Ce n’est plus un film, c’est une pièce de musée !
LES ENFANTS DU PARADIS,
régulièrement cité dans les meilleurs films du monde, serait comme une très belle femme que l’on oserait aborder de peur d’être maladroit. Alors que ce n’est
qu’un film, un grand film, représentant le classicisme français dans toute sa
splendeur. Sa principale qualité à mon sens, c'est sa richesse, sa matière, sa densité. Je crois que chacun de nous a vécu un jour, une situation qui se retrouve illustrée dans ce film, au propos universel. Cette chronique ne pourra donc être qu'un rapide survol. Il y a d'ailleurs, curieusement, peu d'ouvrages consacrés au film (regardez la pauvreté de la page Wikipédia !). Heureusement, mes cocos, le Déblocnot' est là !
EN CE TEMPS-LA…
Depuis l’occupation allemande, les films anglo-américains sont interdits en France, et le cinéma importé d’Allemagne ne vaut pas tripette. Le public, avide de distraction, se rue donc sur les films français. Certains réalisateurs ont choisi de s’exiler à Hollywood (Feyder, Renoir, Duvivier, René Clair…) ce qui laisse plus de place (et de succès) à ceux qui restent. Marcel Carné fait partie de ceux-là. Et il le paiera à la Libération. Rien d’idéologique dans sa démarche, seulement le besoin de travailler, l’envie de continuer à faire des films (et il ne parlait pas un mot d’anglais). On rappelle son palmarès : JENNY, DROLE DE DRAME, QUAI DES BRUMES, HOTEL DU NORD, LE JOUR SE LEVE… Et puis Carné est tombé dans un piège tendu par Alfred Greven… Mais qui est ce monsieur ? Greven est le patron de la société Continental, boite de production allemande, installée en France en 1940. Travailler pour lui signifiait travailler pour les allemands… Sauf que tout le monde ou presque y travaillait… Greven appelle Carné, lui demande de signer un contrat, arguant du fait que tous les autres réalisateurs français avaient aussi signé. Carné s’exécute. Mais personne d’autre n’avait signé, car Greven voulait justement profiter de la célébrité de Carné pour faire signer les autres… Finalement, le projet de film ne se fera pas.
Marcel Carné est approché par
le producteur André Paulvé. Ensemble, et avec Prévert au scénario, ils sortent
LES VISITEURS DU SOIR (1942), fresque historico-fantastique qui remporte un
succès immense. Pour être distribués, les films ne devaient pas être
contemporains, mais historiques. Ils ne devaient pas parler de la France
actuelle. Bien sûr, les auteurs avaient suffisamment de talent pour se réfugier
derrière une époque, tout en parlant du présent.
MOTEUR !
C’est Jean Louis Barrault qui propose son prochain sujet à Carné, une histoire sur le mime Baptiste Deburau, qui illustrerait le monde des théâtres du boulevard du Temple à Paris, vers 1840. Jacques Prévert écrit un scénario original, et l’équipe commence à tourner à Nice, en août 1943. Le budget est 10 fois supérieur à la moyenne des films français. Prévert développe un tel entrelacs d’intrigues qu’on se résout à tourner l’équivalent de deux films « LE BOULEVARD DU CRIME » et « L’HOMME EN BLANC ». Mais la zone sud est bientôt occupée, l’Italie capitule, Nice est envahi, Paulvé qui était juif est contraint d’arrêter de travailler. On craint aussi un débarquement allié en Italie. La société Pathé reprend la production, mais à Paris. Sauf que les fameux décors extérieurs (le boulevard du Temple) sont aux studios La Victorine, à Nice ! Donc tout le monde repart. Le couvre-feu n’arrange pas le plan de travail, le musicien Joseph Kosma et le décorateur Alexandre Trauner travaillent sous un faux nom, et en clandestinité, et à l’inverse, l’acteur Robert Le Vigan, collabo notoire, est contraint de fuir, abandonnant son rôle (Jericho, l’indic…), repris par Pierre Renoir. Le tournage s’achève en juin 1944. Le film sort à la Libération, en une seule projection avec entracte mais un prix équivalent à 2 tickets ! C’est un triomphe.
LE BOULEVARD DU CRIME
C’est le nom du boulevard du Temple, à Paris, haut lieu des foires, cabarets et des théâtres. C’est dans cet univers foisonnant que nous plonge Prévert, et il faut entendre par « paradis » les places bon marché, tout en haut des théâtres, réservées au public prolétaire. L’idée de génie étant de se servir de personnages réels : Deburau, Lemaître et Lacenaire. Résumer LES ENFANTS DU PARADIS semble presque impossible. Non pas que le film soit compliqué. Mais si on commence à dérouler un fil, c’est toute la pelote qui y passe !
Essayons tout de même…
Au centre de cette histoire, il
y a une femme, Garance (Arletty) qui s’exhibe nue, plongée dans l’eau d’un
puits, à la foire. Accusée à tort de vol, elle est sauvée par le témoignage de
Baptiste Deburau (Jean Louis Barrault), qui est mime au théâtre des Funambules. Baptiste
est aimé par Nathalie (Maria Casarès) la fille du directeur du Théâtre. Mais
Baptiste désire Garance, avec qui il a une liaison. Garance fréquente aussi Frédéric
Lemaître (Pierre Brasseur), acteur et coureur de jupon, ami de Baptiste. Un
troisième homme circule dans l’entourage de Garance : Lacenaire (Marcel
Herrand), écrivain public, poète et assassin. Plus tard, le Comte de Montrey
(Louis Salou) offrira sa protection et sa fortune à Garance, qui le suivra
autour du monde, avant de revenir à Paris, se confronter à ses anciens amants…
LES ENFANTS DU PARADIS est donc
d’abord un hommage au monde du théâtre, des saltimbanques. Les scènes aux
Funambules abondent de numéros, de clowns, d’acrobates, femmes à barbe, jongleurs, une effervescence
constante, ça hurle, ça gueule, surtout le directeur en transe ! A l'extérieur, les scènes de liesse sont extrêmement
impressionnantes, les décors de Trauner, avec cette fausse perspective donnant
l’illusion de profondeur, et les milliers de figurants. Prévert confronte le
monde du mime, le théâtre populaire, avec celui de la comédie, et plus tard de
la tragédie, quand Frédéric Lemaître, devenu célèbre, jouera OTHELLO. C’est
aussi le monde de la nuit, des voyous, des auberges louches (le "Rouge Gorge"), des escrocs. On
appréciera notamment le personnage de Fils de Soie, un aveugle qui fait la
manche le jour, et expertise des bijoux volés la nuit ! Ou le repoussant
Jericho, marchand d’habit, recéleur, indic... Et puis c’est un film sur
l’amour, la passion, le désir, et sur les femmes, avec l’opposition de Garance, femme
libre, qui multiplie les amants, une lumière autour de laquelle papillonnent
les hommes, face à Nathalie, introvertie, qui clame son amour à Baptiste en
supportant ses sauts d’humeur, ses escapades, ses tromperies.
Les moments d’anthologie se
bousculent dans cette première partie, la rencontre Frédéric/Garance sur le
boulevard avec le dialogue : « vous avez souri, ne dites pas non,
vous avez souri… » et se termine par « Paris est tout petit pour ceux
qui s’aiment d’un aussi grand amour »… La manière dont Baptiste
disculpe Garance, en mimant le vol sur les planches, devant la police. Baptiste, en scène, qui surprend en coulisse Frédéric et Garance flirter, et
que sa partenaire Nathalie s’en apercevant, lâche un « Baptiste ! »
désœuvré (alors qu’il est formellement interdit de parler en scène pendant une
pantomime, 3 francs d’amende !). La première nuit entre Garance et
Frédéric, voisins de chambre, la caméra restant sur elle, à sa fenêtre, encadrée par son linge qui sèche, alors
que Frédéric la rejoint. Garance qui se drape d’une couverture
de lit apparaissant en princesse des Indes…
Je n’en finirais pas de faire le tour de toutes les trouvailles… A la
fluidité de la mise en scène de Carné, sa caméra toujours en mouvement, ses
cadres richement garnis, sa vivacité, s’ajoute la plume de Prévert, qui livre
des répliques d’une beauté à pleurer, des dialogues finement ciselés, spirituels,
poétiques, drôles ou d’une grande dureté.
L’HOMME EN BLANC
C’est par des séquences
comiques que s’ouvre la seconde partie, avec un Frédéric Lemaître déchainé, qui
trouvant les auteurs de sa pièce médiocres, improvise sans cesse pour y
remédier. Il y a une mise en abime assez réjouissante, le soir de la première,
l’acteur descendant dans le public, apostrophant les auteurs, outrés, voyant
leur drame se transformer en vaudeville ! Mais rapidement, le ton de cette
seconde époque devient plus sombre. Les années ont passé, Garance apparait incognito,
sous une voilette, au théâtre des Funambules, pour admirer celui qu’elle a
toujours aimé : Baptiste Deburau. Le film se concentre désormais sur la
relation étroites entre les personnages, les réactions en chaîne que provoque
le retour de Garance : désir, jalousie, désespoir, violence (allant jusqu’au
meurtre de Montray par Lacenaire). Jacques Prévert tisse un scénario d'une construction exemplaire, quasi géométrique, avec un triangle amoureux à 5 côtés ! On retiendra de cette partie notamment la
première d’OTHELLO, au théâtre, et le dialogue entre Lemaître et les aristos
sur la supposée vulgarité de Shakespeare, et le coup fourré monté par Lacenaire
pour humilier Montray (avec un rideau… comme au théâtre !). Tous les
protagonistes sont présents, ultime confrontation. Et alors que dehors, la foule des boulevards s’ébat, jour de carnaval, à l’intérieur les protagonistes s’enfoncent dans
des situations inextricables. Tout éclate, Baptiste abandonne quasiment
femme et enfant, Garance qui fuit en carrosse, Lacenaire se livre à la police
LES ACTEURS
Le film est une déclaration d’amour à Arletty, un rôle sur mesure. Pourtant, son ton gouailleur m’agace un peu parfois, au début, avec ce sourire figé à la figure. Mais dans les scènes plus intimistes, dramatiques, elle change de registre et devient prodigieuse lorsqu’elle ne force plus sa voix. J’ai du mal aussi avec Maria Casarès, actrice alors débutante, qui geint, soupire, souffre. Un rôle pas facile, ingrat, face à celui de Garance. En ces temps de morale Vichyste, il est clair que le couple Carné-Prévert préfère la liberté et le souffle d’une Garance, aux principes conservateurs d’une Nathalie. Arletty a elle aussi eu des p'tits soucis à la Libération. Elle s'en défendit en disant : "mon coeur est français, mon cul est international !". Prévert avait-il anticipé en lui faisant dire au début du film : "oh, moi, j'aime tout le monde..." ?...
Par contre, aucune réserve à propos des rôles masculins, là, c’est du caviar. Jean Louis Barrault force le respect pour ses prestations de mime, mais il est aussi empreint d’une gravité, d’une mélancolie, d’autant qu’il joue souvent le visage maquillé de blanc dans son costume de scène, ce qui accentue la dureté de ses intentions. Marcel Herrand en Lacenaire est prodigieux, fielleux, menaçant, inquiétant, avec ses bouclettes collées aux tempes, anarchiste kamikaze, pétri de haine et de contradictions. Et Pierre Brasseur en Frédéric Lemaître écrase tout le monde, pestant, vitupérant de sa voix grave et profonde, à lui le potentiel comique du film, les tirades merveilleuses, l’œil qui frise et la main baladeuse. On croise aussi Gaston Modot, Jeanne Merken (en madame Hermine très portée sur la chose…), Robert Dhéry, Paul Frankeur, Pierre Renoir, et même parait-il (mais je ne l’ai pas reconnue) la jeune Simone Signoret.
LA RESTAURATION
LES ENFANTS DU PARADIS vient d’être entièrement restauré par la Fondation Seydoux-Pathé. J’ai eu le bonheur de revoir ce film au cinéma, dans cette nouvelle version. Si l’image est bien meilleure (mais rien d’exceptionnel non plus…), il reste des problèmes sur le son, parfois décalé, ou un écho dans les voix off. Si vous avez l’occasion de découvrir, ou de revoir ce film en salle, précipitez-vous ! En espérant qu'il soit convenablement distribué en province. C’est vraiment un spectacle sensationnel, une ronde de sentiments, une finesse de portraits, un feu d’artifice de répliques, une jubilation de tous les instants devant ces interprétations gourmandes d’acteurs au sommet. Prévert et Carné nous embarquent dans une aventure humaine admirablement construite et narrée. Un peu notre AUTANT EN EMPORTE LE VENT à nous, les frenchy ! Et qui lui, n'a pas pris une ride...
LES ENFANTS DU PARADIS (1945)
noir et blanc - 3h10 - format 1:37
Un de mes films fétiches que j'ai en VHS "René Château" que je conserve comme un joyau ;)
RépondreSupprimerDepuis des années je recherche les mêmes boucles d'oreilles que Garance, en vain ;)
J'aime bien moi ce grand écart entre le rôle d'Arletty et Maria Casarès. Et les autres acteurs comme tu dis c'est du velours. On est au paradis et on tutoie les anges ;)
le classique du cinoche français !Je l'ai revu il y a peut de temps et toujours avec le même plaisir. très, très belle chronique,pas chiante et fluide à lire malgré la complexité de l'enchevêtrement des scènes et la durée du film ( 3 heures)
RépondreSupprimer. Simone Signoret ne faisait encore que de la figuration à l'époque, comme dans "les visiteurs du soir" en 1942,mais n'était pas créditée. Lacenaire par Marcel Herrand est quand même dix fois mieux que celui de Daniel Auteuil dans le film de Girod en 1990.Tu a mis une ligne sur Robert le Vigan, qui ne ce souvient pas de son rôle Tonkin dans "Goupi main rouge".Acteur fou(l'absinthe ça attaque!), antisémite notoire et mort dans la misère, dommage qu'il n'ai fait qu'un scène et que son rôle ait été repris.
Et pour la comparaison avec "Autant en emporte le vent" Français, je suis d'accord avec toi.....et pour les rides aussi ! ;-)
La claque quand j'ai vu ce film la première fois... La baffe quand je le revois encore...
RépondreSupprimerJe l'ai vu une soixantaine de fois... et j'y découvre encore de la nouveauté..! A voir et à revoir pour chaque détail d'avant et d'arrière scène, la perfection du jeu des acteurs, du plus grand au plus petit (avec un petit bémol pour le jeu un peu vieilli de Maria Casares), le rythme du scénario, la musique de Kosma, et bien sûr les dialogues exceptionnels de Prévert.
RépondreSupprimerUn bijou, le plus grand film que le cinéma français ait produit.