samedi 10 mai 2014

Gabriel FAURÉ : 2 Quintettes – Jean HUBEAU & Quatuor VIA NOVA – par Claude Toon



- Tiens, c'est vrai M'sieur Claude que vous nous avez parlé de Fauré que pour son célèbre Requiem… Elle est jolie cette pochette pour une fois !!
- Oui Sonia, c'est le visuel d'une édition qui n'est plus disponible, mais il existe une réédition à prix modique (visuel sur Deezer)…
- Et aujourd'hui en lisant le titre, je vois que l'on n'écoute que les quintettes, pas les quatuors avec piano ?
- Eh oui, sinon avec les quatuors, cette chronique deviendrai un roman au grand dam de M'sieurs Rockin' et Luc…
- J'ai écouté quelques notes tout à l'heure, ça m'a fait penser à un ruisseau sous les charmilles…
- Ah Ah… Sonia poétesse, déjà dans le coup de la magie de Fauré…

Le pianiste Jean Hubeau était considéré comme le meilleur interprète de la musique en clair-obscur de Gabriel Fauré. Une raison ? Oui : l'extrême modestie des deux hommes, et la capacité du pianiste à pénétrer avec humilité et délicatesse dans la poésie impressionniste du compositeur.
Né en 1917, Jean Hubeau est admis dès 9 ans au Conservatoire de Paris comme élève de Paul Dukas entre autres ! Il obtient un 1er prix de piano à 13 ans et un second prix de Rome à 17. En 1941, il devient directeur du conservatoire de Versailles, puis dirige la classe de musique de chambre du Conservatoire de Paris de 1957 à 1982. En dehors de ce CV exemplaire, Jean Hubeau compose des œuvres un peu oubliées de nos jours dans différents genres. Pianiste de grand talent, il excelle dans les interprétations de Fauré, Schumann et de son maître Dukas.
De Fauré, Il a enregistré en solo ou avec de grands solistes et le Quatuor Via Nova l'intégrale de la musique pour piano, ainsi que la musique de chambre : Sonates pour violoncelle avec Paul Tortelier, quatuors et quintettes avec piano et trio avec André Navarra. Seule lacune : les deux sonates pour violon. Un corpus qui 40 ans après garde toute sa fraîcheur. Jean Hubeau nous a quittés en 1992.
Le quatuor Via Nova est une institution nationale créée en 1968 autour du premier violon Jean Mouillère. Les autres membres ont été remplacés plusieurs fois. Parmi les plus connus, on rencontre à l'alto Gérard Caussé qui participa aux enregistrements des albums de ce jour.
Je n'ai pas trouvé de photo de la formation à l'époque…
Gérard Caussé a déjà fait la une du blog comme soliste dans la chronique sur le quintette pour cordes de Brahms (CLIC).

Les mélomanes débutants sont parfois surpris de la production a priori modeste de Fauré pour un compositeur qui a vécu 84 ans, âge vénérable pour les hommes de sa génération. Ce n'est pas surprenant en regard de l'agenda blindé de professeur de composition, puis directeur du conservatoire de Paris, de 1896 à 1920, d'organiste à Saint Sulpice puis la Madeleine et diverses autres fonctions pédagogiques. Fauré compose quand il a le temps et n'aime pas produire à la chaîne, d'où la qualité globale plutôt haut de gamme de ses œuvres. Fauré n'est pas orchestrateur par vocation (ses œuvres orchestrales se limitent à 2 CD). Même la version n°3 sur-orchestrée de son Requiem est de la main d'un élève (Clic). Fauré compose pour l'intimité des salons des artistes modernistes et pour des récitals.
Les quintettes avec piano sont des œuvres ambitieuses et tardives : 1903-1906 pour le premier opus  89 et 1919-1921 pour le second opus 115 (3 ans chacun de maturation !). L'opus 115 est l'avant-dernière œuvre chambriste avant l'ultime quatuor à cordes opus 121 de 1923, au crépuscule de sa vie, alors que Fauré à l'instar d'un Beethoven souffre d'une audition de plus en plus déficiente.
Le quintette avec piano et quatuor à cordes est une forme difficile. Même les plus grands compositeurs n'en ont souvent composé qu'un seul : Mozart, Schumann, Brahms, Dvorak ou encore César Franck et Chostakovitch. Cette formation à cinq peut s'apparenter à un ensemble symphonique, mais l'erreur absolue serait d'écrire un "concerto" pour piano et cordes. Fauré, avec ses deux quintettes est donc une exception. Et puis nous sommes au début du XXème siècle, et si Fauré ne lorgne pas du tout vers les nouveautés de l'école sérialiste de Vienne, il a ses modes de compositions qui n'ont rien de classiques, loin de là… Fauré est un homme de son temps, celui de l'impressionnisme. La couleur et la lumière doivent l'emporter sur la forme sonate et la tonalité absolue, suggérer plutôt que décrire. Fauré partage le goût de l'innovation esthétique impressionniste et symboliste avec Debussy. Il l'applique à sa musique. Il est fort possible que Gustave Caillebotte, l'un des peintres fondateurs de l'impressionnisme et mécène de ce courant pictural, ait côtoyé Fauré Bd Malesherbes, où se trouvent les résidences du peintre et du musicien en cette seconde moitié du XXème siècle
Les quintettes témoignent également d'un nouveau virage dans le style de Fauré. Fauré, un mondain timide ? Pas du tout, mais l'un des plus importants compositeurs français enfin reconnu. Lorsqu'il est nommé directeur du Conservatoire en 1905, il fait le ménage ! Il pousse à la retraite quelques professeurs en peu trop enclins à l'académisme depuis le second Empire… Il demande à Debussy et d'Indy de le rejoindre à la direction du conservatoire. Tout cela fait un peu scandale car Fauré n'a jamais fréquenté l'établissement et n'a jamais tenté ni reçu le prix de Rome !!! On parle de Tyran à propos du robuste ariégeois qui n'a surtout qu'une idée en tête : sortir la musique française du XIXème siècle des opérettes et autres mièvreries et introduire la modernité, et un peu plus de travail et de sérieux en passant...
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Avec un tel emploi du temps, Gabriel Fauré fuyait la capitale en été pour trouver calme et sérénité en Suisse, entre Lausanne et Genève, un bol d'air propice à l'écriture. Brahms chérissait aussi l'Helvétie  et Mahler se réfugiait dès la fin des saisons de concerts épuisantes dans une cabane isolée dans sa propriété.
La composition du quintette N°1 opus 89 avait été entreprise début des années 1890, mais abandonnée faute de temps disponible… L'écriture va s'étendre des étés 1903 à 1905. La partition, a contrario des plans habituels, ne comporte que 3 mouvements à l'instar d'un concerto. On spécule sur le Fauré dernière manière, entre l'appauvrissement pour certains et l'épure pour les autres. Je suis de ce second parti. Fauré supprime ainsi le scherzo dans son œuvre, un mouvement de transitions à l'utilité discutable. Fauré n'aime pas écrire des notes pour ne rien dire, c'est tout. La tonalité dominante de ré mineur suggère une œuvre sombre… Est-ce le cas ? Pour le 1er mouvement, rien n'est moins sûr, quant à l'adagio et le final, ils sont en sol majeur et ré majeur…
Molto moderato : Une série d'arpèges de triples croches, dans l'aigu, introduit le mouvement au piano. On pense à des gouttelettes scintillantes. L'alto rejoint le piano exposant l'un de ses longs thèmes dont Fauré a le secret ; ombrage d'une journée estivale ou brume d'un jour de pluie ? La musique de Fauré distille les émotions qui trouveront écho à nos imaginaires, il ne résout pas nos interrogations à notre place. Je n'ai pas choisi ce tableau de Caillebotte au hasard. Ce grand impressionniste gardait de sa formation académique qu'il allait renier le souci d'un graphisme réaliste. Les ronds dans l'eau de l'Yerres et la lumière irisée illustrent à merveille le début du quintette. Cette belle mélodie se développe de motifs en motifs vers un discours plus allant. Inutile de chercher les thèmes A, B, etc. Fauré préfère donner l'impression d'une improvisation à travers des motifs qui s'enchevêtrent dans un climat pastoral et radieux. La musique flâne. Fauré semble adopter une écriture plus psychanalytique que contrapuntique ; pour le dire plus simplement, il partage avec l'auditeur ce qui lui passe par la tête, nous entraînant dans ses paysages polyphoniques intérieurs. Le touché de Jean Hubeau, la précision, la délicatesse n'ont jamais vraiment eu de concurrent dans ce répertoire. Les méandres mélodiques du quatuor Via Nova déchaînent la passion élégiaque et les contrastes variés de ce poème symphonique de chambre…
Adagio Moderato : L'adagio prolonge le climat pastoral du moderato mais sans les contrastes animés de celui-ci. Le violon énonce un long thème en apesanteur. La musique adopte un balancement de berceuse à 12/8. Là aussi, l'absence de thèmes marqués et figés dans une structure définie nous convie à une rêverie sous les ombrages. A [3'30], un motif sensuel, exposé au violoncelle et repris aux violons, nous invite à quelques galanteries de déjeuner sur l'herbe. Il y a comme une ambiance voluptueuse dans ses entrelacs poétiques qui nous remémorent le Fauré auteur d'innombrables mélodies.
Finale : Allegretto moderato : Très guilleret, le piano de Jean Hubeau égrène des notes facétieuses dignes d'une fête dans une guinguette. Le thème du piano est repris par les cordes toujours avec ce phrasé legato et tendre du quatuor Via Nova. Ce joli final reste l'une des pages les plus enjouées écrites par Fauré. Une trame mélodique spontanée et d'une grande liberté de ton nous entraîne vers une coda dynamique et énergique. Dans ce final virevoltant, l'équilibre entre le piano et les cordes est parfait. Pléonasme ?

1921 : le vieux maître n'entend plus rien. Fauré achève un second quintette commencé en 1920. À la Suisse, le compositeur préfère en cette période la quiétude du lac d'Annecy et le soleil de Nice. Si le premier quintette n'a pas eu le succès et la postérité qu'il mérite, le second, dédié à Paul Dukas, sera l'une de ces œuvres qui permettront à son auteur de prendre une place définitive dans le hit-parade de la musique française et même au-delà. Fauré, curieusement, revient à la forme en quatre mouvements incluant un jubilatoire scherzo de quelques minutes. La tonalité de do mineur domine l'allegro initial et le final. Le mi bémol majeur et le sol majeur s'imposent dans les deux mouvements centraux. Une fois de plus Fauré joue sur les contrastes tonals. Quant à la forme sonate, si elle est encore discernable par les spécialistes, la multiplicité des thèmes ou assemblement de motifs n'a définitivement plus rien à voir avec les règles en vigueur depuis Bach et avant Schoenberg. Les musicologues établissent des rapprochement avec les recherches tonales d'un Berg ou d'un Bartók, ce qui ferait de Fauré un pionnier de l'art contemporain. Que de chemin parcouru par cet homme !
Allegro moderato : on retrouve les arpèges du piano comme dans le quintette de 1905. Mais, aux scintillements de chute d'eau se substitue une force épique. Le violoncelle, viril, énonce un premier thème qui nous prend à bras le corps. Les autres cordes rejoignent les deux instruments dans un développement automnale et venteux avec toujours ces arpèges obsédants du piano. D'autres idées vont surgir de manière abrupte. Mais curieusement, la succession n'établit pas de rupture dans le flot musical dionysiaque. Jean Hubeau et les membres du quatuor Via Nova vont se jouer de l'harmonieuse et complexe architecture imaginée pour cette page, sans doute l'une des pièces les plus élaborées de Fauré. Il faut se laisser flotter, bousculer par ce ressac musical enchanteur. L'extrême autonomie mélodique dédiée à chaque instrument présente un risque majeur de confusion pour des interprètes mal préparés. Les artistes de cet enregistrement conservent dans cette interprétation une stupéfiante cohérence (si vous saviez la bouillie que j'ai pu parfois entendre…). Le discours resserré lors de l'introduction du piano et du violoncelle ne fait que s'élargir dans toutes les dimensions de l'espace et des sonorités jusqu'à une coda en apothéose. On songe dans ce mouvement aux violents climax des péroraisons d'un Bruckner. Rien d'étonnant à ce que cet allegro gagne des proportions symphoniques sans rival dans ce répertoire.
Scherzo : Allegro vivo : un tempo peu usuel chez Faurécompositeur de la sérénité et des climats diaphanes. Vous connaissez le vol du bourdon ? Ce scherzo y fait penser par sa folie tourbillonnante. Un scherzo frénétique mais poétique, furtif, un scintillement de notes des plus fantasques. Jean Hubeau joue une partition prise de démence, mais sans jamais frapper les notes pour ne pas rompre la magie capricieuse de ces quelques minutes.
Andante Moderato : Le contraste après le volage scherzo est surprenant. Nous entendons une prière, une déploraison, mais curieusement sans affectation. Dans son Requiem, Fauré avait déjà montré que l'on pouvait illustrer deuil et souffrance par des lumières nocturnes et non de ténébreuses mélopées. Une fois de plus, Fauré joue sur les ambiguïtés : la douleur de l'introduction et la consolation de la seconde idée. Les jeux des cordes s'entrecroisent une fois de plus comme livrées à elles-mêmes. Dans cette interprétation, les artistes s'écartent d'une langueur dramatique au bénéfice d'une oraison secrète (pas funèbre). Jamais Fauré n'a atteint, par la musique pure, une telle tranquillité d'esprit face à la surdité, à l'âge, à la réalité d'une existence qui approche du dénouement…
Allegro Molto : Après un andante aussi méditatif et bouleversant, Fauré conclut son quintette par un mouvement plus ludique. Là encore la complexité de l'écriture s'efface et fait place lors de l'écoute à une bonhomie simple et dansante. Presque octogénaire, Fauré continue de jouir de la vie comme un éternel jeune homme. À sa création, ce fut un triomphe. Fauré présent dans la salle se leva timidement, s'avança pour remercier le public qu'il voyait applaudir. Il n'avait hélas rien entendu…

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Ces disques de Jean Hubeau et du quatuor Via Nova n'ont jamais quitté le catalogue Erato. La prise de son pourrait être plus claire, mais la gravure a 45 ans.
La concurrence est mince ! Le disque d'Éric le Sage et du quatuor Ébène est la réussite la plus récente (2012). Le jeu pourtant précis du jeune pianiste ne peut rivaliser avec celui de Hubeau. On peut ressentir un staccato un peu trop marqué qui conduit à une légère sécheresse. (C'est très subjectif.) Le quatuor Ébène apporte une fluidité au discours. Dans l'ensemble, c'est plus lent que HubeauVia Nova, mais on ne constate pas de dislocation du phrasé. Une magnifique alternative pleine de vie et qui bénéficie d'une prise de son exemplaire, toujours un plus pour la musique enfiévrée de Fauré… (α – 5/6)
Le disque de Jean-Philippe Collard et du quatuor Parrenin a été réédité un temps chez EMI en édition économique. On pouvait s'attendre à un grand moment chez cet artiste aussi raffiné dans ce répertoire. Hélas la prise de son grisâtre trahit les couleurs de la musique de Fauré. Un défaut irrémédiable (EMI – 3/6)
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