MARDI :Pat
hurlait dans nos couloirs la
jeunesse emmerde le Déblocnot ! (il faudrait déjà qu’elle
le connaisse...) un cri du coeur punk-anar pour compléter son
article sur Bérurier Noir et son « Joyeux bordel », un EP quatre titres, rappelant que le groupe fut chef de file du
mouvement alternatif.
MERCREDI :Bruno
a salué la sortie de l’album de Marc Storace, avec la complicité
de l’incontournable et stakhanoviste Tommy Henriksen, ce
« Crossfire » en solo fait presque de l'ombre à son
propre groupe, Krokus !
JEUDI :Benjamin
nous a raconté le destin du petit texan Johnny Winter, né albinos
mais fondu de musique noire, devenu le virtuose que l’on
sait, mêlant son blues au rock, voire au hard-rock, cyclone de la
six cordes, tornade de la Gibson Firebird.
VENDREDI :le
réalisateur brésilien Walter
Salles, qui a connu cette période et les protagonistes de
l’histoire, raconte dans « Je suis toujours là » la
dictature, les enlèvements, la torture, les meurtres, mais réussit
surtout une
chronique familiale sensible et lumineuse.
👉Alors,
qui c’est qu’y a la semaine prochaine… du cinéma dès mardi
avec « L’Eveil » de Penny Marshall, la symphonie n°8
de Gustav Malher, une petite série B de Jacques Tourneur, et on
attend le programme de Bruno, retenu à Mar-a-Lago pour renégocier
les droits de douane sur le saucisson corse, injustement taxé à
hauteur de 85%. D’un autre côté, ça nous en fera plus…
Bon dimanche.
On
craignait la
série noire après le décès de David Lynch… Bingo !
Cette
semaine Bertrand Blier a cassé sa pipe (sic), 85 ans aux
glaouis. Son cinéma avait dominé les années 70 et 80, dans un
autre registre que ceux de Sautet, Pialat, Chabrol… (pas manchots non plus) et au moment ou apparaissait la génération Beineix, Carrax, Besson.
Je
ne vais pas lister sa filmographie ni refaire la nécrologie du gars,
abondamment commentée dans les médias, mais on a surtout mis en
avant son talent de dialoguiste gouailleur, l’aspect irrévérencieux
du discours, parfois gratuitement provocateur, en oubliant quel
brillant metteur en scène il était (se reporter à son chef
d’oeuvre chroniqué ici même BUFFET FROID ). Quand je pense à Blier, je
pense à ses longs travellings merveilleux, mouvements de dolly
majestueux, Blier filmait en scope, laissant ses acteurs jouer
ensemble dans des cadres larges, découpant peu, ses décors étaient
conçus dans cette optique (la scène du garage dans TROP BELLE POUR
TOI, avec ces cloisons vitrées). Blier c’était aussi des mises en abîmes, un jeu constant entre personnages et
spectateurs. A l’instar du Bébel de A BOUT DE SOUFFLE, ses acteurs
parlaient à la caméra, commentaient le film, la musique, « il
fait chier ce Schubert ! » hurlait Depardieu dans TROP
BELLE POUR TOI. Un concept qui flirtait avec le surréalisme, qu’on
retrouve chez Quentin Dupieux, parfois jubilatoire parfois redondant, comme dans LES ACTEURS, ou CONVOI EXCEPTIONNEL ou les
personnages attendaient leur scénario pour démarrer la scène !
Et puis Bertrand Blier était un grand directeur d’acteurs, faut
dire qu’il choisissait les meilleurs, on se pressait pour en être,
ses distributions tenaient du bottin mondain. Ces acteurs, qu’il
aimait tant, savaient qu’ils seraient bien servis, choyés, qu’ils
se délecteraient de répliques ciselées à la virgule près. Blier
a accumulé les récompenses, comme quoi on peut être poil à
gratter, exigeant, et se mettre public et critique dans la poche. Rappelons
qu’il a aussi gagné un oscar pour PRÉPAREZ VOS MOUCHOIRS, une
statuette dont il n’était pas peu fier. Il y a une émission de
télé, enregistrée en 2020 « Blier, Leconte, Tavernier, trois
vies de cinéma » où les trois compères dissertent sur leur
métier, les
ficelles, les coulisses, la technique, c’est en trois épisodes et
c’est juste passionnant, et drôle, à chaque fois je n’en décroche pas !
En
bonus, cette émission géniale tournée dans le dernier vidéoclub
de Paris, où Blier fait preuve de cinéphilie comme d’une totale
mauvaise foi !
Des affiches indiquent "3
millions de spectateurs au Brésil". C’est un beau
chiffre, mais pas non plus un ras de marée sur presque 215 millions
d’habitants. Mais ce qui titille, c’est pourquoi mettre cette
information en avant ? On le comprend, vu de chez nous, pour
deux raisons. D’abord le film est bon, mais aussi parce qu’il
replonge les brésiliens dans une période sombre, la dictature, et l’histoire réelle du
député Rubens Paiva.
Le film est tiré du livre de Marcelo Paiva,
le fils du député, devenu écrivain, on voit son personnage dans le
film, comme celui de sa mère Eunice Paiva, qui est devenue avocate à
48 ans pour défendre les victimes de la dictature, et on voit aussi
le reste de la famille. Car JE SUIS TOUJOURS LÀ est à la fois une
chronique familiale merveilleuse, un film historique, politique, qui
a permis aux brésiliens de regarder de front cette époque noire,
d’où le succès en salle, là bas.
C’est pratique ce genre de
film, comme tout est vrai, archivé, référencé, on peut spoiler !
Le réalisateur Walter Salles s’est fait connaître avec
CENTRAL DO BRASIL (1998), il y avait eu aussi CARNETS DE VOYAGE sur
Che Guevara, son dernier film il y a 12 ans était l’adaptation de
SUR LA ROUTE de Kerouac. Par certains aspects, ce film rappelle
ROMA d’Alfonso Cuaron, une plongée dans le passé, l'Histoire, sa propre
histoire, puisque que Walter Salles a non seulement connu cette
période, mais aussi la famille Paiva, il venait chez eux, gamin, s’amuser
avec les enfants.
La première partie est lumineuse, électrisante,
Salles nous plonge, souvent caméra à l’épaule mais pas survoltée, dans
l’effervescence d’une famille bourgeoise, progressiste. Nous
sommes en 1971, années hippie, fumette, rock’n’roll et Copacabana. La
texture de la photo évoque ces années-là. Les enfants, un gamin et
quatre filles, n’ont qu’à traverser le boulevard pour aller à
la plage. On fête Noël en maillot de
bain. On sent une famille heureuse, soudée, ouverte, la musique est
très présente (pop, prog), on danse, jolie scène où le petit Marcelo fait une
insomnie, son père lui propose une partie de baby foot, hurlements
dans la maisonnée !
Mais tout n’est pas rose. Dès le premier
plan, la mère, Eunice, se baigne dans l’océan, la volupté du moment est gâchée par un
hélicoptère militaire survolant la plage. Plus tard, l’aînée et
ses potes sont arrêtés en voiture par un barrage militaire.
Ce que raconte la
mise en scène, c’est la sécurité que confère la maison, le cocon, par rapport à l’extérieur
hostile. La mère protège les plus jeunes, y compris dans les moments les plus dramatiques. Superbe scène lorsque Eunice embarque tout le monde manger une glace alors
qu’elle vient d’apprendre la mort de son mari (scène pudique, faite de non-dits).
Rester digne, ne pas se départir de la joie de vivre infusée par le père, comme avec cette séance photo où le journaliste demande
des visages sérieux pour illustrer le drame de sa famille, et Eunice,
malicieuse, qui ordonne à tous : « Souriez ! ». Ceux
qui ne gâte rien, c’est l’interprétation des acteurs, tous
formidables, mêmes les gamins, et surtout Fernanda Torres qui joue
la mère, elle tient la famille à bout de bras et le film sur ses
épaules ! L’actrice avait bien débuté sa carrière avec
une Palme d’or pour PARLEZ MOI D’AMOUR en 1986, elle vient de
rafler le Golden Globe cette année.
L’inquiétude filtre aussi par ces
coups de fil que reçoit Rubens Paiva. Salles laisse ça hors champ, des plans à la volée, mais on comprend que Rubens, qui était député
travailliste avant le coup d’État de 1964, depuis ingénieur, n'est pas rangé de la politique, active toujours ses réseaux. Des hommes armés débarquent un
soir, emmènent Rubens Paiva pour un interrogatoire de routine. Il ne
reviendra jamais chez lui. Aujourd’hui encore, on ne sait pas où
se trouve son cadavre.
Les miliciens (ou flics ?) restent à demeure, l'homme fort de la maison n'est plus le père, mais l'ennemi. Ca pollue l'atmosphère. Eunice et une de ses filles seront aussi embarquées dans un centre qui pratique la torture, la mère y
restera 19 jours. Cette bascule se traduit aussi dans la mise en scène, moins solaire, on ferme les rideaux, la caméra arpente des couloirs vides, le silence remplace la musique. Y'a la mort du chien,
accident ou avertissement, ces silhouettes furtives, ces
voitures en planque…
JE SUIS TOUJOURS LÀ est sans doute un peu
longuet sur la fin, verse dans le didactisme hollywoodien. On croit le film fini avec ce plan de
la caméra super 8 de l’aînée qui documente le départ de la famille pour Sao Paulo, mais Walter Salles fait
un saut dans le temps, en 1995, puis un autre en 2014, il s'agit de montrer ce que sont devenus les personnages, un encart aurait suffit, ou un renvoi à leurs fiches Wikipédia ! Même si le plan d'Eunice, vieille, malade, devant le poste de télé qui diffuse des images d'archives de son mari ravive l'émotion.
On n’est pas chez Costa
Gavras, qui aurait pu adapter aussi cette histoire, au sens où
Walter Salles privilégie les liens familiaux, la sensibilité, la
chronique, plus que le thriller politique, mais sa démonstration
n’en est pas moins convaincante.
« Le
principe des êtres supérieurs est que les grandes choses se font
dans la solitude »Albertine Sarazin : La cavale
L’heure
est solennelle, une femme donnait la vie en poussant le grand
hurlement de la douleur féconde. Dans la salle de travail, le mari
brillait par son absence, soucieux de ne pas interférer dans
l’instant crucial où se crée le lien entre une mère et son fils.
Les hommes de son époque s’abstenaient généralement d’assister
à cette genèse pour mieux tenir leur rôle ensuite, ceux de la
nôtre font l’inverse. La sacralisation du plaisir immédiat a
aujourd’hui remplacé l’être par le paraître, la discrétion
par le voyeurisme, le devoir par le plaisir. Noyés dans le chaos des
familles recomposées et d’un féminisme castrateur, les pères
semblent aujourd’hui en voie de disparition. Mieux vaut laisser une
femme hurler sa douleur de future mère que de l’abandonner ensuite
avec le fruit de son supplice, ce grandiose combat pour donner la vie
ne peut être que le sien. « Durant l’accouchement, la femme
tient la main de l’homme, ainsi il souffre moins » disait
Pierre Desproges.
Le débat fut ainsi clos, l’hypocrisie des pères
sages-femmes se faisant démasquée dans un libérateur éclat de
rire. Après les cris de la mère vinrent ceux du fils, premier appel
auquel la mère répondit en enlaçant son bambin. Une chose emplit
les infirmiers d’une légère tristesse pleine de compassion, le
nouveau-né était pâle comme la faïence. Près du lit, les
sages-femmes imaginaient déjà les brimades que l’enfant aurait à
subir de la part de ses camarades blancs comme noirs, une telle
rareté de peau ne pouvant qu’unir les races grâce à la force
immortelle de la bêtise humaine.
[les frangins Winter autour de BB King =>]La mère, elle, ne montra aucun
signe de tristesse, elle n’en avait pas le droit si elle voulait
rester digne du rôle que la nature venait de lui confier. Si une
mère s’avisa un jour de pleurer de peine ou de déception après
avoir mis au monde, qu’elle ne l’avoue jamais, qu’elle prenne
soin d’enfermer cette infamie dans les abysses où elle cache ses
plus grandes hontes. Que pourrait être la vie d’un homme sachant
qu’il commença par décevoir l’autrice de ses jours ?
Toute
preuve d’amour maternel ne lui semblerait plus qu’une infâme
hypocrisie, une aumône offerte à un mendiant, une injure d’autant
plus violente qu’elle confond douceur et pitié. Si « avec
l’amour maternel la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle
ne tient jamais », alors l’enfant de mère déçue n’a même
pas cette promesse pour l’encourager à vivre. La mère de Johnny Winter se contenta donc d’offrir au nouveau-né l’amour dont il
aura besoin pour affronter la dure existence des hommes différents.
C’est ainsi que, isolé par la bêtise aveugle du conformisme, le
jeune Johnny Winter finit par trouver la musique donnant un sens à
sa souffrance.
Il se réfugia dans cette salle de cinéma sans
réfléchir, pensant sans doute que les insultes et les brimades ne
l’y suivraient pas. Le film était une simple réadaptation de
série télé, son affiche semblait annoncer un produit créé pour
faire les poches d’une jeunesse en pleine émancipation. Mais un
film n’a pas toujours besoin de grands objectifs artistiques pour
marquer à jamais le public, il suffit qu’il vous tombe dessus au
bon moment.
[<= avec Janis Joplin] Comme Johnny, le héros de « Pete’s Kelly blues »
devait lutter contre des forces aussi primaires que redoutables, le
blues était son cri de guerre et le chemin de sa victoire. Le jeune
homme découvrit ainsi cette musique née au milieu d’un monde de
crime et de vice, fleur délicate grandissant sur un tas de fumier.
La musique blues eut encore pour lui une définition vague, ce film
ne le montrant que sous les traits d’un pianiste de jazz ponctuant
les poignantes lamentations d’Ella Fitzgerald.
Vague silhouette
dont il imaginait les voluptés, la beauté du blues ne lui en fut
que plus désirable. Les premiers essais pour la conquérir furent
hasardeux, la simplicité sèche du ukulélé ne se prêtant pas à
ce genre d’exercices langoureux. Enfant de sa génération, Johnny
Winter arriva au blues par la porte du rock, Chuck Berry lui montrant
l’instrument qui l’éleva vers ces mélancoliques sommets. La
guitare, passée de simple accompagnatrice à élément central du
rock et du blues, sera la fée qui le conduira vers la gloire. Et le
jeune homme progressa vite, si vite qu’il osa perturber la
prestation d’un BB King en pleine gloire.
Le « Live
at the Regal »
venait alors de sortir lorsque, marchant d’une allure de seigneur,
BB King vint aiguiser son blues dans un petit bar texan. Les cheveux
coiffés à la Elvis, l’enfant terrible de la ville lui posa la
main sur l’épaule avant qu’il ait joué la moindre note. Gérant
l’incident avec la bonhomie des honnêtes hommes, le King
dit simplement au malotru « tu ne veux pas priver le public de
sa dose de blues ? ». Loin de se démonter, Johnny Winter affirma qu’il voulait au contraire lui offrir à ses côtés. Il
savait bien ce qu’il risquait en cas d’échec, les videurs
n’hésitant pas à faire ravaler aux prétentieux leur fierté mal
placée. Souriant pour mieux masquer sa surprise, BB introduisit son
vibrant hommage à sa chère Lucille, sa fidèle compagne à six
cordes.
[avec Jimi Hendrix =>] Enivré par son chant tendre et intense, Johnny lui tricota
une robe fine et lumineuse, répondit à ses chorus avec autant
d’agilité que de finesse. Le blues, comme toute interaction
humaine, dépend d’une symbiose qui survient sans que l’on puisse
l’expliquer. C’est un amour suprême, la joie de la pureté
retrouvée, l’accouplement d’âmes n’en formant plus qu’une.
Le morceau se termina, l’écho des dernières notes s’éteignant
pour laisser place au silence de spectateurs médusés. En quittant
la scène, BB King eut pour le jeune homme ces quelques mots « tu
iras loin si tu ne te laisses pas dévorer ». C’est ainsi que
le roi adouba son dauphin. La musique, comme l’histoire, est faite
d’ascensions
et de déclins,
d’assassinats symboliques et d’adoubements solennels.
Lorsqu’il
découvrit Johnny Winter, Mike Bloomfield était déjà descendu du
piédestal sur lequel l’avait porté sa participation au
Butterfield blues band. En tentant de produire son album solo, le
guitariste ne parvint qu’à prouver que ses talents d’écriture
n’étaient pas à la hauteur de sa virtuosité musicale. En
l’invitant à partager la scène avec lui, Mike Bloomfield retrouva
cette ferveur à l’origine de l’inimitable magie du blues.
Présents dans la salle ce soir-là, les cadres de Columbia n’eurent
aucune peine à croire qu’ils tenaient là le plus grand bluesman
blanc. Soucieux de ne pas laisser passer celui qui pouvait devenir le
BB King des années 60-70, le label offrit à l’albinos plusieurs
centaines de milliers de dollars d’avance ainsi que la garantie
d’une liberté artistique totale.
Fort de cette liberté, Johnny Winter fit l’inventaire de ce que le blues fut et devint, le tout
parsemé d’accélérations rythmiques laissant deviner ce que le
blues deviendrait. Car, dans les studios modernes de la perfide
Albion, une bande de sauvages magnifiques donnaient à la musique des
pionniers une puissance inégalée. Lorsque les anglais jouent le
blues, ce n’est jamais tout à fait le blues, le génie harmonique
du vieux continent les poussant fatalement à le remodeler. L’album
« Johnny Winter » semblait alors représenter une limite,
celle au-delà de laquelle le blues perdait la beauté unique léguée
par les pionniers. Héritant du statut incontesté de gardien du
temple blues, Johnny Winter défendit sa tradition à la grand-messe
psychédélique de Woodstock, mit ses dons au service de la reine
Janis Joplin, avant de réapprendre au rock d’où il venait sur un
second album bien plus véloce que le premier.
Au cœur de cette
énergie se situait une fratrie vouée à la préservation de la
grande musique américaine. Aucun lien n’est plus solide que celui
de deux frères ayant ajouté la communion des esprits aux liens du
sang. Reliés par une symbiose unique, le duo Edgar / Johnny Winter commençait avec « Second Winter » sa grande épopée.
Plus éclectique que son frère, Edgar profita de son succès pour
enregistrer « Entrance », un mélange détonnant
d’énergie rock et de grâce jazz. Edgar dragua ainsi la secte
élitiste des partisans du rock progressif, Johnny préféra durcir
son jeu pour profiter du succès des conquérants du rock
sudiste.
[avec Muddy Waters => ] Ainsi naquit « Johnny Winter and », disque dont
Blackfoot n’aurait pas renié la puissance entraînante. Cette
puissance lui valut d’être déifié par une époque instaurant le
culte du guitar hero. Devenu l’égal d’un Hendrix ou de Ten Years
After, l’excentrique guitariste perdit progressivement ses repères
musicaux et existentiels. Dernier né de cette période dorée,
« Live » le cimentait dans la tradition d’un rock
excentrique et spectaculaire. Le résultat eut beau être magnifique,
l’albinos perdit ainsi le contact avec la musique des grands
pionniers. Épuisé par ses addictions et le rythme infernal des
tournées, l’auteur de « Rock’n’roll hoochie koo »
se réfugia dans une maison isolée de Woodstock. Ce repos n’améliora
malheureusement pas son état, qui l’obligea à entamer une cure de
désintoxication qui dura plusieurs mois. Émancipé malgré lui de
l’ombre tutélaire de son frère, Edgar Winter trouva dans le
gospel et le funk l’énergie qui lui permit de bâtir sa propre
légende. Porté par la ferveur de ses chœurs et la chaleur de ses
cuivres, l’album « White trash » fut un classique
instantané.
Chanteur dont les cris sauvages annonçaient les
hurlements d’un certain Steven Tyler, Jerry Lacroix en profita pour
graver son nom dans l’histoire. Ainsi, malgré les défaillances de
Johnny, le nom de Winter resta le symbole d’une certaine résistance
traditionnelle face à la folie moderne. Suivi le démentiel « Live
roadwork » et la mise au pas de la beauté glam sur l’excellent
« They only come out at night ». Pendant ce temps,
admiratif de son parcours fulgurant, les Stones eux-mêmes incitèrent Johnny Winter à revenir en lui offrant une de leurs compositions.
Publié sur le bien nommé « Still alive and well », son
interprétation chuck
berryenne
de « Silver train » se montre bien plus convaincante que
celle du groupe de Keith Richards. Ce swing mâtiné de puissance
sudiste et de feeling blues, le phoenix Johnny le garda durant la
majeure partie de sa brillante carrière.
Les disques se suivirent et
se ressemblèrent, rassurants repères dans un monde en évolution
permanente. N’ayant pas oublié ses racines, l’albinos participa
ensuite à la renaissance du héros du Delta Muddy Waters. Issu de
cette collaboration, l’album « Hard again » vit le
grand Muddy redonner à son disciple le goût des rythmes lents et
des notes prolongeant leur écho dans de grands espaces silencieux.
S’offrant un dernier bain de jouvence, Johnny Winter prolongea ensuite
l’écho de ce delta blues sur l’excellent « Nothin but the
blues ». Devenant ensuite une triste caricature de ce qu’il
fut, ce dernier héros de Woodstock passa les années suivantes à
célébrer son glorieux passé.
Devenu l’esclave de sa propre
légende, il apparut très affaibli lors de ses derniers concerts.
Pouvant à peine marcher, l’homme s’installa alors sur un
tabouret de bois pour jouer un blues crépusculaire. Cette image
rappela furieusement l’iconique photo de Robert Johnson, comme si
ce génie s’apprêtait alors à rendre son âme au diable. Il
s’éteignit en 2014, quelques jours après que sa descendance l’ait
remercié en participant à son dernier album. Si le bluesman est
d’abord un homme sublimant ses peines, alors son corps épuisé et
l’intensité de son jeu sont les preuves irréfutables de sa
grandeur de bluesmen.
Il y a en a qui ne sont là principalement que pour l'attrait du pognon et/ou de la célébrité, tandis que d'autres ont eu une épiphanie. Et depuis, la passion chevillée au corps, ils ne parviennent pas à raccrocher. Tant que ça tient, on continue. Marc Storace est de ces derniers. Pourtant, en naissant à Malte dans les années cinquante, rien n'était gagné. Mais le petit Marc, en laissant traîner ses esgourdes sur les ondes des radios anglaises, a été mordu. Dès lors, sa vie a changé, prenant le chemin de la musique rock. Même si ce n'était alors pas spécialement populaire dans ce petit archipel méditerranéen.
Lassé de tourner en rond dans des groupes de reprises, à dix-huit ans, en 1970, il part pour l'épicentre du tsunami rock européen : Londres. Mais ça ne donne rien et il ne s'y éternise pas. Il suit alors sa copine, une Suisse. C'est là, en Helvétie, à vingt ans, que contre tout pronostic, il débute une carrière musicale qui va s'avérer non seulement longue, mais qui va l'amener à traverser montagnes et océans. Après un passage au sein de l'obscur et sans lendemain "Deaf", Storace rejoint une jeune formation à la recherche d'un chanteur, Tea. Une formation de heavy-rock-progressif assez inspirée par Uriah Heep, qui réussit à faire une belle carrière européenne, et même à se faire accepter au Royaume-Uni (en première partie de groupes Britons, dont quelques poids-lourds - Baker Gurvitz Army, Nazareth, Queen). Même la presse anglaise, pourtant réputée pour ne pas être tendre, d'autant plus avec des continentaux, lui réserve quelques bons articles. Storace récolte ses premiers éloges. Hélas, après trois albums et d'incessantes tournées, certains membres du groupes s'épuisent et préfèrent placer leurs billes ailleurs. Le guitariste, Armand Volker, se tourne vers les studios, où il se fait un nom en qualité de musicien et compositeur, ainsi que comme producteur et ingénieur du son. Sans la présence de Storace, Tea serait probablement aujourd'hui complètement oublié en dehors des frontières helvètes ; pourtant, ce quintet a composé et enregistré quelques très belles chansons.
Storace, lui, en profite pour repartir sur Londres. Où, à nouveau, il ne s'éternise pas. Cependant, il laisse une trace sur la seconde compilation proto-NWOBHM "Metal for Muthas", avec le groupe "Eazy Money" et la chanson "Telephone Man"... Il aurait mieux valu qu'il n'y ait rien eu du tout, tant cette chanson s'affaisse dans un amateurisme primaire. Un monde entre ce groupe londonien et le suisse Tea. Une période qui marque une franche régression pour Storace, qui semble alors même douter de lui-même. Car en effet, il refuse carrément la proposition d'un sombre musicien anglais, un certain Ritchie Blackmore, qui l'auditionne (sur la chanson "Mistreated") pour le remplacement de son chanteur, parti rejoindre un quatuor de Birmingham. Le Maltais réussit le test et convainc l'homme en noir. Néanmoins, il ne s'estime pas suffisamment prêt, pas assez bon pour affronter le public de deux continents sur la musique de Rainbow. La crainte du succès ? Son histoire aurait pu s'arrêter là ; cependant, de retour en Suisse, il rejoint fin 1979 un groupe du coin qui, en dépit d'un réel engagement professionnel, peine à décoller. L'album qui en découle, "Metal Rendez-Vous", est un franc succès.
Enfin, c'est le début d'une longue et riche carrière. Où et comment un groupe Suisse comportant un chanteur Maltais (Italo-britannique) se hisse parmi les groupes européens heavy parmi les plus influents des années 80, parvenant à tourner régulièrement chez les chauvins anglo-saxons (USA et Angleterre) et à effectuer de confortables ventes outre-Atlantique. Malheureusement, comme pour une grande majorité des groupes heavy de cette époque, une fois l'euphorie passée, la chute est rude. Et forcément, c'est là, quand de sombres nuages s'amoncellent, alors qu'on se croyait à l'abri, que les doutes, le découragement et les dissensions surgissent. Mais si l'aube des 90's marque une pause, Storace lui, ne décroche pas et continue, bon an mal an, à se produire dans diverses formations et projets. On le verra aux côtés des plus vieilles gloires rock helvètes, Vic Vergeat (Toad), avec le groupe californien de heavy-power-metal Warrior, auprès de Glenn Hughes, ou du chanteur d'opéra Raphael Haslinger, ainsi que de l'orchestre symphonique de Lucerne. Et puis, parallèlement, il y a les multiples reformations de Krokus qui, péniblement, dans des moutures plus ou moins différentes, parvient à franchir les ans jusqu'à aborder un rythme de carrière régulier avec le retour d'éléments historiques, Von Arb et Von Rohr, et des disques qui marchent assez fort en Europe.
Mais tout le monde prend de l'âge, les anciens, dont Storace, dépassant largement la soixantaine, et il est désormais difficile de supporter une certaine cadence. Le groupe tourne toujours, et des dates sont déjà prévues en Europe pour les cinquante ans (!) du groupe, mais ce dernier n'a plus enregistré de nouvelles chansons depuis 2013. L'album "Big Rocks" de 2017 n'est qu'un exercice de classiques tellement de fois repris qu'à force on frôle l'overdose, le rejet total.
Mais Storace, lui, en a sous le coude, et des chansons commence à s'accumuler. Il ne lui manque plus que l'aide de sérieux musiciens pour peaufiner son travail. Une assistance qui se mue en totale collaboration avec l'Américain Tommy Henriksen. Oui, le gars qui semble avoir depuis quelques temps une sacré bougeotte, finalisant en 2024 son projet "Crossbone Skully" tout en continuant à fidèlement soutenir Alice Cooper et la réunion de vieux brigands de Hollywood Vampires. Il en résulte un album au heavy-rock de facture certes classique mais fichtrement revitalisant ; apte à réanimer moribonds et dépressifs.
Alors, forcément, entre Storace et Tommy Henriksen, ça sonne assez comme du Krokus carré, franchement "rock'n'roll", pas cérébral pour un sou (absolument rien de poétique ou d'intellectuel dans les paroles - même en fouillant et en étant tolérant 🥴), qui prend plaisir à envoyer le bois. Simplement, quasiment sans pathos, gérant avec parcimonie clichés et flagrances. Une entité heavy-rock'n'rollienne se dévoilant comme une proche cousine, voire une sœurette du Crossbone Skully d'Henriksen. Si ce n'est que ce dernier sonne relativement plus "moderne", actuel, "Crossfire" abordant plus fièrement et ouvertement des atours millésimé 80's. En faisant fi d'orchestration ostentatoire, de stériles plans démonstratifs, de hurlements et de monstrueuses batteries amplifiées dotées de réverbération de temples chtoniens. En dépit de l'âge des loustics, cet album dégage une certaine fraîcheur. Celle d'un groupe qui joue un rock efficace, évident, juste pour le plaisir et l'énergie qui s'en dégage. Avec "Crossfire", Storace ravive une flamme qui pouvait faire défaut à son précédent essai, "Live and Let Live". Il retrouve pratiquement l'énergie qui l'habitait sur ses premiers albums avec Krokus.
L'entrée en matière, "Screaming Demon", renoue donc avec ces années 80, faisant le lien entre un gros heavy-rock et un hair-metal débarrassé de ses oripeaux maniérés. Evidemment, comme pour nombre de compositions de Krokus, - et même si on pourrait mentionner d'autres groupes des 70's moins illustres - beaucoup argueront que l'ombre d'AC/DC est prégnante. Et il est indéniable que "Love Thing Stealer", "Let's Get Nuts" et le quasi-glam "We All Need the Money" semblent parfois être le malicieux fruit de diverses pièces rapportées. Ce qui n'enlève rien à l'attrait de ces petites friandises qui font toujours du bien par où ça passe - et sans risque de cholestérol.
Tandis que les enthousiasmants "Adrenaline" et "Hell Yeah" empruntent avec honneur le chemin du rock stadium tracé par Def Leppard. Du rock stadium encore avec "Rock this City", où règnent grosses guitares, mid-tempo, section rythmique basique et chœurs quasi martiaux. Efficacité évidente, académisme et pulsation tribale sont les lois régissant ces deux morceaux.
Storace sort occasionnellement de son fringant hard-rock pour tâter, avec "Thrill and a Kiss" et "Sirens" - où Marc mélange sans a priori, Rome, flotte phénicienne, Troie, titans, Carthage, Ulysse et Calypso -, d'un heavy-metal abordant de sombres couleurs pouvant évoquer les teutons d'Accept - ère Udo. Et pour démontrer qu'il n'est pas qu'une brutasse vociférant dans son pauvre micro, Storace se fend avec "Only Love Can Hurt Like This", chanson sur la perte d'un être cher, un slow ; une plage dépouillée, proche de la variété.
Tommy Henriksen, probablement un peu débordé par la masse de son travail, entre la production, la composition, jouer des guitares, de la basse, des claviers, et faire les chœurs, a sollicité la jolie blonde platine au visage fermé de son Crossbone Skully, Anna Cara, pour quelques soli bien sentis. Tandis que c'est Pat Aebyde Krokus qui assure derrière les fûts. Finalement, avec cet album, Marc Storace fait de l'ombre à l'un des plus célèbres groupes helvètes ; son propre groupe, Krokus.
P.S. : Non, la croix portée par l'aigle (un pygargue à tête blanche) n'est pas une référence à un quelconque groupuscule fasciste, mais juste un rappel de ses origines Maltaises (par sa mère), origines dont Storace reste très fier. Le côté gauche représentant la croix de Malte, et la droite, probablement, celle de Georges (présente sur le drapeau Maltais, mais peut-être placée là en référence à ses origines anglaises par son père). Même si depuis longtemps, il a élu domicile avec sa famille dans un grand village suisse, il prend toujours plaisir à retourner régulièrement dans l'archipel. Et à y faire jouer autant que possible Krokus. Il y a une dizaine d'année, le président Maltais lui a remis en mains propres une distinction civile.