dimanche 1 juillet 2012

Anton BRUCKNER : Symphonie N°5 – Günter Wand… par Claude Toon


Je dédie cette chronique à Pat Slade, il saura pourquoi…
Anton Bruckner reste le plus inclassable, voire le plus étrange de tous les grands compositeurs du XIXème siècle. L'homme existe à peine. Je veux dire par là qu'écrire sa biographie a peu d'intérêt tant le compositeur semblait être né pour composer, enseigner la musique et… rien d'autre. Dans son livre, Paul-Gilbert Langevin choisit de ne pas consacrer une première partie à raconter la vie de Bruckner. Il cite quelques anecdotes au fur et à mesure de l'étude des grandes symphonies, étude qui permet de dresser à elle seule le portrait de cet homme.
Nota : l'ouvrage de Langevin écrit en 1977, et remis à jour depuis, demeure la référence bibliographique pour les passionnés. (Édition l'âge d'homme.)
Bienvenue à Anton Bruckner et Günter Wand dans le Deblocnot'.

Bruckner ou le génie novateur comme malédiction

Bruckner ne s'est jamais marié, ne fréquentait aucune réception mondaine sauf quand ses charges professionnelles l'exigeaient. On pourrait parler d'un moine laïc dévoué à l'écriture de symphonies pour un au-delà divin, pour un monde où le temps n'a plus de signification tangible. L'expression "un moine" tenterait à faire croire que Bruckner était "un ménestrel du bon Dieu" comme se plaisent à dire ceux qui n'aiment pas sa musique. Non ! Bien que grand mystique, Bruckner transcende l'inspiration religieuse banale et dogmatique pour aboutir à un langage spirituel plus universel. La musique de Bruckner tend à l'abstraction et en aucun cas ne s'oriente vers le rôle sulpicien d'offices chrétiens symphoniques. Je passe la parole à Sergiu Celibidache. Ce chef Roumain atypique servit à sa manière (utilisant des tempos étirés jusqu'à la limite de l'exécutable) la musique de Bruckner pour nourrir ses propres recherches sur le courant philosophique de la phénoménologie de Husserl et sur le zen :
"Pour l'homme normal, le temps c'est ce qui vient après le début ; le temps de Bruckner, c'est ce qui vient après la fin (...) Je suis heureux de pouvoir encore aujourd'hui lire les lignes qu'il nous a laissées."
Nous sommes loin de la foi du charbonnier ou des requiem et messes empesés de Cherubini
Bruckner est né en 1824 près de Linz et meurt à Vienne en 1896. A dix ans le jeune garçon remplace déjà son père à la tribune de l'orgue. Son père disparait en 1837 et le jeune garçon va se perfectionner à l'abbaye de Saint Florian où il se fait remarquer par ses dons, sa piété et surtout son humilité. Sa timidité lui jouera bien des mauvais tours. En tant que personne, il sera la risée des bien-pensants de l'Autriche impériale. Son œuvre majeur est constitué de 11 symphonies (de 00 à 9). Elles se verront bricolées, simplifiées (amputées), réécrites par une armée d'élèves et d'adaptateurs pas forcément animés de mauvaises intentions. Des amis désireux de rendre exécutable et écoutable pour le commun des musiciens et des auditeurs cette musique très en avance sur son temps. C'est ainsi qu'il existe des myriades de versions rafistolées avec maladresse (et même avec trahison dans l'esprit et la forme) dans lesquelles, depuis plus d'un siècle, les musicologues essayent de trier le bon grain de l'ivraie.
Les versions initiales des symphonies présentent une complexité instrumentale, contrapuntique et rythmique moderne (rythme "2 + 3", usage de triolets et quintolets). Ces innovations ont déconcerté les musiciens de l’époque. Même des amis comme le chef Hermann Levi baissa les bras devant la partition de la 8ème symphonie en 1887. Le pieu Bruckner songea alors au suicide et "mutila" sa partition pendant 5 ans. Un saccage, mais elle fit un triomphe sous la baguette de Hans Richter en 1892. Bruckner, à l'inverse d'un Berlioz, était facilement influençable.
Brahms lancera une Kabale ignoble contre cet admirateur du chromatisme de Wagner, qui poussera ses recherches aux limites de la tonalité, procédé qui annonce Mahler (son élève), le XXème siècle et l'école de Vienne. Le compositeur n'entendra même pas toutes ses œuvres jouées de son vivant. Depuis la seconde guerre, le symphoniste connaît une belle revanche posthume mais ne fait pas encore les choux gras des salles de concert hors des pays anglo-saxons.
Je resterai toujours stupéfait de l'engouement qu'avaient Hitler et ses sbires pour cet homme bon et sa musique empreinte de spiritualité. Je pense que la puissance titanesque de son orchestration, la rythmique sauvage et l'analogie avec le style wagnérien dans les premiers opus fascinaient ces butors guerriers. Rien de plus.
Brillant organiste et improvisateur, Bruckner n'a pourtant jamais écrit pour cet instrument. Il a composé 3 messes, des motets, un Te Deum et également un quintette.

Jamais le compositeur n'entendra son joyau…

1875. Bruckner souffre beaucoup de l'incompréhension mais décide de composer sa 5ème symphonie, son joyau personnel. La 4ème symphonie "Romantique", plus facile d'accès et plus courte n'a pas encore trouvé un orchestre pour sa création. Il faudra attendre 1881, pour entendre une version au rabais, à l'orchestration décolorée, une édition de plus sur les 7 connues !
Près de 3 ans de travail attendent le compositeur, et après moult réécritures, la partition est considérée comme définitive en 1878. C'est l'aboutissement suprême du travail sur le contrepoint, un équilibre parfait. Et curieusement, la complexité ne nuit aucunement à l'écoute tant, chaque phrase, chaque sujet et variation prennent leur place logique dans l'architecture. Problème : personne ne voudra la jouer. À l'époque, les valses de Vienne des Strauss d'une durée de quelques minutes font fureur. On joue les classiques éprouvés comme Beethoven. Aucun chef ou orchestre ne veut se mesurer avec un monument de 75 minutes dans lequel aucune facilité n'a été prévue, en particulier des temps de pause pour soulager les musiciens. Jamais Bruckner n'entendra ce qu'il considère comme le chef d'œuvre d'un compagnon du moyen-Âge. Il n'acceptera pas de la retoucher.
En 1894, un élève âgé de trente ans, Franz Shalk, taille dans la masse pour offrir à son professeur une première à laquelle le vieux maître, déjà affaibli, ne pourra pas se rendre. Le travail de Shalk, principalement sur le final, est une horreur. Ce final en forme de sonate à double fugue comporte 39 parties entrelacées (je viens de les compter dans le bouquin de Langevin). Toucher à une mesure d'une telle pièce correspond à jeter en l'air un puzzle terminé, et jouer une partie de ce qui est retombé, bref dans le contexte : une bouillie "fanfaronnante". Il suffit aux amateurs d'aller écouter sur Deezer cette édition dite de Doblinger par Hans Knappertsbusch à Vienne en 1956 pour comprendre ce que je veux dire.

Günter Wand, le serviteur avisé de Bruckner…


De nos jours, il y a de très beaux enregistrements de cette symphonie. Mais dans mon choix, je me suis imposé plusieurs règles : le recourt à l'édition originale de 1875-78 qui permet de tout entendre avec plus de facilité car la construction rigoureuse voulue par le compositeur est intacte, un chef qui s'efface derrière la partition pour encore en éclaircir le trait, une prise de son et un orchestre superlatif dans ce répertoire. J'en ai rêvé, Günter Wand l'a fait en 1997 à la Philharmonie de Berlin. Je citerai d'autres belles versions en fin de chronique. Mais celle-ci est l'espoir unique de faire aimer cette symphonie aux plus récalcitrants… :o)
- Claude, tu joues ta tête au Deblocnot' !
- Je sais Rockin', je sais……
Günter Wand s'est battu contre vents et marées pour devenir chef d'orchestre. Son père le destinait à lui succéder à la tête de l'entreprise familiale. Il part sans un sou étudier à Munich. Malgré la dépression, il lutte, assure des petits boulots au théâtre de Wuppertal et réalisera son rêve  en devenant directeur de l'orchestre de Cologne de 1945 à 1975 ! Les difficultés avaient endurci le chef réputé pour son intransigeance musicale. De 1982 à 1990, il sera directeur de l'orchestre de la NDR de Hambourg. Il a enregistré 3 intégrales du cycle brucknérien dont une à Cologne et une autre à Hambourg. Octogénaire il commencera une ultime intégrale, avec la Philharmonie de Berlin à raison d'un concert donné 3 jours chaque année. Les meilleures prises des live donneront ainsi les enregistrements des symphonies 4, 5, 7, 8 et 9  avant que la mort interrompe ce chant du cygne en 2002.
La symphonie est classique dans sa forme en quatre mouvements, classique aussi pour son orchestration  (2/2/2/2 - 4/3/3/(1) - Timbales et cordes).
Détailler chaque mouvement occuperait 4 chroniques et n'aurait aucun intérêt dans cette rencontre avec le compositeur autrichien. En écoutant si nécessaire la vidéo placée en fin d'article, partons à la découverte du style de Bruckner, de ce qui caractérise son écriture à la fois secrète et monumentale.
1 – Allegro (Introduction adagio - Allegro) : le mouvement débute sur un motif symétrique de 4 notes descendantes puis 4 montantes en pizzicato pianissimo, une introduction très humble et inhabituelle par sa douceur chez Bruckner. On pourrait parler de succession "d'octolets" si cela existait, ou encore citer l'expression de Langevin : l'échelle céleste. Un thème mystérieux et ondulant des cordes se superpose à cette marche pizzicato pour nous inviter à pénétrer un monde hors du temps terrestre. [0'54] l'orchestre complet énonce brutalement l'ébauche d'un choral qui s'interrompt dans le silence. Un silence infinitésimal qui laisse les cuivres seuls compléter avec grandeur ce choral qui est répété deux fois. [1'40] un thème altier (une nouvelle idée) s'élance pour voir resurgir le choral qui est suivi d'une jolie mélodie méditative qui à nouveau, etc. etc.
Tout l'art de Bruckner est déjà là : le mystère, les ruptures brutales de ton, l'entrelacs d'innombrables idées qui structurent un flot musical d'une immense richesse mais jamais répétitif, une maîtrise géniale du contrepoint qui malgré la complexité apporte à tout moment des éclairages différents et des surprises. Tous ces thèmes et mélodies sont des leitmotivs qui ressurgissent ici et là et nous emportent dans une architecture cohérente dans des mouvements monolithiques qui peuvent approcher les 30 minutes. Bruckner sait nous prendre par la main sans jamais nous perdre. Encore faut-il que le chef canalise ce flux avec rigueur, et à ce jeu difficile Günter Wand s'y entend après tant d'années partagées avec le monde intemporel du compositeur.

Le maestro allemand épouse la partition. Beaucoup de chefs plus hédonistes ajoutent à ce qui est écrit des effets romantiques ou métaphysiques avec plus ou moins de bonheur. La polyphonie et les réminiscences des différents motifs et variations s'en trouvent altérées. Car si la sensibilité d'un artiste correspond à ce qu'il veut ou voudrait exprimer, la sensibilité de l'auditeur peut être tout autre, et donc gênée par un discours qui va lui paraître abscons. Wand le sait et adopte des tempos d'une grande régularité, une précision et une clarté absolues. Il est difficile de trouver une interprétation d'une plus grande limpidité et qui suggère l'évidence du propos. Plus cosmique ? Sans doute, chez Jochum ou Celibidache par exemple. J'avoue que le final de cette symphonie m'a posé problème pendant 20 ans, jusqu'à l'audition, un matin sur l'autoradio, de ce final par Wand à Hambourg. Ce fut la révélation, la logique enfin accessible. D'ailleurs, en tant que collectionneur d'une bonne demi-douzaine de versions de chaque symphonie, pour cette 5ème, c'est simple, seulement 3 : Wand à Hambourg et à Berlin et Celibidache à Munich, point !
Attention, Günther Wand n'est pas un métronome savant ou un simple metteur en scène orchestral. Il sait distiller une grande émotion, une sérénité dans les passages les plus intimes. En jouant sur la subtile sonorité proposée par des musiciens de talents, il sait nous émouvoir au plus profond, exemple à [9'51] : le dialogue sidéral des bois, flutes et cors rejoint par une tendre mélopée des cordes… Magique !
2 – Adagio (Très lentement) : Bruckner reprend l'idée d'une ouverture pizzicato en ajoutant un chant poétique du hautbois. Il émane de cette mélodie nostalgique une solitude méditative. (C'est ce second recours au pizzicati qui donna à l'œuvre le surnom moqueur de "symphonie des pizzicati".) [2'11] Un somptueux thème noble et élégiaque s'élance, sans doute l'un des plus émouvant de Bruckner. L'esprit ascensionnel de ce thème sera repris et développé un peu tard bien évidement. Il existe une œuvre pour piano de Liszt intitulée "Bénédiction de Dieu dans la solitude". On pourrait établir une similitude d'inspiration à travers ce titre et cet adagio. Cela dit, le manque total d'emphase dans l'écriture et de pathos dans la direction du chef humanise la musique de Bruckner. On pourra même discerner une joie simple et tendre dans le développement vers [9'10]. Et puis contrairement aux symphonies à venir, il n'y a aucune intervention abrupte de tutti puissants et dramatiques dans cet adagio, ces éclats qui font penser à des clusters et qui dramatisent le climat. L'adagio se termine sereinement.
3 – Scherzo Molto vivace (vite) : Le scherzo est souvent le point faible des symphonies de Bruckner du fait de leur formalisme da capo avec un trio central. Curieusement celui-ci échappe à la banalité par l'opposition de ses thèmes joyeux et pastoraux. On pourra tout imaginer : l'évocation d'un monde terrestre avec son agitation parfois grotesque, une poursuite dans les bois lors d'une partie de chasse. Comme ses contemporains, Bruckner ne dédaignait pas insérer des éléments folkloriques et populaires dans sa musique. Le joli et élégant trio n'est pas sans suggérer une fête villageoise… L'énergie transparente de Wand rend justice à cet espiègle intermède indispensable pour reposer et préparer l'auditeur au gigantesque final.
4 – Finale – Adagio - Allegro moderato : Se vider l'esprit, telle est la clé pour affronter les 25' de ce final. Par ailleurs, il est important de se rappeler que Bruckner était un organiste de talent. Nous allons retrouver cette capacité à faire sonner son orchestre comme un grand orgue, en distribuant les jeux et les registres dans une structure contrapunctique qui défie l'imagination. Pour nous préparer à l'écoute, Bruckner (à l'instar de Beethoven dans le final de la 9ème) cite un à un des thèmes des mouvements précédents. [1'30] le final commence et ne nous lâchera plus. On songe au début d'une fugue. Bruckner va varier à l'infini les thèmes, les métamorphoser au gré d'un jeu allègre. C'est là que l'art de Wand se révèle : jamais de cuivres tonitruants, de la délicatesse dans une musique qui traîne encore la réputation du "colossal germanique", quelle connerie ! [7'25] Première allusion à ce que sera le choral final, lui d'une puissance titanesque. Le legato et la précision des enchaînements rend tout à fait lisible et passionnant ce qui ne l'est pas souvent. Bon, je ne vous cacherai pas qu'une bonne mémoire auditive est de mise pour savourer toute la complexité du morceau. J'ai déjà beaucoup écrit, je conclus. [21'50] La coda culmine dans un choral où, le moindre excès conduit inévitablement à la tonitruance du plus mauvais goût "barbaresque et teutonique". Merci à Günter Wand de nous épargner cela et de nous offrir une simple joie triomphale.

Je ne le répète plus. Servir Bruckner, c'est utiliser les cartes de la précision, de la rigueur des tempos, de l'équilibre entre les pupitres. Bref c'est le style Günter Wand.

Discographie alternative


La revue Classica a consacré dans un numéro récent une écoute "en aveugle" de 6 enregistrements de cette symphonie. Curieusement Claudio Abbado était présent sur le podium avec comme argument "peu de mysticisme'. C'est un peu surprenant, car un Bruckner non mystique est un concept qui m'échappe un tantinet !! Cela dit surement une grande version hélas indisponible. A l'opposé, Bernard Haitink, qui signa une des premières intégrales dans les années 60. À Vienne en 1998 il joue la carte du "mysticisme et de la douleur résignée", là encore un CD indisponible sur la marché neuf. La version de Günther Wand à Berlin a été notée "admirable et un peu austère". Je suis assez d'accord, mais chez Bruckner l'austérité rime avec humilité et sert plutôt bien cette musique solidement charpentée. Bien entendu Eugen Jochum, lui aussi pionnier des intégrales, était présent avec l'enregistrement au Concertgbouw d'Amsterdam. Son intégrale des années 60, utilisant des éditions hélas discutables, est toujours éditée chez Dgg.
Moins passionnantes pour diverses raisons : Herbert von Karajan dans les années 70 (une intégrale assez inaboutie chez ce chef qui a fait beaucoup mieux à d'autres moments de sa carrière) et Nikolaus Harnoncourt. Je partage aussi ce point de vue.
J'ajoute à ce choix la version de Sergiu Celibidache. Avec ses 1H30, le chef iconoclaste nous entraîne dans un univers métaphysique voire extatique qui séduira les amateurs de sciences occultes. Disponible dans un coffret à prix modique et en album à prix très fort.

Vidéos



Günter Wand. À 86 ans, le vieux chef déjà handicapé suite à une attaque dirige l'Orchestre de la Philharmonie de Berlin en Live.



1 commentaire:

  1. Passionnant commentaire. En effet, les qualités analytiques de Wand font du bien à Bruckner, et nous extirpe de la torpeur des encensoirs.

    Quant à la version Jochum, si vous évoquez celle du 30-31 mai 1964, précisons qu'elle n'est pas jouée "au" Concertgebouw, mais par le Concertgebouworkest, capté en concert à l'abbaye d'Ottobeuren.

    Cordialement,
    Penthésilée

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