Est-ce que monsieur Joe Bonamassa aurait conclu un quelconque pacte l'obligeant à composer ou jouer sans discontinuer ? En vingt ans, l'Américain a enregistré pas moins de quatorze albums sous son propre nom (celui-ci y compris). Il convient d'additionner quatre avec Glenn Hughes et le Black Country Communication, trois avec Beth Hart, un avec Mahalia Barnes, et deux avec Rock Candy Funk Party. il serait aussi bon de rajouter certains enregistrements en public singuliers ; soit ceux où il a révisé ses interprétations afin de les adapter pour quelques soirées exceptionnelles en acoustique ("An Acoustic Evening at the Vienna Opera" et "Live At Carnegie Hall"), ou ceux de soirées spéciales en hommage à des artistes divers (le "Muddy Wof at Red Rocks" reprenant des chansons Muddy Waters et Howlin' Wolf, le "Live at Greek Theatre" dédié au répertoire des trois Kings - BB, Albert et Freddie - et le "Live at British Blues Explosion" composé de morceaux des Led Zeppelin, Cream, Jeff Beck, Mayall, ). Bref, ça fait un sacré paquet ! D'une façon ou d'une autre, il est perpétuellement présent.
Toutefois, cette production ininterrompue risque d'engendrer une lassitude du public. D'autant qu'aujourd'hui, une bonne part a pris la fâcheuse habitude de goûter la musique comme si c'était un bien de consommation. Sans omettre que l'on a formé le public a être plus friand de nouveautés que de qualité. Pourtant, sans pour autant réaliser l'album du siècle, ce bon vieux Joe Bo parvient, sinon à totalement captiver, au moins à intéresser.
Peut-être conscient que finalement son omniprésence dans les bacs et les vitrines des disquaires pourrait le desservir, il a appâté le chaland en proposant judicieusement de nombreuses séquences filmées des sessions d'enregistrements. Bien lui en a pris.
Non content d'être déjà un technicien hors-pair, pouvant aussi bien interpréter différentes formes de Blues, du rural au plus urbain, taquiner le Jazz et le Funk, et faire jaillir le Heavy-rock (d'un volcan que l'on croyait éteint), il possède aussi une culture musicale étendue. Preuve en est, les judicieuses reprises qui égrènent ses disques, et les albums tributs déjà mentionnés plus haut.
Avec ce nouveau chapitre, il rend un sincère hommage au Swinging London, au British Blues boom, à toute cette musique qui a jailli du Royaume-Uni dans les années soixante et conquis une planète entière. Une véritable invasion (Immigrant Song) dont les traces sont encore bien profondes. Cette musique, il l'aime profondément. Elle l'a intensément marqué. Ainsi, outre les icônes du Blues, les guitaristes qu'il place sur un piédestal sont Rory Gallagher, Eric Clapton, Peter Green et Jeff Beck. En plus de Jimi Hendrix. Et les disques "Disraeli Gears" et "Truth" sont deux facteurs déclencheurs de sa passion indéfectible pour tout ce qui touche au Blues. C'est pourquoi il nourrissait depuis longtemps l'envie d'enregistrer un disque à Londres. Dans cette ville qui a vu surgir tant de musiciens et de groupes désormais quasi mythiques. Il a voulu s'immerger pendant des semaines dans cette capitale, et composer sur place, dans l'espoir de partager une aura, ou un mojo propre au lieu. Ainsi, pour combler pleinement ce rêve, il n'y a pas mieux que les célèbres studios d'Abbey Road.
Mojo ou pas, en tout cas il émane bien de ce disque divers traits typés Rock British. Toutefois, ce n'est pas vraiment nouveau. JoBo a déjà dans sa besace pas mal de morceaux nettement influencés par le "Blues" des Iles Britanniques. A l'exception de Stevie Ray Vaughan et des ténors du Chicago-blues, son cœur semble battre fort pour les guitaristes du vieux continent.
Ce qui fait la force et l'intérêt de ce "Royal Tea", c'est que là où bien trop de groupes se seraient paresseusement contentés d'un lot de reprises - probablement éculées, conformément à ce qui a trop été fait -, Joe, lui, a retroussé ses manches et composé dix morceaux. Dix morceaux cossus, travaillés, évolutifs. Dix morceaux auréolés de senteurs de Gibson Les Paul (la guitare qu'il s'était promis d'acquérir après avoir été transi d'émotion par les sons de Clapton et de Beck), de Marshall JPM100 Super Lead, de "woman tone". Mais pas que, puisque d'après les dires du principal intéressé, il se serait rendu dans la Cité les mains quasiment vides, juste avec le minimum syndical - qui comprend tout de même pour l'occasion, sa Gibson Les Paul Lazarus, la Les Paul "Bolin Burst", l'ex de feu Tommy Bolin acquise récemment, une Telecaster Thinline 68, et certainement quelques petites choses supplémentaires 😉- . Un bagage "restreint" car il avait dans l'idée de profiter du matériel vintage du studio, mais aussi d'aller farfouiller dans les boutiques londoniennes (en particulier celles de Denmark street) en quête de matos à louer, ou à s'offrir -. Histoire d'étoffer au passage, l'une des plus grosses et intéressantes collection de guitares vintages. En vérité, il s'est rendu au studio avec sa boîte à outils, qui contient tout de même une bonne vingtaine de grattes… (soupirs 😩). De quoi rebondir en cas de prospection infructueuse.
Et il en serait de même pour les morceaux ; d'où sa demande de collaboration auprès d'un vieux routier, son pote Bernie Marsden (Wild Turkey, Babe Ruth, Paice Ashton & Lord, Whitesnake, Alaska, Moody Marsden Band, Company of Snakes, M3, B. Marsden ; et de nombreuses participations). Mais, petite déception, pas la moindre petite phrase de guitare de sa part. Juste quelques chœurs sur "Savannah". Ainsi que celle de Pete Brown pour les paroles. Un nom que l'on avait pas vu écrit sur un disque depuis bien longtemps. Le poète de bientôt quatre-vingt balais (le 25 décembre prochain) qui a écrit et co-écrit (avec Jack Bruce) certaines des plus célèbres chansons de Cream, ainsi que pour Jack Bruce (en solo) avec notamment le magnifique "Theme of an Imaginary Western" popularisé par Mountain.
Dave Stewart et Jools Holland ont aussi été sollicités pour une petite contribution.
avec Kevin Shirley - à droite |
Visiblement, pour ce séjour à Londres, Bonamassa s'est fait plaisir de bien des façons. Dont celle d'avoir joué avec le patrimoine musicale anglais en insérant subtilement des licks, des consonnances et des tonalités typés. Ce n'est pas toujours discernable car il préfère essayer de jouer "à la manière de", plutôt que de répliquer quelques plans peu ou prou célèbres. Il n'a pas choisi la voie la plus facile.
Toutefois, forcément dans une optique d'écriture en adéquation avec ses mentors, les références fusent de part et d'autre. Certainement volontairement. Evident, bien que cela soit inséré subtilement, pour une oreille avertie et au fait de ce fabuleux patrimoine anglais, mais pas pour les auditeurs dont la culture musicale ne remonte généralement pas jusqu'aux années 70 et au-delà.
L'album débute en grande pompe, et fait craindre le pire. Celle d'une musique pédante et orgueilleuse avec force trompettes en plastique et gong du Vahalla. On ne sait pas ce qui justifie cette courte introduction orchestrale digne d'un western spaghetti, qui fait un peu cheveu dans la soupe, tant la suite n'a strictement rien à voir. La chanson elle-même ne casse pas des briques. On apprécie le clin d'œil à Page avec ces notes de Danelectro triturées à la "All My Love". "When One Door Open" s'enlise même, jusqu'à... la seconde partie, où Joe pète un câble et envoie du gras avec un riff pesant quasi Stoner (il ne manquerait qu'une grosse Fuzz) et un solo explosif où la guitare vomit des flots laviques de wah-wah incandescente (le tout joué sur une splendide Zemaitis blonde double pan, modèle pour le moins inhabituel de la marque). M'enfin. A croire que l'on avait autre chose dans son thé. Au sujet de la seconde partie - le clip a été mis en ligne en mai dernier -, il a souvent été écrit que le "Beck's Bolero" a été inclus. Ce à quoi JoBo répond qu'il ne s'agit en fait que de l'insertion (à deux reprises) d'un boléro. Que le boléro n'appartient pas à El Becko. (d'ailleurs, en terme de musique populaire, Gilbert Bécaud l'avait devancé de quelques années. Et plus discrètement, Léo Ferré avec "Serenade").
Rebelote - en matière de gras - avec le mordant "Lookout Man !", appuyé par une basse "Geezer" fuzzy et découpé au tranchoir par un harmonica . Ici, même les chœurs prennent un ton martial. Ca prendrait presque un air post-apocalyptique. (B.O. rêvée pour un Londres dévasté, hanté de néo-barbares belliqueux et affamés, genre "Doomsday" ou "28 semaines plus tard" - pour rester dans un climat anglais -)
Paradoxe ? La chanson éponyme, "Royal Tea", porte en son sein un solo 100% Albert King. Ou 90% car il y a un plan tiré du "You Shook Me" de Jeff Beck ("Truth" vous avez dit "Truth" ?). La chanson s'est nourrie des péripéties du couple Meghan & Harry. (Pour revenir au "Velvet bulldozer", Joe s'est fait faire une réplique de la Lucy d'Albert avec quelques menues différences : c'est un modèle droitier et les incrustations sur le manche reprennent le nom de Joe au lieu de celui d'Albert)
"A Conversation With Alice" dégage un souffle galvanisant, des vibrations positive repoussant l'obscurité (comme Galadriel, l'ombre ). Une pièce qui porte en elle de fortes réminiscences de The Who. Batterie incluse, qui reprend les patterns épileptiques de Moon the Loon. Une chanson inspirée par ses visites auprès d'une personne conseillée pour parler de problèmes (l'achat compulsif de grattes à plusieurs milliers de dollars ? $$ ). L'apport de Marsden aurait été déterminant sur cette pièce magistrale.
L'album n'échappe au slow-blues, passage quasi obligé des disques de Jobo. Ici avec "Why Does It Take So Long To Say Goodbye", à la manière abrupte d'écorché-vif de Gary Moore. Et pour rester sur l'Irlandais balafré, "I Didn't Think She Would Do It" semble revisiter Hendrix par une exténuante énergie et une tonalité plus heavy, comme l'avait fait Moore avec son projet Scars. Cela reste néanmoins plus marqué par le Blues qu'avec ce dernier.
"Beyond the Silence" développe un climat plus taciturne, pré-orageux, aux teintes crépusculaires, imposé par une orchestration nettement plus dépouillée, au tempo lent, évoquant le Blues Agency ou le White Flames de Snowy White. Il y a cette façon de débuter dans le calme, la sobriété, presque dans le recueillement ; ou plutôt une introspection engendrée par une épreuve de la vie. Une sombre quiétude soudainement ébranlée par une guitare rageuse surgissant comme la foudre. Court instant d'explosion sonore surgissant telle une bourrasque avec le tempo primo.
"Tu sais que la vérité fait mal, ça pique comme l'enfer. Des feux profonds et des cloches sonnantes, je sais qu'il est temps de finir mes jours avec une pelle et une croix. J'ai creusé ma tombe… "
Cependant, la fin de l'album s'américanise avec "Lonely Boy" qui respire à plein poumon le Brian Setzer Orchestra ; à moins que cela ne soit une manière de rappeler - tout comme pour Hendrix - que les Stray Cats ont pris leur envol de Londres. Un tremplin qui avait permis au trio de rayonner sur une bonne partie de la planète.
Et puis "Savannah" (rien à voir avec les gros chatounets) pur moment d'Americana, avec mandoline et Wurlitzer mimant un violon cajun, voire une ballade bucolique de Southern-rock.
Avant, il y a aussi "High Class Girl" qui plonge dans le West-side sound du Chicago-blues, proche d'un Otis Rush, avec l'orgue du fidèle Reese Wynans qui sonne ici comme du Booker T. Jones.
Depuis quelques temps, JoBo est bien moins bavard à la guitare, délaissant les soli démonstratifs à rallonge au profit de quelques phrases et chorus concis. Soit absolument intégrés à la chanson, soit pour marquer une cassure imposant un changement brusque de climat. Il l'a dit lui-même ; grâce à son imposant bagage (plus de quarante galettes en incluant les live !), il n'a rien à prouver. Et il n'a pas oublié pour autant qu'il y a vingt-cinq ans, il pouvait jouer dans des salles vides.
"Royal Tea" ne lasse jamais, parvenant à varier les ambiances - parfois au sein d'un même morceau -, et survolant toute la musique d'inspiration Blues de la perfide Albion, du "Blues Breaker with Eric Clapton" à "Presence", de "Truth" à "Fire and Water", en passant par "Raw Sienna", "Overdog", "Then Play On". Du bon et beau boulot. Hats off.
Joe Bonamassa affirme que les musiciens sont comme les instruments, qu'ils s'améliorent avec le temps. Bien des cas prouveraient le contraire, cependant, son propre parcours corrobore l'assertion.
🎸🌹
☞ Avec Rock Candy Funk Party : "We Want Groove" (2013) ♢ "Grooove is King" (2015)
☞ Avec Beth Hart : "Don't Explain" (2011) ♡ "See Saw" (2013) ♡
☞ Avec Black Country Communion : [Same / First album] (2010) ♗ "BCC IV" (2017)
Excellent commentaire l'ami! Rien à redire, de toutes façons j'adore ce disque. Une tentative d'explication sur l'absence de Bernie Mardsen alors qu'il a participé à la compos de plusieurs titres , l'enregistrement était prévu en juillet 2019 , sauf que le batteur Anton Fig s'est pété la cheville juste avant les sessions , remplacé par Greg Morrow pour les concerts de l'été . Hors Mardsen et Bonamassa étaient ensemble en août 2019 sur la croisière "Keeping the blues alive" au départ de Barcelone . J'y étais et ils ont croisé le fer à maintes reprises pendant 5 jours !!!! En 2020 Mardsen ne devait plus être disponible pour participer aux sessions , et c'est bien dommage parce que le bougre nous a bien régalé sur le bateau! Reste que ce " Royalty" euh pardon "Royal Tea" ! est un excellent disque . Royalty / Royal Tea je pense que ce bon vieux Joe préfère les premiers!!!
RépondreSupprimerMerci JP. Et merci aussi pour l'explication au sujet de Marsden ; je craignais que cela soit dû à un souci de santé.
SupprimerConcert avec Marsden et Bonamassa ?! Le nec plus ultra !
Oui, j'pense bien aussi qu'il préfère les premiers. Avec le fric qu'il ne cesse de craquer pour son addiction aux guitares et autres amplis vintages.
Toutefois, il offre le téléchargement gratuit de 12 chansons accessibles sur son site. (Il doit probablement s'agir d'une sorte de Best Of ou de l'un de ses premiers disques)