œuvre purement orchestrale sauvera par son apparent classicisme la peau à Chostakovitch en 1937 en éclipsant, d'une part les critiques du régime à son encontre après la création d'opéras jugés "dégénérés" et d'autre part en prenant la place de la 4ème, un ouvrage moderne et pessimiste qui ne refera surface que dans les années 60.
1937 : début des premières grandes purges pendant lesquelles les élites de la Russie seront décapitées, y compris les officiers, ce qui expliquera en grande partie le désastre causé par l'invasion allemande en 1941, et par conséquences, pour remonter la pente, les boucheries des batailles de Leningrad, Stalingrad et Koursk. Pour les deux grandes villes assiégées, les civils paieront un épouvantable tribut.
Décembre 1941 : Leningrad croule sous les obus allemands. Dmitri Chostakovitch, très myope, n'est pas appelé à combattre mais se porte pompier volontaire. 1942 : il compose à partir d'éléments déjà en tête une longue fresque d'aspect patriotique si l'on écoute superficiellement la marche mécanique et brutale de l'allegro initial et le final triomphale, riche de cuivres et de coups de cymbales. Avec le recul, une écoute plus attentive montre plutôt un ouvrage anti-stalinien, un adagio hurlant la détresse d'un peuple, guerre ou pas guerre, et un final de cirque ironisant sur les défilés pompeux et militaristes de la place rouge. Une symphonie qui sera très populaire et jouée dans ces années terribles jusqu'aux USA (Toscanini en juin 1942). Le compositeur était passé maître dans l'art de la subjectivité, cachant son dégoût des totalitarismes de manière subliminale dans ses partitions. L'interprétation permettant de révéler ses intentions réelles. Il en sera de même pour la 8ème, mais, avouons-le, la nouvelle symphonie n'hésitera pas à chercher une profondeur existentialiste et une innovation musicale plus affirmées que dans le précédent opus.
Rudolf Barchaï
1943 : Les armées de von Paulus ont capitulé dans le charnier glacé de Stalingrad. Pendant la composition de la 8ème symphonie, la bataille de blindés de Koursk et ses centaines de milliers de victimes confirme le début de la fin pour le IIIème Reich. En Russie, l'optimisme est de mise, donc obligatoire. La création de la symphonie a lieu en novembre 43 sous la direction de Mravinsky, l'ami de toujours. L'accueil est assez froid ! La noirceur de la partition et son ambiguïté déconcertent en ces temps où les victoires de l'armée rouge s'enchaînent. Mais qui a dit que Chostakovitch voulait écrire une symphonie de guerre ? Le régime fait provisoirement l'impasse, ne voulant pas inquiéter un homme qui a fait la couverture du Time, le magazine le plus populaire d'une Amérique dont l'aide est si précieuse (l'œuvre est créée outre-Atlantique dès 1944). En URSS, tout est calculé pour rassurer les alliés, même la tonalité des symphonies. Chostakovitch ne perd rien pour attendre.
Jdanov, l'un des rares potes (complices) de Staline et butor des arts en URSS, impose à des artistes désespérés d'écrire, peindre ou composer des œuvres simplistes et académiques à la gloire du bolchévisme au nom du "réalisme socialiste" (un concept "prolétarien" imaginé dans les années 30 par le vieillissant Maxime Gorki). En 1948, Jdanov interdit l'exécution de la symphonie. Bien qu'il meure (alcoolique ?) peu de temps après, il faut attendre l'ère Khrouchtchev et 1956 pour voir la symphonie de nouveau au programme des concerts.
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L'altiste et chef d'orchestre Rudolf Barshaï est né dans le Caucase en 1924. Il se rend au conservatoire Tchaïkovski de Moscou pour étudier le violon et la direction d'orchestre. C'est comme un altiste virtuose qu'il se fait d'abord connaître. (Il enregistrera en 1963 avec Yehudi Menuhin la symphonie concertante de Mozart, une gravure dont je ne me lasse pas !) En 1945, il fonde avec trois amis étudiants du conservatoire le Quatuor Borodine. En 1955, il cède la place d'altiste dans ce quatuor d'exception, et fonde l'orchestre de chambre de Moscou et le dirige jusqu'en 1977.
Parallèlement, il se lie d'amitié avec Dmitri Chostakovitch dont il créera en 1969 la 14ème symphonie, une œuvre similaire au chant de la Terre de Mahler et mettant en musique des poèmes de divers auteurs européens : Apollinaire, Garcia Lorca, Rilke. Barshaï assurera la transcription de plusieurs quatuors du maître russe sous forme de symphonies pour orchestre de chambre.
Barshaï fut-il un cacique du parti pour connaître une telle notoriété et disposer de tels moyens ? Non. En 1977, il part pour Israël et obtiendra la naturalisation. Sa carrière se poursuit comme directeur de l'orchestre de chambre d'Israël jusqu'en 1981 puis comme chef principal de l'Orchestre de Bournemouth de 1982 à 1988.
L'enregistrement des symphonies de Chostakovitch se déroule 1995 à 2000 avec l'Orchestre symphonique du WDR de Cologne. Rudolf Barshaï nous a quittés en 2010 après avoir proposé sa propre orchestration de la 10ème symphonie de Mahler restée inachevée mais déjà complétée par Derick Cooke.
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La symphonie comporte cinq mouvements, forme peu usuelle sauf chez Mahler. L'orchestration est riche mais sans outrance : 4 flûtes + 2 piccolos, 3 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes + 1 clarinette picolo et 1 clarinette basse, 2 bassons + 1 contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, timbales et percussions : grosse caisse, caisse claire, cymbales, triangle, xylophone, tam-tam, tambourin, quatuor des cordes (62). (Source : la partition.)

Entre l'enfer des combats...
1 – Adagio - Allegro non troppo : Si les autorités attendaient une clameur des cuivres, un chœur de l'armée rouge en intro, elles furent logiquement déçues. Des traits cinglants aux contrebasses et violoncelles nous agressent. Un chant plaintif aux cordes appuyé par la gravité des bassons puis des cuivres de plus en plus suraigus, prolonge ces premières mesures d'une atmosphère accablée, désespérante. Des dizaines d'idées se succèdent dans une des pages les plus inspirées du compositeur. Je dois signaler ici qu'avec une durée proche de la demi-heure, l'adagio occupe la moitié de l'œuvre et va présenter, pour ne pas lasser l'auditeur, l'opposition entre deux idées fortes : la désespérance d'un peuple asservi et, par ailleurs, la rage des compatriotes otages de batailles meurtrières. [12:12] L'adagio va lentement accélérer et gagner crescendo une puissance destructrice (caisse claire, rythmique guerrière, cuivres dissonants). On retrouve une parenté avec la quatrième symphonie qui se nourrissait déjà d'un grand pessimisme et, comme on l'a lu avant, dû être remisée en attendant des temps meilleurs. Ces passages mécaniques et brutaux qui martèlent le développement central ont pu gruger les critiques en établissant un vague lien sonore avec des musiques descriptives comme celles de Prokofiev pour le film d'Eisenstein Alexandre Nevsky, notamment pour la bataille sur la glace. Chostakovitch met en scène un mélange de larmes et de fureur latentes ; des sentiments et non pas des exploits.
On retrouve le goût du compositeur pour les mélodies scandées, les staccatos sarcastiques de cordes, les mélopées pathétiques des bois. Il est évident que cette musique vigoureuse et dramatique, à l'orchestration virulente ne doit en aucun moment sombrer dans un quelconque style romantique et boursouflé.
Et c'est en cela que la direction incisive de Rudolf Barshaï interpelle et subjugue, avec un orchestre allemand de qualité et bien préparé. Une vision ardente qui déroule le drame avec une terrifiante sécheresse et non un pathos mélodramatique. Le chef russe discipline ses troupes avec un souci du détail stupéfiant. On entend absolument toutes les interventions solistes grâce à des plans sonores parfaitement étagés. Le chef montre ainsi la modernité de cette partition qui n'obéit en rien au postromantisme dont certains détracteurs ont voulu l'accabler. [17:21] Les cuivres et les cordes se fracassent lors de la fin du développement dans une orgie infernale empreinte d'un déchirement que je n'ai jamais entendu ailleurs que dans d'autres interprétations russes, mais hélas avec des conditions sonores beaucoup plus précaires. [18:37] La plainte du cor anglais soutenue par les trémolos des cordes prend vraiment aux tripes. Une douceur feinte qui ne nous soulage en rien de la furie qui précède.

... et l'enfer des camps sibériens...
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2 – Allegretto [27:12] : Après le douloureux adagio, Dmitri Chostakovitch nous offre un allegretto à titre de scherzo, ironique et insolent comme il les aimait tant. C'est court, bizarre et malicieux, mais diablement grinçant. Rudolf Barshaï est l'un des rares interprètes qui se rappellent que Allegretto ne veut pas dire Allegro voire Presto. Il prend son temps pour distiller toutes les couleurs étranges et rythmiques saccadées, signatures du sarcasme omniprésent. Comme chantait Ferrat, faut-il en rire ou bien pleurer (à propos de tout autre chose, mais l'expression convient bien). On imagine une danse villageoise mais qui pourrait singer une danse macabre. Ce que l'on pourrait étiqueter de trio central est un virevoltant dialogue entre le piccolo et le basson, d'une difficulté technique inouïe. Lors de la création, les répétitions s'éternisèrent face aux prouesses demandées aux musiciens, avec un Mravinski impatient et irascible… La reprise déchaîne le propos pour aboutir à une coda fantasque et farouche martelée par la caisse claire et la grosse caisse et même le xylophone. Entraînant et glaçant.

3 - Allegro non troppo [33:46] : Dmitri Chostakovitch juge opportun d'insérer avant le largo un second passage drolatique et cynique. Il va durer comme l'allegretto six minutes seulement, mais vulgairement parlant, ça barre loin. Les premières mesures suggèrent une suite obsessionnelle de triolets joués aux altos. Non ce n'en sont pas en terme de solfège, mais l'idée est là. De râpeux, le son va s'éclaircir traversé par des interventions agrestes des trompettes et des traits des cordes basses. Ambiance ambiguë qui oscille entre fantaisie et musique de cirque ou encore marche cocasse. Inexorablement la scansion des cordes est reprise par les contrebasses. Un jeu capricieux de la caisse claire, du tuba et des trompettes fait office de trio au milieu de la frénésie staccato des violons. Le compositeur semble vouloir rejouer da capo l'introduction mais, à l'opposé, une transition féroce avec un motif impétueux des timbales conduit sans pause au largo. Rudolf Barshaï adopte de nouveau un tempo un peu retenu comme indiqué sur la partition. Ce qu'il perd en folie pure et sauvage, il le gagne en rigueur et clarté dans cette folie burlesque et goguenarde.

Portrait de propagande de Jdanov
4 – Largo [40:29] : Curieusement le Largo commence par ce qui serait plutôt les dernières notes hystériques de l'allegro. Des coups de grosses caisses et de tam-tam, un rugissement désespéré des cuivres et des cordes à l'unisson. Puis, tendrement et méditatif, un thrène, une respiration, va s'insinuer aux cordes. La basse obstinée d'un Bach que Chostakovitch admirait illustre cette base mélodique répétitive (12 fois) sur laquelle des phrases nostalgiques vont se succéder. D'abord aux cordes puis aux cors en écho. On entend d'étranges ornementations et vibrato dans les passages aux bois. Bien entendu, malgré les dictâtes de Jdanov, Chostakovitch recherchait des sons nouveaux. Comme si la tragédie mondiale dopait l'imagination enfiévrée du sensible compositeur, ce largo est comme l'adagio l'une de ses pages majeures. Rudolf Barshaï continue son travail d'analyse.

5 – Allegretto [50:34] : Chostakovitch dans ses grandes symphonies précédentes : 5 & 7 (mais pas la 4, évidement) terminait sa partition en apothéose. Ici, un allegretto où dominent les ténèbres conclut l'ouvrage. On retrouve la gravité de l'adagio dans le jeu des cordes introductif. La musique se fait errance dans les paysages gelés de la Russie (paysages morts car massacrés ?). Un cor lointain se fait entendre. On voudrait un peu de gaieté, un climat plus pastoral, un peu d'espoir. Tout cela va arriver mais timidement. La clarinette va imposer une première idée positive. La musique lève quelques tensions. [50:43] Un passage amusant avec les bassons solos tente d'esquisser un sourire, un souvenir de bonheur perdu. Les violons découvrent des sonorités plus élégiaques et obtiennent une réponse de la flûte (une citation de Pierre et le Loup) qui rappelle que quelque part des enfants jouent, indifférents aux horreurs en cours. Une conclusion joyeuse et apaisée sera-t-elle possible dans la coda ? On peut y croire dans le développement presque dionysiaque. Non, le tonnerre est de retour avec ses cymbales, son tuba et ses terreurs. Quelques mesures de clarinette basse bien sarcastiques nous rappellent que tout ce qui précède n'était qu'onirique. Les dialogues des bois et du xylophone renouent avec la mélancolie. Un violon solitaire introduit une coda : des pas (pizzicati) sur la glaise à la fois brulée et gelée de la terre russe en ses années de souffrance. Le peuple russe marche encore, petitement, mais il marche.

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La première gravure de cette symphonie fut réalisée par Evgueni Mravinski en 1947 avant l'interdiction. Ce chef détestait le disque mais on trouve des rééditions de live qui témoignent de la maîtrise que cet homme taciturne possédait dans l’œuvre qu'il avait créée (Alto - 1982 - 6+/6). Beaucoup d'interprétations ont marqué la discographie. Je ne donne ici que des albums isolés des intégrales les plus réputées, notamment celle de Bernard Haitink avec pour cette 8ème symphonie le fabuleux Concertgebouw d'Amsterdam. Sans doute la meilleure gravure purement "occidentale". Et puis toujours dans les choix : quatre chefs slaves. L'interprétation volcanique et torrentielle de Kirill Kondrachine reste le témoignage exemplaire du pathétisme russe. Même si l'orchestre est moyen et la prise de son datée, c'est un modèle (Melodya – 6/6). Kurt Sanderling avec son orchestre symphonique de Berlin a signé l'un de ses meilleurs disques Chostakovitch, une fresque contrastée finissant sur une note d'espoir. Bonne qualité sonore en plus (Berlin Classics – 6/6). Dans les gravures récentes, le jeune Vasily Petrenko montre que les nouvelles générations inscrivent enfin la musique de Chostakovitch au premier plan, même avec un orchestre a priori modeste (comme celui de Barshaï) (Naxos – 5/6). Pour l'irrégulier Valery Gergiev, une réussite totale avec son orchestre Marinsky en voie de devenir le meilleur orchestre russe (Marinsky – 6/6).


Vidéos : l'interprétation de Rudolf Barshaï puis un live de Mravinski (1982 à mon humble avis vu le visage émacié du chef âgé de 80 ans) avec la Philharmonie de Leningrad. Le son est acide, la balance mal réglée (le hautbois sonne comme un Klaxon) mais quelle souffle épique. Avec en prime le sourire avenant du grand maestro russe... Le disque paru chez Alto est de bien meilleure qualité que la vidéo pour un prix dérisoire...


1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup Chostakovitch mais j'ai un problème, je confond toujours la symphonie n°7 "Léningrad" et la symphonie n°8 "Stalingrad". Heureusement que Chostakovitch n"a pas appelé sa neuvième "Moscou" et comme ça jusqu'à sa 15 ème symphonie. :-)

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