dimanche 13 février 2011

JOHN ESCREET - "Don't Fight The Inevitable" (2010) par Freddiejazz.






Le pianiste britannique John Escreet est un jeune musicien surdoué dont la réputation en tant que compositeur et instrumentiste ne cesse de croître. DON’T FIGHT THE INEVITABLE, son deuxième album en leadeur, après le sémillant CONSEQUENCES (paru chez Post Tone en 2008), le présente en compagnie de la crème des musiciens new-yorkais, autour d'un projet carrément enthousiasmant. La musique qu'il propose ici est un jazz contemporain à la fois intense et complexe, avec cette façon très singulière et très identifiable de dessiner des lignes mélodiques sans nécessairement reconsidérer les interactions entre les diverses composantes du discours. Bref, on a là un disque surprenant, roboratif, et carrément inattendu. Quelque part, le jeu du pianiste se situe entre celui de Herbie Hancock (pour la science des harmonies, la fluidité des lignes mélodiques, la complexité des accords) et Cecil Taylor (pour l'aspect contemporain, les délinéarités du discours, le travail sur les dissonances).

Privilégiant la configuration du quintette tout acoustique, le pianiste propose néanmoins une musique qui, sur le fond, est à l'opposé du revivalism post-bop si cher à Wynton Marsalis et Roy Hargrove. Le quintette est quasiment identique à celui de CONSEQUENCES, à ceci près que le batteur Nasheet Waits remplace Tyshawn Sorey. Waits est sollicité de toute part. Après son passage chez Fred Hersch, Dave Douglas, puis Jason Moran (il fait désormais partie du trio de ce dernier), le batteur se glisse sans effort dans le line-up, composant une paire rythmique remarquable avec le contrebassiste Matt Brewer (que l'on a déjà entendu aux côté de Gonzalo Rubalcaba). La rythmique est à ce point solide, flexible, proposant des relances époustoufflantes.



Le saxophoniste David Binney

A l'heure actuelle, l'engouement pour le pianiste, du moins en Europe, me paraît limité, et c'est bien dommage. Un ami jazzeux me confiait tout récemment que sa musique était "trop cérébrale". Personnellement, je ne voudrais pas voir le pianiste suivre la voie de Brad Mehldau, en se lançant dans des projets commerciaux et sirupeux, vidé de leur essence, ce qui est loin d'être le cas ici. Parce que mine de rien, le style percussif du pianiste, ses notes perlées et claires comparables aux chutes du lac Victoria, ou encore à un ruisseau perdu dans le fin fond du Montana, propose un imaginaire étourdissant. L'on pourrait rajouter que son style, c'est une combinaison réussie, une synthèse portée à sa perfection entre le bop, le modal et le free jazz. Aussi, ses balades sont limpides et d'une beauté à faire pleurer (son duo absolu avec le saxophoniste David Binney, « Gone but not Forgotten » plage 7) mérite à lui seul l'acquisition de cette galette que je range parmi les grandes réussites jazz de l'année 2010).


Les autres plages attestent d'une vitalité surprenante. La création comme je l'entends. La musique de John Escreet éclaire une personnalité musicale, qui, loin d'émerger d'une manière monolithique, ne se révèle jamais mieux que dans sa fluidité et sa mobilité, ainsi qu'une attirance pour le mystère, comme chez Wayne Shorter. Dans le titre éponyme, « Don't Fight the Inevitable », par exemple, le délinéament, cet art de dissolver les limites, avec ses coutures, ses frontières dans l'invention du trait, du parcours, du voyage, est à proprement parler shortérien. Le jeu, loin de tout vagabondage superflu, donne l'impression que la pensée de chaque musicien est indissociable du mouvement (« Soundscape », « Civilisation on Trial »). Le sens de la dramaturgie est ici magnifié par des musiciens au sommet de leur art : David Binney au sax alto, Ambrose Akinmusire à la trompette (le trompettiste ne m'a jamais paru aussi brillant, son style, son sens de l'espace et du paroxysme rappellent de loin ou de près, c'est selon, le sorcier noir, Miles Davis...), tout deux donnent un relief inouï à cette musique qui sort largement des sentiers battus Bref, ce disque atteste d'une rhétorique à la fois originale et inouïe, dont la formulation m'apparaît accomplie et dans la forme et dans le fond. Chef-d'oeuvre.

Voici une vidéo du quintette de Lars Dietrich (sax alto) interprétant « Gullin brusti » avec John Escreet au piano, qui nous offre un solo d'un haut niveau technique:







John Escreet "Don't Fight the Inevitable" (chez Post Tone, 2010)

1. Civilization On Trial 8:40
2. Don't Fight the Inevitable 11:47
3. Soundscape 3:10
4. Magic Chemical (For the Future) 12:48
5. Charlie In the Parker 3:49
6. Trouble and Activity 7:41
7. Gone But Not Forgotten 2:50
8. Avaricious World 10:09

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