dimanche 16 décembre 2012

DANIEL HUMAIR "SWEET & SOUR" (2012) par FreddieJazz


Daniel Humair, c’est d’abord une gueule de vieux briscard, de ceux avec qui l’on aimerait deviser et choquer un verre ou deux ! Si à 74 ans il fait figure de légende vivante, c'est pas un hasard. Ayant joué avec les plus grands (Bud Powell, Dexter Gordon, Chet Baker, René Urtreger, Joachim Kuhn…), ses disques sont la preuve irréfutable qu’il se remet perpétuellement en question. Enseignant, défricheur de talents, artiste-peintre, fin gourmet, Daniel Humair va toujours de l'avant. Sur son rétroviseur, il y jette un oeil de temps à autre, mais pas tant que ça finalement ! Ce qui compte pour notre vieux grenadier, c'est avant tout l'avenir ! Dans sa musique, point de nostalgie. Témoignant d'une belle vitalité, le maître-es-batterie publie cette année deux disques dignes d’intérêt : Project (paru chez Cristal Records) et surtout ce SWEET & SOUR (sur le label Laborie).

Un disque axé sur la création spontanée et l'improvisation collective. Ce nouveau collectif constitué en 2011 témoigne également de l’intérêt du batteur à s'entourer de jeunes musiciens « parfaitement imprégnés du vocabulaire et de l'articulation jazz mais qui sont toujours disponibles et préparés à sortir du rail à destination unique », comme il le rappelle dans les notes de pochette qu’il a signées... Dans SWEET & SOUR, l'on trouvera donc à ses côtés trois jeunes gens bourrés de talent et nous offrant une musique à la fois pimentée et diablement structurée, tout en étant non conforme à l'esthétique traditionnelle.

Emile Parisien aux saxophones ténor et soprano est ici remarquable d'inventivité, ses interventions s’avérant d'une richesse féconde et d’une maîtrise instrumentale stupéfiante. Jérôme Regard à la contrebasse est d’un soutien indéfectible. Quand on sait l'exigence de Humair pour choisir ses contrebassistes de Ray Brown à Bruno Chevillon en passant par Oscar Pettiford, Jean-François Jenny-Clark, l’on se dit que Jérôme Regard ne peut être que le bon choix. Rigueur implacable, sonorités rondes et boisées, souplesse hallucinante, sens de l'écoute et de la relance : l’osmose avec ce diable de batteur ne fait aucun doute. Enfin, et là, je dois dire que c'est une idée géniallissime : on trouve Vincent Peirani à l'accordéon. Pour moi, ce musicien est la révélation de ce disque. Un jeune talent que Humair avait repéré au conservatoire national de Paris. L’association accordéon/sax ténor, soprano est à ce point époustouflant. Pas d'accordéon musette, et encore moins un instrument envahissant par ici, mais une singularité remarquable, de par un travail étourdissant sur les sonorités. Car Vincent Peirani, comme vous l'entendrez, n'a peur de rien et grâce à ses interventions, la musique devient ici un vrai conte de fée (entre ligne mélodiques et nappes harmoniques judicieuses)...

Ce choix de s'entourer de jeunes prodiges est donc délibéré. Lors d'une interview accordée à Citizen Jazz, Humair déclarait ceci : « Je ne veux absolument pas jouer avec des gens de ma génération la musique que je faisais dans les années 60. Pour deux raisons : d’abord ça m’emmerde et ensuite, je ne veux pas faire un produit. Je sais que c’est la tendance, mais j’ai toujours été un peu à rebrousse-poil : si j’ai fait du jazz, c’est pour être à rebrousse-poil. Il ne faut pas abonder dans le sens de la demande. Il y a assez de gens qui font un service. Moi, je n’ai jamais fait le service ». Avec cet opus, enregistré en février 2012, Humair me semble avoir enregistré son oeuvre la plus importante ou disons la plus aboutie depuis LIBERTÉ SURVEILLÉE. D’abord parce que ce quartette tout acoustique présente une configuration carrément atypique, et puis le répertoire est d’une richesse inouïe, d’une qualité d’écriture qui dépasse l’entendement. Parmi les dix morceaux, difficile d'en extraire un, tant la palette est variée et homogène. En tout cas, voici dix pièces savoureuses et inoubliables. La première « A Unicorn in Captivity » est signée Jane Ira Bloom, deux sont de Peirani, deux autres de Parisien et la dernière est de Thomas Newman (« Road To Perdition »). Enfin, les quatre autres thèmes sont des impros collectives. En tout et pour tout 54 minutes de musique impérissable.

Le résultat est ainsi brillant, d'une richesse et d'une intensité peu commune, contrasté, et bourré d'humour, de tendresse, et d'une énergie inouïe! Ainsi l’humour de « Care 4 » au cours de laquelle Emile Parisien sort des notes telles des tâches de peintures sur une toile, avant de nous surprendre par des lignes mélodiques de toute beauté, ou encore « 7A3 » et « Shubertauster » dont l'évocation de l'univers de Montmartre est pour moi un pur enchantement. L’interprétation y est non seulement jubilatoire et énergique mais aussi d'une évidence musicale hallucinatoire, avec des chausse-trappes et des prises de risque n'en plus finir (nos comparses ne cessant de multiplier les variations rythmiques, passant de la valse par exemple à des rythmes endiablés en 7/4 puis 11/4). Personnellement, je reste encore abasourdi, scotché, par tant d'intensité et de spontanéité. Du premier thème à la dernière pièce, l'auditeur sera comme happé par tant de variations et de tempo irrégulier fluctuant, au point que toute autre activité lui sera même quasiment impossible... Qui a dit que le jazz n'était pas subversif ? Un tel haut niveau d'exigence, une telle perfection instrumentale, tout en prenant l'auditeur à rebrousse-poil mais sans jamais l'agresser, n'est-ce pas rare de nos jours? L'énergie et la création dans ce disque sont telles que l'on se dit que le jazz a encore de beaux jours devant lui. Mieux, à ce niveau-là, il est encore en devenir ! Pour nous autres auditeurs, c'est donc une sensation de bien-être et de jubilation. Une seule envie à chaque fois : d'y revenir en espérant les retrouver sur scène!

A Unicorn In - 5:53 
Ground Zero - 5:27 
Care 4 - 6:22
7A3 - 5:18    
T2T3 - 3:15  
Oppression - 3:33   
Shubertauster - 6:17
Debsh - 7:08 
Ground One - 4:57  
Road To Perdition - 6:37

Et on s'écoute Daniel Humair, avec son trio Peirani, Parisen et Regard..."Shubertauster"
 

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