samedi 2 novembre 2013

Jean SIBELIUS : Symphonie N°4 - Gennady ROZHDESTVENSKY - par Claude Toon



- B'jour M'sieur Claude… Je vous sens tendu à pianoter sur votre bureau… les yeux rivés sur votre écran…
- Oui Sonia, je commence un article sur un CD cultissime mais hélas difficile à trouver dans le commerce… Cela dit, comme dit M'sieur Luc, on est un blog, pas un disquaire…
- Ah je comprends, ça vous agace de nous mettre l'eau à la bouche… Mais vous devez proposer d'autres belles versions de cette symphonie de Sibelius je pense…
- Oui heureusement ce n'est pas ce qui manque, mais franchement pour un album paru en 2010 et attendu depuis 35 ans par les mélomanes et les fans du compositeur finlandais, être en rupture de stock, voire épuisé… l'industrie du disque se tire dans le pied !
- Dites, pour le nom du chef, russe à tous les coups, vous faites comment pour ne pas vous tromper, pour éviter les fautes ?
- Copier-coller…
- Évidement, hi hi…

Oui, Sonia a vu juste. J'avais le choix entre cette intégrale ENFIN parue en CD en 2010 et celle gravée par John Babirolli fin des années 60 et qui vient de reparaître dans une nouvelle présentation. Mais, d'une part nous avons déjà parlé de Barbirolli il y a peu de temps dans la chronique consacrée à la 6ème symphonie de Mahler (clic). Et, d'autre part, je n'aurais pas souvent la possibilité de parler du chef russe Gennady Rozhdestvensky dont la plupart des enregistrements ont été édités chez Melodya, un label qui a survécu à l'ère soviétique mais qui est diffusé avec parcimonie dans nos contrées. Et j'ajouterai que je m'astreins à ne pas présenter systématiquement les mêmes artistes, ce n'est pas un scoop…
Gennady Rozhdestvensky me fait immanquablement penser à "prof", l'un des sept nains de Blanche Neige. Surtout l'âge venu, le petit homme replet, savamment dégarni et aux yeux brillants de malice derrière ses lunettes cerclées, ne dirige pas. Non, il joue avec son orchestre. Il y a, comme on le verra, une fougue dans sa battue qui électrise les musiciens.
Pour la petite histoire, les millions de cinéphiles qui découvraient les premiers plans du vaisseau Discovery dans 2001 Odyssée de l'espace de Kubrick, écoutaient en même temps un extrait de la suite de Gayaneh de Khatchatourian dirigée par Gennady Rozhdestvensky. Une direction pure et un climat presque glaçant qui illustraient à merveille l'isolement et les espaces infinis filmés dans ce passage. Ce n'est pas dans mes habitudes de digresser, mais je vous propose ce morceau de la B.O. interprété par le maestro à la tête de l'Orchestre de Leningrad.


Gennady Rozhdestvensky, né en 1931 dans une famille de musiciens, montre des prédispositions musicales si précoces, que Serge Prokofiev, pourtant avare de compliment dira de lui : "Super-génie". Le personnage est un original, mais avant tout un chef d'orchestre scrupuleux, éclaircissant les partitions à l'extrême mais sans sécheresse. Durant sa carrière dans son pays et lors de nombreuses tournées, il va surtout s'attacher à défendre la musique slave de son temps : Chostakovitch, Edison Denisov, Alfred et Irina Schnittke et Sofia Goubaïdoulina, deux compositrices !
Sa discographie reflète son attachement pour la musique slave. Ses enregistrements pour Melodya sont, comme je l'ai déjà dit, édités de manière erratique. Par contre le label anglais Chandos offre des enregistrements originaux de compositeurs contemporains et scandinaves. Hors cette intégrale Sibelius qui a marqué l'histoire du disque, on trouve une intégrale énergique des symphonies de Prokofiev et une autre consacrée au danois Carl Nielsen.

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Né en 1865, Jean Sibelius est un contemporain de Richard Strauss et Gustav Mahler, et un musicien d'égale importance à mes yeux dans le domaine symphonique. Est-ce à dire que comme ces deux compositeurs, nous sommes face à un postromantique ? Oui comme je l'avais écris dans une brève biographie dans la chronique consacrée à son célèbre concerto pour violon sous les doigts de Hilary Hahn (clic) ! Mais je serais moins affirmatif pour cette 4ème symphonie composée en 1910 et 1911 (année de la mort de Mahler) qui flirte avec le modernisme et prend ses distances avec les formes sonates classiques.
Juriste et violoniste de formation, le jeune homme se détournera du droit qui l'ennuie, et renoncera à devenir un virtuose au bénéfice de la composition. L'univers symphonique le passionne et ses deux premières symphonies créées en 1899 puis 1902 rencontrent un succès triomphal. Oui, elles sont toutes les deux des héritières du romantisme, voire de Tchaïkovski. Mais Sibelius voyage, rencontre Richard Strauss, maître de l'orchestration sophistiquée. Il compose une 3ème symphonie, plus concise, plus originale qui sera accueillie plus fraîchement.
En Finlande, l'heure est à la dictature et à la censure qui l'accompagne. Ce n'est pas du goût de Sibelius. Jusqu'en 1908, Sibelius nourrit sa musique de l'évocation des splendeurs des paysages et légendes finlandaises. 1908, un tournant dramatique, un style nouveau va naître. On opère le compositeur d'un cancer à la gorge. Même de nos jours, c'est grave. Sibelius déprime, sent l'ange de la mort planer au dessus de lui. Il ne sait pas qu'il ne disparaîtra qu'en 1957 à l'âge très avancé de 91 ans ! Il va confier ce regard sur lui-même, sur les incertitudes du destin, sur sa peur du trépas, dans sa 4ème symphonie dont le style et les modes de composition vont révolutionner son écriture, et pour tout dire la musique de son temps.
J'ai lu que Sibelius serait un anti Mahler, un postromantique indifférent aux courants modernistes. C'est très discutable ! De 1908, à sa disparition en 1911, Mahler sera hanté par la mort, et les adagios glacés de sa 9ème symphonie offrent un excellent parallèle avec ceux, tout aussi graves, de la 4ème de Sibelius. Par contre, là où Mahler étire le temps et enrichit son orchestration jusqu'au burlesque (voir article sur la 6ème symphonie, clic), Sibelius dépouille l'orchestre et raréfie le tissu symphonique de manière tout à fait nouvelle. (La partition ne fait que 40 pages !). Si on remarque que la 9ème de Mahler se termine dans les limbes d'un orchestre au départ gigantesque, mais… devenu quasi désert dans les dernières mesures, la fascination névrotique pour le néant, par orchestration désincarnée interposée, est très similaire chez ces deux grands visionnaires. Quant à la 4ème de Sibelius écoutée aujourd'hui, soyons clair, c'est une œuvre plutôt sombre.
- Heuuu, M'sieur Claude, c'est plus fort que vous les jeux de mots dans les articles ?
- Hein ? Moi ? Ce n'est pas mon genre… Notez bien Sonia, que commencé dans la noirceur, l'ouvrage s'achève dans l'espoir…

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

1 – Tempo Molto moderato, quasi adagio : Basson, violoncelle et contrebasse : une longue phrase funeste transperce le silence. Quelle pensée traverse l'âme de Sibelius ? Une idée noire musicale ? L'effet est comparable aux premières mesures de la 5ème de Beethoven en moins dramatique, en plus intériorisé ! Un méditatif solo de violoncelle prolonge cette introduction. Le style mélodique de la symphonie est donné dès ces premières mesures. Un à un les autres instruments d'un orchestre des plus classiques se mêlent et nous plongent dans les sombres pensées d'un compositeur inquiet. Mais dans ces entrelacs aux cordes d'une beauté sidérante, les traits rudes des cuivres invitent à une vision moins sévère du climat ambiant. Sibelius retrouve des sonorités des symphonies précédentes. Nostalgie des paysages de Finlande, soleil couchant sur la Baltique, miroitement des lacs… On ressent plus de nostalgie que de crainte dans cette page symphonique.
J'avais acheté quelques vinyles de cette intégrale lors de sa parution. Le pressage russe était immonde et criard. La réédition en CD tient du miracle. Gennady Rozhdestvensky entrecroise avec précision le flot continu de ce rêve à la fois ténébreux et ensoleillé de souvenirs plus radieux. L'orchestre de la radio de Moscou aurait pu décevoir, nous ne sommes ni à Vienne ni à Londres, et pourtant la magie opère grâce à ces cordes aux sonorités agrestes, sans vibrato maniéré. Les cuivres sont brillants, avec justement un rien de vibrato typiquement slave apportant le pathétisme qui sied à cette œuvre.
2 – Allegro molto Vivace : La symphonie est monolithique, les mouvements s'enchaînent sans pause. Ce court et étrange intermède, au tempo gracieux mais retenu, évoque une danse villageoise. Sibelius, orchestrateur de génie ? Incontestablement quand on entend les chassés-croisés des bois et des cuivres dans ce qui tient lieu de trio dans un scherzo qui s'arrête brutalement, sans reprise ! Comme si trop de gaîté était incongru dans cette symphonie
3 – Tempo Largo : ce mouvement grave, lent, processionnaire est l'un des plus bouleversants jamais écrits par Sibelius par sa tragique simplicité. Les mots trouvent leur limite sémantique pour traduire les émotions. Nous sommes dans l'errance. Les immenses phrases aux cordes rappellent le Mahler des ultimes symphonies 9 et 10. Il n'est pas étonnant que la tristesse qui sourde de cette musique ait dérouté le public lors de la création, à une époque où la plaisanterie musicale, comme celle des ballets russes, avait le vent en poupe. Le mouvement se développe jusqu'à atteindre des tuttis élégiaques et paroxystiques. Gennady Rozhdestvensky évite cependant toute emphase, tout climat brumeux. Il en ressort une forme de rage, de volonté de vivre, une force que l'on retrouvera dans la 5ème symphonie.
4 – Allegro : Sibelius ne pouvait guère plonger plus loin dans l'expression de son désarroi que dans le largo. Le final est donc un allegro, mais il n'est ni vivace et encore moins presto. Force est de constater que toute l'œuvre se déroule entre le calme et la langueur. Le final se veut un désir de réconciliation avec la vie. Gennady Rozhdestvensky accentue volontairement ce côté festif inattendu après les affres des premier et troisième mouvements. La tonalité et la forme sonate en prennent un coup ! Brutalement les dernières mesures retrouvent un accent plaintif, comme si le compositeur voyait ses angoisses chasser quelques souvenirs joyeux des années de bonheur… Conclusion terrible, très inhabituelle là où une coda épique est souvent de mise. Sibelius inaugure-t-il à sa manière la musique du XXème siècle ? Oui évidement !

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Herbert von Karajan a été l'un des grands serviteurs de Sibelius dès l'époque de la monophonie avec EMI. Contrairement à ses habitudes, aucune intégrale n'a été réalisée en une seule fois pour un label déterminé comme EMI. L'enregistrement des 4 dernières symphonies avec sa Philharmonie de Berlin dans les années 60 reste son meilleur témoignage. Il est incontournable pour ceux qui sont attachés à un Sibelius plus romantique. Le son moelleux de la Philharmonie de Berlin fait merveille dans ce style (Dgg – 2 CD – 6/6).
Léonard Bernstein à New-York (intégrale des années 60') puis dans les années 70' à Vienne (seulement les 1, 2, 5 et 7) a bien servi le compositeur dans un bel équilibre entre la sensibilité nordique et la précision du flot orchestral requise. J'ai découvert Sibelius avec l'édition des années 60', un choc ! (Sony – 5/6, pour les symphonies 4 à 7).
Enfin, j'en parlais déjà en introduction, l'intégrale réalisée par John Barbirolli avec l'orchestre Hallé est la seconde référence pour le cycle complet. Il se dégage de son interprétation une énergie insoupçonnée chez ce chef introverti. La prise de son est idéale et le prix pour ce coffret de 5 CD est de 15 €. Un monument du disque (Warner – EMI - 6/6).

XX XX

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Ne pas voir Gennady Rozhdestvensky aurait été un manque grave dans cet article. J'ai trouvé cette vidéo  où le jovial maestro dirige le sourire aux lèvres et l'œil malin une suite dite les "Âmes mortes" d'Alfred Schnitke. Poilant sur tous les plans ! Et puis la vidéo reproduisant le CD de la symphonie de Sibelius.
1er Mvt : [0'] - 2ème mvt : [9'59"] - 3ème mvt : [14'51"] - 4ème mvt : [24'49"]



Intégrale en 3 CD des 7 symphonies - Melodya (livret en russe et en anglais) 

1 commentaire:

  1. Très belle intégrale que celle de ROZHDESTVENSKY, en effet, très typée aussi du fait que les cuivres de l'orchestre russe sont beaucoup plus "verts" que ceux que l'on entend plus fréquemment dans nos riantes contrées :-) Le chef russe s'inscrit dans la traction vive de Robert KAJANUS -des disques à connaître absolument-, au même titre que MAAZEL ou COLLINS (Decca, bien oublié de nos jours), voire le premier Karajan (Philharmonia, EMI), avant le ralentissement général constaté au milieu des années 60, où l'on a commencé à diriger Sibelius ample et plus lent, ce qui lui convient très bien aussi (le travail par strates orchestrales est bien mis en valeur, ainsi). Pour débuter dans la découverte de ces oeuvres, BARBIROLLI ou SANDERLING me semblent néanmoins préférable à ROZHDESTVENSKY.

    RépondreSupprimer