Les années 70 ont vu fleurir sur les écrans un nouveau genre de film, de néo-polar, qu’on pourrait qualifier de thriller parano. Et généralement issus de cette mouvance qu’on a appelé le Nouvel Hollywood, quand les réalisateurs ont voulu s’affranchir des règles des studios, traiter de sujets contemporains, personnels, parler de leur époque, et en parler à leurs façons, sans contingences commerciales, même si souvent ces films ont été des succès populaires. Citons en vrac le roi Coppola, et ses sujets Friedkin, Cimino, de Palma, Spielberg et Lucas (même s’ils vont très vite rentrés dans le rang, bizness oblige) Arthur Penn, Mike Nichols, Bob Rafelson, Dennis Hopper, Robert Altman, Peter Bogdanovich, John Schlesinger… et dans une moindre mesure Polanski (venant d’Europe, il prend le train en route, et reprend un billet retour rapidos because vous savez quoi) Scorsese et Eastwood sur leurs premières réalisations.
Pour cause de gouffre financier, le chef d’œuvre de Cimino LA PORTE DU PARADIS - clic ici - sonnera la fin de la récré en 1980, les majors compagnies lasses de dépenser beaucoup pour ne gagner pas grand-chose, reprennent les rênes d’un cinéma calibré pour engranger les bénéfices et surtout ne pas faire trop de vagues.
Et s’il y a un thème qui revenait souvent en ces temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, c’est la surveillance d’état, l’espionnage, les secrets enfouis, les complots, on nous cache tout on nous dit rien, le citoyen est broyé par le système aux ordres, aux ordres de qui ? Ben… du système. La propagande / désinformation d’état lors de la guerre du Vietnam (notamment via le média télé) et l’affaire du Watergate, qui débute en 1972, n’y sont pas pour rien dans cette paranoïa qui plombe l’ambiance.
Sidney
Lumet, qui a vu souvent les choses venir avant les autres, sort en 1971 LE GANG
ANDERSON - clic ici - plus tard Coppola tourne CONVERSATION SECRÈTE (sa première palme d’or
à Cannes, 1974), Pollack nous trousse le superbe LES TROIS JOURS DU CONDOR en 1975, autant de
films où il est question de sombres complots et qui se caractérisent
par une ambiance oppressante. Le Travis de TAXI DRIVER qui soliloque devant son miroir est un rejeton de cette triste époque.
Celui
qui en fera sa spécialité en début de carrière, c’est Alan J. Pakula, avec
KLUTE puis A CAUSE D’UN ASSASSINAT (avec Warren Beatty, 1974) et of course le
fameux LES HOMMES DU PRÉSIDENT en 76. Avant lui aussi de rentrer dans le rang à partir des années 90 avec des productions moins personnelles.
KLUTE c’est John Klute, détective privé, engagé par l’homme d’affaire Peter Cable pour retrouver Tom Grunerman, le mari de son associée Trina Gruneman. Le FBI a pataugé pendant des mois, n’a seulement retrouvé qu’un paquet de lettres à fortes connotations sexuelles envoyées à une call girl de New York, Bree Daniels. Qui est interrogée, emprisonnée, puis relâchée faute d’éléments tangibles. John Klute reprend l’enquête.
Raconté comme ça, on se dit, ok, trame de polar ultra classique, Philip Marlowe sors de ce corps ! C’est pas faux. Pakula se sert des codes du Film Noir, mais rapidement on comprend qu’il se fout un peu de l’intrigue criminelle. Le Nouvel Hollywood, comme la Nouvelle Vague en France 10 ans plus tôt, se sert d’un genre codifié pour raconter tout autre chose. Si je vous pitche un truand en cavale tue deux flics et monte se refaire à Paris, est-ce que ça caractérise A BOUT DE SOUFFLE ?
Ce qui intéresse Pakula, ce n’est pas l’enquête, mais l’enquêteur et l’enquêtée. Et c’est là où le bât blesse, parce que le peu de protagonistes à l’écran nous indique très vite qui est le salaud. Les auteurs classiques, Hawks, Walsh, Lang, Wilder, Fuller, mitonnaient aussi leurs intrigues. "Un bon film c'est trois ingrédients : une bonne histoire, une bonne histoire et une bonne histoire" dixit pas mal de monde... Pour Fuller, c'est un seul ingrédient : "action". Les réalisateurs du Nouvel Hollywood coupent le cordon avec leurs aînés. Pakula préfère braquer sa caméra sur New York, et sur cette femme très libre qui déambule sur ses avenues.
Il y a pourtant une belle tension dans KLUTE, je pense à la scène où John Klute interroge Bree Daniels chez elle, quand il entend du bruit sur le toit, y monte, poursuit une ombre jusque dans les caves, labyrinthe de couloirs éclairée par sa seule lampe torche. On distingue des formes, des gens planqués, « Tom ? ». L’image est sombre, les personnages disparaissent dans des zones d’ombre plus noire que l’encre, on s'y cache, on s'y dissimule. La photo est de Gordon Willis qui signera l’année suivante celle du PARRAIN - clic ici -.
Pakula
utilise souvent des objectifs longue focale, la caméra est posée loin mais le
zoom rapproche le premier plan, la caméra semble figurer quelqu’un qui regarde
avec nous la scène qui se déroule. On voit parfois en amorce du cadre, flou,
une silhouette, celle d'un quidam, d'un flic, de Tom Grunerman le disparu, ou du gars qui l’a
fait disparaître ? Plusieurs plans sont filmés à travers des vitrines, des fenêtres (la scène du toit vitré chez Bree) on ne voit pas les gens mais leur reflet. Comme si Pakula voulait placer des obstacles que le spectateur est contraint de contourner pour comprendre ce qui se passe.
Chacun épie l’autre, à commencer par John Klute. C’est son métier. Le générique est sans équivoque, gros plan sur un magnéto de poche qui a enregistré une conversation. Klute pose ses valises au rez-de-chaussée de l’immeuble de Bree Daniels, truffe son appart de micro, la suit nuit et jour. Il rend compte de ses progrès à Peter Cable (joué par Charles Cioffi) qu’on voit dans son bureau surplombant le port de New York dont on distingue les grues dans la brume, tsar trônant dans sa tour d’ivoire, la ville à ses pieds, qui se repasse en boucle les enregistrements de Bree Daniels. Le mec fait peur.
A l’inverse, la caméra arpente les rues sordides de Harlem, les bouges à junkie, la scène chez Arlyn Page est éprouvante, les claques où de vieux bourgeois libidineux matent des films porno super-8. New York est le troisième personnage du film, comme Friedkin dans FRENCH CONNECTION - clic ici - auquel on pense parfois, la vitalité en moins.
Les deux premiers sont John Klute et Bree Daniels. La raison d’être du film. Klute est joué par Donald Sutherland, aux antipodes de son rôle dans M*A*S*H d’Altman un an plus tôt. Silhouette longiligne cintrée dans un costard, cheveux courts, la raie parfaite, le visage glacial, la voix mécanique, c’est pas un mec mais un logiciel sur pattes, il pue le jésuite puceau qui résiste tant qu’il peut aux assauts de la pulpeuse Bree. D’ailleurs, quand elle finira par lui sauter dessus, lui dormant en pyjama sur un matelas pour lui laisser son lit, elle lui dira « tu as été un tigre, quel dépucelage ! ».
Elle
c’est Jane Fonda, dont on ne perd rien de la plastique moulée dans ses pulls
près du corps. Le rôle de sa vie. Elle représente à elle seule la liberté
sexuelle, la femme propriétaire de son corps, call girl de luxe contrainte
après son arrestation de redescendre l’échelle sociale pour michetonner, passe
de Park Avenue à Harlem, racole sur un coup de fil « j’ai besoin de 50
dollars, y’a pas un mec qui veut baiser cet après-midi ? » et se répand
ensuite chez sa psy. Le personnage est complexe, libre et à la fois enfermée justement
dans sa posture de femme libre, elle séduit et fait peur, l’armure de Klute mettra
du temps à se fendre.
La sexualité est au coeur du film, traitée frontalement, à la manière de MACADAM COWBOY - clic ici -. La scène du début où la femme de Tom Gruneman apprend non seulement l'infidélité de son mari, mais surtout ses déviances obscènes est étonnante, les agents du FBI prennent mille précautions pour aborder le sujet, que balaie Trina Gruneman d'un revers autoritaire de main. Allez-y les gars, il n'y a plus de tabou.
On notera la présence de Roy Scheider en mac de luxe, qui avec sa coupe de cheveux dans son décor rococo annonce le Pacino de SCARFACE, et nous renvoie encore vers FRENCH CONNECTION ou le MARATHON MAN de John Schlesinger - clic ici - autre réalisation paranoïaque, mais plus nerveuse, des années 70.
KLUTE est un film étrange, angoissant, pas toujours facile, rares sont les scènes bucoliques, comme cette virée au marché. La mise en scène, la photographie, la musique minimaliste qui en rajoute dans l'anxiogène, la composition des deux comédiens et la finesse psychologique en sont les atouts. Dommage que l’intrigue fasse long feu et soit si peu expliotée.
Ce film a marqué son époque, c’est un film daté, mais dans le bon sens du terme.
couleur - 1h55 - scope 1:2.39
la bande annonce est au format 1:1.85, pas le bon !
Tu dis anxiogène vers la fin, c'est ce qui résume le mieux ce film ... on sait pas ce qui va se passer dans la minute, mais on sait (c'est pas très compliqué) comment ça va finir ...
RépondreSupprimerLe New York déglingué des ruelles sales, des putes et de la came, c'est aussi un peu la matrice de tous les films de blaxploitation de l'époque (Shaft, Superfly).
L'ambiance tendue, parano, anxiogène donc, c'est aussi ce qu'on retrouvera dans les giallos italiens de la même époque, je pense à l'oiseau au plumage de cristal de Argento, avec bande-son sinistre et synthétique (pléonasme?)... je sais plus de qui est celle de Klute, mais ça fait penser à Goblin (les giallos) ou à Carpenter dans Halloween ...
Comme tu l'expliques bien avec toutes tes références, Klute est à la croisée de chemins de plein de choses, mais je lui trouve quand même un aspect brouillon, il ouvre plus de perspectives qu'il n'en explore ...
Brouillon, oui, mais à mon sens ça sert aussi l'atmosphère intrigante du film. Et puis ce n'est que le deuxième film de Pakula, il a sans doute voulu en mettre trop, "Les hommes du président" sera mieux structuré. Et puis franchement, Pakula ne boxe pas dans la même catégorie que Lumet, Pollack ou Scorsese...
RépondreSupprimerBon, je ne connais le film que de réputation, et j'espère le voir bientôt (ne serait-ce que pour Sutherland et Fonda). J'en sais rien. Pas une priorité pour le moment. Ah, je suis content de retrouver Lester, toujours en verve (ça fait un baille, Lester, surtout que je ne suis plus sur fb). Plaisir de te retrouver ici. Et sinon, comme j'aime beaucoup Donald Sutherland, quels sont selon vous, Lester et Luc (et les autres éventuellement), ses films les plus attachants ou du moins ceux que vous préférez ?
RépondreSupprimerAmicalement,
freddiefreejazz
"MASH" vient en premier à l'esprit, et juste avant cela il avait tourné "De l'or pour les braves" que j'adore, film de guerre satirique dans la lignée de MASH, avec Telly Savalas et Eastwood. "Les profanateurs de sépultures" (le remake de 78)j'aime bien, bine flippant, une comédie d'aventure de Michael Crichton avec Sean Connery "La grande attaque du train d'or", très british, en costume. En moins drôle y'a le "1900" de Bertolucci. Plus récemment il a quand même cachetonné dans des navets, joué le grand méchant, il n'a plus vraiment de premier rôle. Il fait une apparition dans le dernier James Grey. Je l'ai vu dans une série télé "The Undoing", il joue le père de Nicole Kidman.
RépondreSupprimerMASH, bien sûr. Mais aussi Ne vous retournez pas (Don't Look Now) et Ordinary People avec Julie Christie. Astra, de James Gray, toujours pas vu. De l'or pour les braves, je trouve que c'est très mauvais. Dans la lignée de MASH, certes, mais très très en dessous. Perso, ce film avec Savalas et Eastwood, je le trouve calamiteux, tout comme Les douze Salopards (que j'ai aimé quand j'étais ado, mais qui a pris un sacré coup de vieux, quand je l'ai revu récemment sur une chaîne publique). Les profanateurs de sépulture, toujours pas vu.
RépondreSupprimerSinon, après ton commentaire, je viens de voir une superbe vidéo sur youtube et ça s'intitule Examining the Costume Design of Jane Fonda in Klute. Et le mec qui en parle est passionnant. Avec extraits du film bien entendu. Alléchant. Le texte que t'as pondu + cette vidéo sont hyper convaincants, et je crois que je vais bientôt passer à la caisse... ;-) Encore merci pour ta réponse, Luc. Belle journée à toi.
freddie
"De l'or pour les braves" : pas d'accord ! scénario malin, bonnes scènes d'actions, humour, grosse charge contre l'armée... C'est du divertissement, bien sûr, c'est pour rire, comme on dit... Sutherland en conducteur de char (peint en rose !) hippie et azimuté. Je le revois toujours avec plaisir... MASH c'est Altman, et donc forcément au dessus du lot !
RépondreSupprimerJ'en avais parlé, si tu peux copier ce lien :
http://ledeblocnot.blogspot.com/2013/11/de-lor-pour-les-braves-de-brian-g.html
Merci Luc. Je viens de lire cette chronique qui date de 2013 (ça fait des souvenirs !) et t'ai apporté une réponse.
RépondreSupprimerSutherland est vraiment un grand acteur. Dommage qu'il ait été sous-employé ces dernières années (hormis dans des films plus ou moins bidons). Je crois que le cinéma est mort (du moins tel qu'on l'a connu depuis ses débuts jusqu'à disons 2001.......... non pas l'Odyssée, mais Mulholland Drive, le dernier film hors norme et marquant selon moi, bref une véritable oeuvre d'art). Après, bien sûr, il y a encore de bons films. Mais c'est fini. Finis les Mank, les Wilder, etc. Autre époque, certes. Pas vraiment comparable. Soderbergh a essayé de nouvelles technologies. Mais tout cela dessert le cinéma selon moi. D'où la possibilité de revenir maintenant à ce qui se faisait dans le passé, de découvrir des perles plus ou moins oubliées comme Klute (ça y est, je viens de le commander), tout en gardant un oeil avisé sur l'horizon... Bises à l'équipe.
freddie
Sutherland grand acteur....tu m'étonnes! ça me fait songer à Tippi Hedren parlant de son rôle dans Marnie: "Je devais jouer une femme frigide, et en face y'avait Sean Connery...".
SupprimerLe Donald, dans Klute, il est tout guindé, confronté à Jane Fonda, fraichement sortie de Barbarella...
Sinon, Sutherland, dans 1900, il est extraordinaire, hors concours, jamais vu un monstre aussi ignoble!
1900, j'avais vu le début, y a longtemps, j'ai décroché au bout de trois quart d'heure. Depardieu frangin de De Niro... Heu, non. Erreur de casting ? Je ne me pronconce pas davantage car je n'ai pas osé aller jusqu'au bout.
Supprimerfreddie
Ils sont pas frère, De Niro c'est le fils du proprio, et Depardieu fils d'un ouvrier du domaine. Ils sont juste nés le même jour!
SupprimerComment na pas aimer ce film si on aime le cinoche??
Ah. Bon, ben, c'est bien de me dire ça. Vais corriger ce faux pas. Merci d'avoir insisté sur ce film. Heu, à Deblocnot, ils ont écrit quelque chose là-dessus ?
RépondreSupprimerP.S. Je veux dire s'ils ont écrit quelque chose sur le 1900 de Bertolucci.
RépondreSupprimerfreddie.
Non, c'est trop long ! Il est repassé à la télé à la mort de Bertolucci, mais un film de quatre heures qui débute à 23h45... je me fais trop vieux ! Et puis le problème avec tous ces films italiens, c'est VO ou VF ? Surtout avec un ricain et un français au casting... Mais on se souvient tous de ce plan branlette sur un pieux avec Bob et Gégé !
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