vendredi 15 avril 2011

LES TUEURS DE LA LUNE DE MIEL (1969) de Léonard Kastle, par Luc B.


Il y a quelques raretés dans le merveilleux monde du cinéma. Ce film en est une. Et, comme LA NUIT DU CHASSEUR (Charles Laughton, 1955) ou DANS LA NUIT (Charles Vanel, 1929) ou encore LA VENGEANCE AU DEUX VISAGES (Marlon Brando, 1961) ce film est l’unique réalisation de son auteur. Une fulgurance sans lendemain. Si ce film s'apparente tout simplement à un drame criminel, les caractères qui entourent sa réalisation , et son rendu, justifient qu'on le classe parmi les... inclassables ! 


Au départ de ce film, un fait divers sordide : Raymond Fernandez et Martha Beck, qui ont assassiné une vingtaine de femmes à la fin des années quarante, aux Etats Unis. Ils finiront sur la chaise électrique en 1951. Le sujet intéresse un producteur de télé, Warren Steibel, qui contacte un ami, compositeur et auteur de livret d’opéras : Léonard Kastle. Celui-ci accepte le projet, se documente, écrit un scénario, la mise en scène étant confiée à un certain Martin Scorsese. Mais ce dernier est rapidement remercié par Steibel, car Scorsese propose un découpage en plans séquences, longs et coûteux à mettre en place. Steibel propose à Kastle de reprendre la casquette de réalisateur. Kastle, qui à priori n’y connaît pas grand-chose, accepte le défi, avale des dizaines de films (notamment des Truffaut, des Rosselini) apprend sur le tas, et accouche d’une œuvre unique et dérangeante. Le scénario prenant quelques libertés avec la réalité.

Les tourtereaux, Raymond et Martha
Martha Beck est infirmière, célibataire, et vit avec sa mère. Disgracieuse, vulgaire, lunatique, elle consent à s’inscrire dans une agence de rencontre. C’est ainsi que Raymond Fernandez, bellâtre d’origine espagnol, entrera dans sa vie. Ray est un escroc, qui propose le mariage à des vieilles filles pour repartir avec leurs économies trois jours plus tard. Une technique rodée. Mais Martha ne se laisse pas duper, s’accroche à ses basques, prend le dessus, et ensemble ils partent vers New York, vivre de leurs méfaits. Martha se fera passer pour sa sœur, aimante et maternelle, sorte de chaperon pour amadouer leurs proies. Mais lorsque celles-ci se rebellent, le couple d’escrocs passe à des méthodes plus radicales…

LES TUEURS DE LA LUNE DE MIEL est un film abominable. A l’image de son héroïne, jouée par Shirley Stoler, dont c’est le premier rôle au cinéma. Martha est un concentré de colère et de violence latente, qui semble ne pouvoir échapper à ses frustrations sexuelles. Elle a un problème avec son physique ("qu'est ce que vous avez tous avec ma ligne ?!")  avec sa mère, avec les hommes… Une scène est révélatrice de ses coups de sang :  à l’hôpital ou elle travaille, son chef de service tombe sur une de ses lettres intimes., envoyée à Ray. Lui reprochant ce manque de discrétion, Martha lui répond : « Il n’y a que Hitler pour s’occuper de gens comme vous, dommage qu’il soit mort ». Ca jette un froid. Lorsque le couple rencontre une femme, Martha est d’une rare grossièreté, elle est agressive, alors que Ray, lui, charme, concède, caresse dans le sens du poil. Je pense que Ray est effectivement un type franchement sympathique et dévoué à ses escroqueries. C’est Martha qui le fera dévier de sa route. En fait Martha est d’une jalousie maladive. Elle ne supporte pas de voir Ray se bécoter avec d’autres femmes. Elle le veut pour elle seule, même si les œillades de Ray font parties de leur scénario. Les victimes doivent être amoureuses de Ray, pour que le plan fonctionne. A chaque fois que Ray propose une nouvelle victime, Martha lui demande : « as-tu déjà couché avec elle ? ». Et Ray de répondre « non ». Est-ce vrai, ou pas, l’important est de rassurer Martha, qui si elle s’emporte, risque de faire capoter l’affaire. Ray pourrait poursuivre seul, seulement voilà : il est amoureux lui aussi de Martha, c’est du moins ce qu’il prétend, car la pauvre femme ne possède pas franchement d’atout.


A travers les femmes rencontrées par le couple pervers, Léonard Kastle dresse le portrait d’une Amérique puritaine, conservatrice, et pétrie de frustrations. Les victimes sont d’honnêtes femmes, convenables voire strictes d’un premier abord, mais s’avèrent totalement lubriques et déchainées en réalité ! A l’image de cette scène : une victime du traquenard se confie à Martha (la grande sœur, pense-t-elle…). « Je dois vite épouser Ray, je suis enceinte ». Colère de Martha, qui la traite de tous les noms, et lui demande comment peut-elle se retrouver dans cet état. Et la jeune femme, très bigote, lui répond : « parce qu’on couchait ensemble tous les après-midi lorsque vous vous absentez ». Martha lui proposera un avortement à sa façon, que même la future maman ne s’en remettra pas…

Il n'est question dans ce film que de carcan, de mariage, de convention, d'oppression. Ah la scène où la maman lit à sa fifille un livre sur Lincoln ! Ca dégouline de bons sentiments patriotiques, alors que sous les crânes, ce ne sont que déchirements et frustrations. On a du mal à situer Martha sur cet échiquier. Martha est une romantique, à sa façon. Elle croit en l’amour total, dévoué. Elle hait le sexe. C’est le Mal. Mais la violence l’excite, le vol ne la gêne pas, et on perçoit chez elle un passage à l’acte qui se fera naturellement. Ce qui est effrayant, c’est cette violence rampante, qui ne demande qu'à exploser, et l’absence de morale (et de jugement de la part du réalisateur). Les trois premières tentatives d’escroquerie fonctionnent bien, mais on sent qu’une étape de plus doit être franchie. Et c’est ce qui rend le spectateur mal à l’aise. On se dit qu’il serait plus facile de tuer les victimes, mais bon… facile à dire… Sauf que pour Martha et Ray, cela semble aussi facile à faire. Empoisonnement, marteau, étranglement, coup de feu… Ils font ce qu’ils ont à faire, c’est tout. Il y aura quatre meurtres dans le film, montrer sans effet ostentatoire, mais frontalement.

Léonard Kastle n’est pas cinéaste, c’est un musicien. Il se fout des conventions. Il réalise un objet unique, sans pareil, d’une sécheresse et d’une cruauté incroyable. D’abord, ce qui marque, c’est que son film baigne dans la lumière blanche, crue. Lumière diffuse, par les fenêtres, mais aussi la voiture blanche de Ray, le costume d’infirmière, l’hôpital, une salle de bain, une baignoire, le peignoir de Martha lors de la scène du lac… Tout est blanc, immaculé. Mais juste après le premier meurtre filmé, dans un appartement, les assassins éteignent la lumière, et pour la première fois, on voit le noir, l’obscurité qui pointe son nez. Et c’est d’ailleurs après ce meurtre qu’on entend Ray dire clairement à Martha : « j’ai envie de faire l’amour ». Plan sublime, caméra épaule, long, qui suit Martha, fatiguée, aller dans sa chambre, la caméra reste sur le seuil, puis repart dans le couloir, attrape Ray, torse nu, qui passe devant le cadavre encore chaud, y retire son bas de pyjama, et nu, rejoint Martha. La caméra est souvent tenue à l’épaule, mais l'image ne tressaute pas. Pour un premier film, on sent que Kastle a travaillé de son mieux, sa réalisation est maîtrisée, rigoureuse, sous des apparences improvisées. La photo noir et blanc est superbe, saturée, et rappelle les premiers Polanski. Pas d’esbroufe, le point de vue est quasi documentaire.

Les meurtres sont filmés sans fard. Le premier est assez long, ce n’est pas simple de tuer quelqu’un, les coups de marteau sur la gueule ne suffisent pas forcément, et le couple trouve une technique d’étranglement qui nécessite d’être deux. Kastle filme en plan large. Au contraire, pour une autre victime, ce sera un gros plan, très soudain. Une femme, la tête sur un oreiller blanc. On cadre ses yeux, très proche, et on entend Ray dire à Martha : "je crois qu'il y a un revolver dans sa table de nuit". Kastle ne coupe pas son plan, reste sur les yeux apeurés de la femme qui assiste au préparatif de sa propre mort. Puis entrée de champ du pistolet, noir, et : PAN ! Le plus atroce reste celui d’une gamine, dont il faut bien se débarrasser. « Fais-en ce que tu veux » dit Ray à Martha. On pense un moment qu’elle va la noyer dans un lavabo. Et puis non, elle l’emmène à la cave. Autre plan séquence, mais cette fois Kastle filme Ray, qui attend derrière une porte, et écoute. Du meurtre on ne verra rien, mais on entendra tout, y compris les pas lourds de Martha qui remontent de la cave la besogne faite. La caméra qui était restée toujours sur le visage de Ray, se recule, élargit le champ, Martha réapparaît, et remonte dans sa chambre. On s'aperçoit que pour ces trois scènes de meurtre, le cinéaste adopte d'abord le point de vue du spectateur, puis celui de la victime, puis celui du complice. Trois façons de faire, qui ont été visiblement réfléchies. Sous son aspect de petit film d'amateur (150 000 dollars de budget), LES TUEURS DE LA LUNE DE MIEL regorge de scène d'une grande précision, une horlogerie macabre, au cadrage parfaitement étudié. Bluffant.  

Les vrais honeymoon killers...

Je ne raconterai pas l’épilogue. Ce serait stupide. Martha est à l’initiative, comme d’habitude. Et encore une fulgurance de cadre, Martha au téléphone, avec en amorce un mur de chambre, qui fait 90% de l'image ! Epilogue sujette à diverses interprétations, sauf si on comprend une chose. Que ce film est avant tout un film d’amour, une histoire d’amour et de passion, hors norme. Et là, la fin apparaît, logique. Martha ne veut pas partager Ray, Martha n’en peut plus de ces rencontres, de ces tentations, de ces femmes plus jeunes, plus belles. Ray lui promet le mariage, mais une autre prétendante apparaît à chaque fois. Il faut que ça s’arrête. Dans le dernier plan, Martha, lit une lettre de Ray, dont elle est séparée. Pas une lettre d’adieu, mais une lettre d’amour, d’espoir. C’est magnifique. Mais monstrueux à la fois dans la configuration de ce film. Une dernière chose, et pas des moindre : la musique. Uniquement tirée d'œuvres de Gustave Malher, passionnée, romantique ou lyrique, elle donne à l'ensemble un côté encore plus inquiétant.  

Léonard Kastle écrira deux autres scénarios, jamais tournés. L'un d'eux racontait l'histoire d'un homme qui se noie dans l'océan pour vivre au plus près des dauphins...  ca vous rappelle quelque chose ? Contacté par Marlène Jobert, il se rend en France, mais encore une fois, rien ne se concrétise. Il propose une histoire à Catherine Deneuve, et à Romy Schneider, sans succès… Il retournera à son piano. Il n'aura réalisé qu'un seul film, alors que ce n'était pas son métier. Un film rare, unique, culte, et une grande leçon d'humilité pour les cinéastes professionnels !    












LES TUEURS DE LA LUNE DE MIEL (1969)
Scénario et réalisation : Léonard Castle.
Avec : Shirley Stoler, Tony Lo Bianco, Mary Jane Higby, Doris Roberts, Kip McArdle

Noir et Blanc - format 1:85 - 1h40

3 commentaires:

  1. Shuffle master15/4/11 09:23

    Article torché, lu avec intérêt, d'autant plus que je ne connaissais le film que de nom...Ca me fait un peu penser à De sang-froid, de Capote. La réplique de Martha sur Hitler est d'actualité (cf Galliano).

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  2. Remarque pertinente sur "De sang froid" et je m'en veux de n'y avoir pas pensé ! Le film était de Richard Brooks, et il est remarquable. Je pensais aussi à "La nuit des morts vivants" de G.Romero, première version, en NB, qui a du être réalisée juste avant.

    Je crains que cet Adolf reste encore longtemps d'actualité...

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  3. claude toon15/4/11 11:47

    Super, déjà dans le panier pour commander. Tiens, je lis que la musique de ce film fait appel aux symphonies 5,6 et 9 de Gustav Mahler....
    Curieux hasard car j'ai commencé un sujet sur l'influence du Viennois dans la danse et le cinéma (centenaire de sa disparition le 18 mai)... Je n'en dis pas plus :o)

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