- Heuu Claude, je ne vois pas le rapport entre le titre du billet
consacré à la musique russe et cette photo de mode masculine d'un beau mec
bodybuildé… hihihi…
- Houlà Sonia, ce "beau mec" nous a quittés tragiquement en 2017 à 55 ans,
un cancer. Sans doute l'un des baryton russes le plus doué de sa
génération…
- Mon dieu, quelle horreur, si jeune ! Tu as choisi Moussorgski (la nuit
sur le mont chauve) et Chostakovitch pour nous le présenter.
- Les chants et danses de la mort sont quatre mélodies russes pour voix et
piano de Moussorgski orchestrées plus tard par Chostakovitch (en 1962 pour
être précis).
- Tu nous proposes les deux versions, je vois deux vidéos…
- Oui, avec accompagnement au piano et en version orchestrale avec
l'orchestre du Kirov dirigé par Valery Gergiev, un pilier du blog !
Jaquette de 1993 |
Avec Sonia, je donne l'impression de connaître ce chanteur. Question de
Prestige du rédacteur doyen du blog. En fait il n'en est rien du tout.
Rétablissons la vérité : c'est ma sœur amateure de musique au sens large et
d'art lyrique, notamment italien par ses attaches à ce beau pays, qui m'a
fait découvrir cet artiste. Très enthousiaste elle me présentait
Dmitri Hvorostovsky
comme
le plus grand baryton du demi-siècle. Vous connaissez, chers lecteurs, ma méfiance pour ces assertions
lapidaires. "Le plus grand…",
"La référence absolue…", etc. D'autant que parler de la voix et des chanteurs barytons célèbres
m'inspire immédiatement une vingtaine de noms environ, au hasard :
Dietrich
Fischer-Dieskau,
Hans Otter,
George London
et très récemment dans le blog
Thomas Quasthoff de la même génération que
Hvorostovsky.
Je l'appellerai
Dmitri, non par familiarité, mais certains artistes russes ont des noms
imprononçables avant le dixième essai… de
Rojdestvenski, en passant par
Wyschnegradsky
sans oublier
Chostakovitch, la terreur des lecteurs qui zozotent 😊. Méconnaissant cet homme, mais achetant de semaine en semaine des CD et
DVD de Dmitri
au bénéfice de mon aînée, j'ai découvert un baryton à la carrière pour le
moins bien remplie avant sa disparition tragique et prématurée en
2017. Autre explication à mon ignorance, vous avez appris au fil des
années que je suis en addiction du répertoire orchestral et sacré, de
musique de chambre et pianistique également, plutôt que d'opéra. Et pour
aggraver mon cas, ma préférence va au chant anglo-saxon, latin et français
(Wagner,
Berlioz,
Debussy) et très peu italien hormis
Puccini.
Dmitri a surtout œuvré dans le répertoire russe (restreint même si passionnant, je
vais y revenir) et dans les opéras de
Verdi
les plus marquants (une douzaine). Autre malchance pour cet homme, il est de
la génération où les grands labels ont abandonné inexorablement les gravures
en studio au bénéfice de récitals en directs, (des best of pas toujours
équilibrés et surtout commerciaux) et la publication éphémère de spectacles
lyriques. Philips a abandonné la publication "classique" et son
catalogue fabuleux. Decca n'en ayant réédité qu'une maigre partie.
Decca vient de signer le premier contrat d'exclusivité depuis celui
de
Riccardo Chailly
en 1998 (en 2021 :
Klaus Mäkelä, 25 ans, finlandais et successeur de
Paavo Järvi
à la tête de l'orchestre de Paris).
Vous voyez l'état de la discographie au XXIème siècle
😖 !
Dmitri n'a pas eu la chance d'un
Fischer-Dieskau, c'est un euphémisme. Combien de captations sur les plus belles scènes du
monde dorment dans les placards ?
Dmitri dans le final du Trouvère de Verdi |
En général, la ligne éditoriale classique du Deblocnot privilégie une œuvre et son compositeur, parfois un artiste d'exception. "La notion de RÉFÉRENCE" est discutable dans le genre. Une exception : des redécouvertes de compositeurs oubliés et dont la discographie se résume à un seul enregistrement (Atterberg, Rott, Gouvy…). Pour les ouvrages au catalogue pléthorique, chaque article propose une discographie alternative, une sélection de belles gravures choisies dans le haut du panier, subjectif sans doute, mais le moins possible. (7 propositions pour le chant de la terre. de Mahler. 😅)
Moussorgski
a déjà fait la une du blog, mais curieusement son cycle de mélodies
Chants et Danses de la mort
bien abordé par les chanteurs (tant masculins que féminins), laisse les
éditeurs de disques peu motivés. Cette semaine, coup double donc coup de
chance, nous disposons chez You Tube de l'interprétation de l'ouvrage
original avec accompagnement au piano, et de la version orchestrée par
Chostakovitch, les deux chantées par
Dmitri. La seconde étant accompagnée par l'un des plus inspirés maestros russes
actuels,
Valery Gergiev, (là on peut l'affirmer) et un bel orchestre, celui du
Kirov. Et les deux enregistrements par un même artiste semblent rares.
RIP : Dmitri
a succombé en novembre 2017 à un cancer du cerveau qu'il a
vaillamment combattu pendant deux ans, se produisant sur scène jusqu'en mai
de la même année. De toute évidence, le drame a bouleversé grandement ses
fans et les critiques, à lire les biographies de l'artiste.
Wikipédia, entre autres, propose plutôt un dossier médical qu'un article de fond sur
son talent artistique (n'y voyez aucun humour noir déplacé, le fait est).
Pareil dans la presse spécialisée,
Classica et
Diapason se limitant à des
entrefilets.
Dmitri n'est pas le premier ni hélas le dernier à voir sa carrière écourtée par
cette maladie diabolique, citons les compositeurs
Brahms,
Debussy,
Ravel,
Gershwin,
Puccini,
Bartók… et les chanteurs ou maestros
Kathleen Ferrier,
Luciano Pavarotti,
Claudio Abbado, le jeune chef russe
Yakov Kreizberg
à 51 ans,
Seiji Ozawa
lutte toujours… En début de recherche, déception : peu d'infos "musicales"
pour nourrir un papier qui ne serait pas un RIP de plus, trois ans trop tard.
("un artiste reste toujours vivant grâce aux livres, aux disques, au
DVD…")
Qui pouvait m'aider à cerner plus largement une telle personnalité sinon l'intéressé lui-même lors d'une longue interview ? Bruce Duffie a republié un entretien de 1993 actualisé mi 2017 avant son décès. (Clic – l'anglais de Dmitri a été corrigé et le traducteur automatique de Chrome se révèle efficace, et merci à Wikipédia en italien, de loin l'article le plus fouillé.)
Natif de Krasnoïarsk en Sibérie orientale (1962)
Dmitri a dû commencer à chanter avant de parler (simple hypothèse). Un père
ingénieur chimiste et une mère gynécologue phagocytés par leurs carrières
confient en semaine le gamin à son papi vétéran traumatisé par les tueries
nazies-URSS, méprisant et un peu poivrot (dixit
Dmitri), et à sa mamie que
Dmitri
adore. L'enfant se révèle très autonome et assoiffé de connaissance
artistique : graphisme, sculpture et musique. Certes ses parents ne
voient leur fils que le weekend, mais étant musiciens et chanteurs amateurs,
ils décèlent rapidement ses dons. Il apprend le piano des dix ans et use
jusqu'à l'étiquette les vinyles de
Fédor Chaliapine
(1873-1938, célèbre basse profonde russe, une référence culte dans
Boris Godounov - 🔊) et ceux de
Ettore Bastianini
(1922-1967) et de
Piero Cappuccilli
(1926-2005), deux barytons italiens considérés comme ses mentors
posthumes ; on remarquera une similitude frappante entre le répertoire du
second et celui de
Dmitri, principalement en langue italienne.
Guère studieux au collège (il obtint pourtant un diplôme de chef de chœur)
Dmitri
inquiète ses parents qui voient d'un mauvais œil l'ado se passionner pour le
Rock et la Pop, des genres qu'il ne reniera jamais ; mais même si la Russie
stalinienne de Brejnev agonise dans la gérontocratie, cette dérive
musicale "occidentale" fort mal vue (revoir le film hilarant
twist again à Moscou) conduit la famille à inscrire
Dmitri
à la brillante
Université pédagogique d'État de Krasnojarsk, ville singulière de garnison un tantinet fermée sur elle-même. Il y
étudie le chant jusqu'en 1986.
Dmitri
souhaitait chanter les rôles de ténor ("les gentils", les héros, les
chevaliers valeureux, quoique…) mais il possède une voix de baryton (a
priori pas mal de "méchants" :
Godounov, Scarpia, Iago mais aussi des héros
épiques comme Rodrigue dans
don Carlos). Rodrigue : le rôle verdien
éprouvant qui lui ouvrira la grande porte du succès.
De 1984 à 1989, il chante pour la mère patrie à l'opéra de
Krasnoïarsk. C'est l'âge des concours :
Glinka, Toulouse mais surtout en
1989, il participe et remporte le prix "du meilleur chanteur" au très réputé concours biannuel
Cardiff Singer of the World où
il remporte le prix face à…
Bryn Terfel, le candidat "maison", qui remporte néanmoins le "prix pour le meilleur air".
Dmitri
y chante entre autres un air de
Rodrigue (- 🔊). Le lendemain il signe un contrat chez Philips.
Dmitri Hvorostovsky et Ivari Lija |
Vont suivre 38 ans de carrière orientés dans deux directions : les plus
grandes scènes lyriques du Monde : le
Metropolitan,
Covent Garden,
Vienne,
Paris,
La Scala,
le conservatoire de Moscou, le
Kirov, etc. Je ne sais même pas pourquoi j'énumère, elles y seront toutes ; et
des récitals de mélodies accompagnés au piano ou par l'orchestre dans des
salles prestigieuses.
Dmitri
limitera volontairement son répertoire au chant italien de
Scarlatti
à
Mozart
(Don Giovanni) et bien entendu au romantisme (Puccini,
Verdi, etc.) et en langue russe, notamment les trois opéras de
Tchaikovski
(La dame de Pique,
Eugène Oneguine,
Iolenta). Hélas, pas de
Moussorgski
en entier (juste des extraits de
Boris Godounov
en récitals, le monologue de
Boris (- 🔊), avec grandeur et sans les sanglots de
Chaliapine). (Voir la liste à la Prévert de son répertoire sur Wikipédia.)
Il y aura des petites incursions en français :
Faust
de
Gounod, le duo des
pêcheurs de perles
de
Bizet
en complicité avec
Jonas Kaufmann
; deux colosses de 1,82 m vs 1,92 m pour interpréter deux jouvenceaux
enamourés
(- 🔊), les personnages sont crédibles car les deux chanteurs évitent les
coquetterie de stars d'opéra. Et des airs très isolés en allemand, langue
que Dmitri
estimait trop mal maîtriser pour chanter les rôles si exigeants imposés par
Wagner
comme Wotan dans le
Ring
ou Gurnemanz dans
Parsifal. Tant pis pour moi !
- Pardon Sonia ? Tu trouves que Dmitri était trop séduisant pour
chanter Gurnemanz, un vieillard doyen des chevaliers du Graal… Tss tss,
mêle-toi de tes oignons…
La discographie de
Dmitri
est abondante mais pas toujours disponible. On se régalera des nombreux
albums de récitals de chants russes et d'airs véristes. On dispose de
nombreux opéras en CD ou DVD, ceux de
Tchaikovski
ont trouvé leur interprète moderne (Eugene Onéguine
avec
Renée Fleming,
Gergiev
dirigeant le
Metropolitan). Évidement chez Verdi, la concurrence historique est rude. Il serait bienvenu de rééditer les 3
CD de
Don Carlos
avec
Haitink… Quant à
Rigoletto
enregistré alors que le chanteur était déjà malade, si la voix est là,
l'orchestre de
Kaunas
en Lituanie est poussif dès l'ouverture poignante voulue par
Verdi, ici incolore et soporifique. À fuir sauf pour les fans ; on en revient
depuis 50 ans à
Kubelik-Scala de Milan—Fischer-Dieskau
(DG) ou à
Bonynge-Pavarott-Milnes- symphonique de Londres
(Decca).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Moussorgski par Ilya Repine |
La malédiction n'est pas l'apanage des poètes seuls (Verlaine, Rimbaud,
Mallarmé, etc., je vous renvoie à vos cours de littérature). Les musiciens
"maudits" sont aussi légions,
Berlioz,
Bruckner
et
Moussorgski
à propos duquel je ne change pas un mot dans la biographie écrite présentant
le célèbre poème symphonique
La nuit sur le mont Chauve.
(Clic)
Et j'illustre de nouveau ce billet avec le portrait réaliste et effrayant
peint par Ilya Repine quelques jours avant que la mort n'emporte le
compositeur sans doute le plus original de l'ère romantique russe. Il n'a
que 42 ans et depuis vingt ans picole au point de traverser des périodes de
delirium tremens.
La musique classique au sens occidental du terme n'existe pas avant le
XIXème siècle en Russie. La toute puissante Église orthodoxe
n'autorisant pas autre chose que le plain-chant (monodie et polyphonie)
hérité de la période byzantine. On doit une évolution culturelle majeure
dans l'art musical au compositeur autodidacte
Glinka
né en 1804 et mort en 1857.
Glinka
parcourra l'Europe de l'Allemagne à l'Italie via la France pour acquérir les
techniques de composition et, tel un
Bartok
plus tard, travaillera sur les chants populaires slaves pour initier un
courant de musique disons… "savante". Sa production est banale mais il
influença la création du célèbre groupe des cinq réunissant
Alexandre
Borodine,
César
Cui,
Mili Balakirev
Modeste Moussorgski,
Nikolaï Rimski-Korsakov
(classement par dates de naissance). N'oublions pas un outsider de poids
proche du groupe, un certain
Tchaïkovski…
Soyons objectifs, seuls
Moussorgski
et
Rimski-Korsakov
concurrencent les confrères de la vielle Europe de l'ouest, l'un étant un
original tournant le dos à l'académisme et le second un pédagogue et un
génie de l'orchestration. Que n'a-t-on pas déversé comme insanités sur
Moussorgski
; lisons les crétineries du critique Arthur Pougin (1834-1921)
: à propos
des tableaux d'une exposition
"Cela n'a ni sens, ni couleur, ni forme, ni contour, on peut dire ni
queue ni tête… Ce sont là, non pas même des ébauches, mais des
divagations bizarres". Le portrait certes génial par son réalisme de Repine d'un poivrot
entêté nuira au compositeur vu comme un raté malhabile car intempérant. On
attribue encore le "sauvetage" de certaines de ses plus belles pages, aux
accents modernistes et hardis, à la réorchestration rigoureuse mais sans
panache de
Rimski-Korsakov
ou plus brillante de
Ravel. Depuis les années 1980, un retour aux partitions authentiques est
de mise, ouf !
Arseni Golenichtchev-Koutouzov |
Âme tourmentée (son éthylisme en étant une conséquence),
Moussorgski
se passionne pour le fantastique et le morbide. Un Edgar Poe de la
partition.
La nuit sur le mont Chauve
trouve-t-elle ses racines dans la nuit de sabbat de la
symphonie Fantastique
de
Berlioz, scène de sorcellerie qui hante les songes d'un poète amateur d'opium ?
Boris Godounov est un monstre infanticide qui meurt fou rongé par la
culpabilité et les hallucinations. (Moussorgski
en souffrait-t-il ?). Dans
Les tableaux d'une exposition
on parcourt des images de gnomes, d'un vieux château en ruine, de
catacombes, d'une sorcière hideuse… des images qui auraient séduit un
Jérôme Bosch.
Comme Boris Godounov, le compositeur est-il obsédé par l'allégorie
de la mort : la faucheuse squelettique, la cape noire en guenilles avec sa
capuche, la faux… Le choix des textes évoquant la créature infernale
venant prendre possession de son dû le confirme.
Moussorgski
faisait partie de cette génération dont les familles de hobereaux avaient
connu la ruine suite à l'abolition du servage. L'homme est humaniste et
tempête face à une Russie tsariste dont le peuple meurt de faim. Soyons
clair, l'empire vit au moyen-Âge. Comme un
Beethoven en son temps,
Moussorgski
noie sa révolte dans une forme chronique de dépression. Son ami
Arseni Golenichtchev-Koutouzov, poète oublié de nos jours, écrit
quatre poèmes aux thèmes bien en rapport avec ces angoisses : (Désolé pour le copier-coller Wikipédia, je ne le dirai pas mieux)
-
Berceuse
: Une mère berce son bébé malade, qui gémit. La Mort apparaît, déguisée en
nourrice, et berce le bébé qui s'endort d'un sommeil éternel.
-
Sérénade
: La figure de la Mort chante une sérénade sous la fenêtre d'une jeune
fille mourante, à la manière d'un amant faisant la cour.
-
Trepak
: Un paysan ivre trébuche pris dans une tempête de neige et s'allonge. Le
paysan s'endort sous la couverture mortelle de neige et rêve de colombe en
champs d'été.
-
Le Chef d'armée
: La figure de la Mort est dépeinte comme un officier, illuminée par la
lune et montée sur un cheval et inspectant ses troupes après une bataille
terrible et sanglante. Elle veut compter ses troupes enfin réconciliées
avant que leurs os n'aillent en terre pour l'éternité.
Ah c'est gai ! Contrairement aux lieder de
Richard Strauss
les textes sont longs, je ne les copie pas… La traduction est disponible sur
le forum "Autour de la musique classique", merci à Polyeucte d'avoir assuré leur publication.
Moussorgski
compose son cycle pour ténor ou baryton et piano entre 1875 et
1877. Sa santé mentale est déjà très éprouvée. La musique sonne de
manière lugubre dès les premières mesures en forme de marche funèbre. La
ligne de chant suggère tristesse et renoncement. Le développement central de
la mélodie apporte un surprenant changement de ton avec ses syncopes [1:32]
évoquant les protestations de la mère puis des plaintes déchirantes [1:55].
La variété des climats dans une mélodie de 5 minutes est stupéfiante. On
pense immédiatement à un monologue d'opéra. La partie de piano révèle des
difficultés de rythme singulières qui dramatisent le propos. Ténor ou
baryton ? de nos jours, cantatrices et chanteurs de toutes les tessitures
abordent l'œuvre. Dans une liste pléthorique des grandes voix, on citera la
basse (sévère) finlandaise
Martti Talvela (1935-1989, un géant de 2,02m), spécialiste du répertoire wagnérien
et russe qui, comme
Dmitri, a gravé les deux éditions, pour piano ou orchestre (mal rééditées).
J'anticipe sur la discographie…
Le style de
Dmitri : le velouté subtilement détimbré de la voix et l'absence de
fioritures de star lyrique hédoniste. Un phrasé qui laisse penser que
l'artiste vit ces chants au plus profond de son être. Certes le tempo paraît
lent par rapport à un
Talvela
rageur, mais
Moussorgski
a noté sur la
partition
Lento assai, tranquillo pour la
berceuse. L'expressivité du baryton russe est riche : mélancolique
mais jamais lugubre, plaintive mais déterminée quand la mère prend la parole
; le texte de la berceuse est en forme de dialogue.
Dmitri laisse s'épanouir les mots et les sentiments, l'affliction sincère
dans ce combat entre une mère et la mort. L'effacement face au compositeur
est la signature des grands interprètes. À noter un bel équilibre voix-piano
dans la prise de son. Le label Ondine nous a habitué à ces trésors
discographiques.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Il existe un arrangement pour orchestre de Rimski-Korsakov assez terne et peu chanté avant 1962, date à laquelle Chostakovitch décide d'orchestrer les quatre chants. Le compositeur, peu enclin à l'euphorie après avoir dû supporter l'indicible lors du stalinisme, entre les procès, les purges et les autocritiques, ne peut qu'être séduit par la thématique mortifère de ce cycle dédié au petit peuple russe toujours victime d'un tyran, avec une couronne ou un képi. L'époque Khrouchtchev succédant au monstre Staline a permis un soupçon de liberté pour les artistes, quoique. En parallèle de ce travail, Chostakovitch ose écrire une 13ème symphonie provocatrice, un réquisitoire d'une force prodigieuse contre l'antisémitisme. La symphonie est conçue pour basse, chœur d'hommes et orchestre et enchaîne cinq chants évoquant : les horreurs des massacres de Babi Yar, l'affaire Dreyfus, le journal d'Anne Frank, etc. Khrouchtchev, dictateur d'un régime notoirement antisémite, menace d'interdire l'œuvre. Pour la création en 1965, même ses amis comme le maestro Mravinsky, qui n'était pas un poltron, se défileront. J'en reparlerai.
1962 : Rostropovich, Chostakovich et Galina Vishnevskaya |
Le choix de la voix, basse ou baryton, et la sévérité de l'accompagnement
orchestral de la
13ème symphonie est proche de ceux des
Chants et Danses de la mort
de
Moussorgski. La gravité des orchestrations de
Chostakovitch
s'applique à merveille à ce cycle dès les premières mesures, une reptation
des cordes graves. L'orchestration est aérée, colorée et vive (le chant des
bois). Le compositeur russe n'appuie jamais le trait, cuivres et percussions
sont fort discrets (trompettes bouchées). Je ne commente pas au-delà, du
grand art tout simplement. Le jeune
Dmitri
débutant maitrise parfaitement le propos fort brillamment accompagné par
Valery Gergiev.
Orchestration
: 2 flûtes (+ 1 piccolo), 2 hautbois, 2 clarinettes (+ 1 clarinette basse),
2 bassons (+ 1 contrebasson), 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones, tuba,
timbales, percussionniste, harpe, cordes. Rien à voir avec les orchestres
démesurés des grandes symphonies. Un orchestre romantique typique de la fin
du XIXème siècle.
Il est évident que les
Kindertotenlieder (chants pour les enfants morts) de
Mahler
et ce travail de transcription des
Chants et Danses de la mort
ont influencé l'écriture de la
14ème symphonie
en 1969. Un ouvrage de nouveau en forme de cycle de mélodies composé
pour soprano, basse et ensemble de cordes avec percussion. Une suite de onze
poèmes de Garcia Lorca, Apollinaire, Küchelbecker et
Rilke chantés dans leurs langues originelles mais
Chostakovitch
en réalisera aussi une traduction en russe que
Dmitri
n'a pas enregistrée à ma connaissance, dommage… Là encore, le thème de la
mort prématurée et violente est omniprésent.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Pour une discographie alternative, voici trois propositions :
Par curiosité, on peut écouter la gravure réalisée par les créateurs de
l'arrangement de
Chostakovitch
le 12 novembre 1962,
Galina Vichnevskaïa
: soprano et l'Orchestre philharmonique de Gorki
dirigé par son mari et ami du compositeur :
Mstislav Rostropovitch. La voix est magnifique, les transitions animées, mais est-ce vraiment une
œuvre pour voix féminine aussi légère ? (Il n'y a aucune misogynie dans ma
question, juste une interrogation par rapport au tragique des chants plus
adapté à une voix grave à mon sens). Un document important, son étriqué de
l'époque. (Melodya – 5/6).
Avant 1962, on chante l'ouvrage surtout accompagné au piano (des
orchestrations existent mais sont peu jouées). Le baryton-basse canadien
George London
partageait avec
Dmitri
un physique avantageux de grand gaillard héroïque et des capacités vocales
exceptionnelles, mais lui dans toutes les langues. Il sera un
Wotan
de
l'or du Rhin, un
Amfortas
de
Parsifal
et aussi un
Boris Godounov
de légende. Je réécoutais il y a une quinzaine son
Wotan
dans la version
Solti-Vienne-Decca
de 1958 ; un seul mot : Waouh, quelle noblesse ! On a réédité un
pot-pourri d'airs célèbres de son vaste répertoire dont une interprétation
de 1955 des
Chants et Danses de la mort. Le chanteur maîtrise la langue russe à la perfection et suit une ligne de
chant glaçante, une alternative bouleversante qui contraste avec l'humanité
de
Dmitri. (Preiser Records – 6/6, rarissime mais à écouter sur
You Tube)
Poursuivons l'exploration des vieilleries historiques (sans ironie 😊). La basse (presque profonde) d'origine bulgare Boris Christoff (1914-1993) s'illustra dans le répertoire russe notamment en enregistrant plusieurs gravures de Boris Godounov (dont une, cultissime, avec André Cluytens), un rôle qu'il chanta 600 fois dans sa carrière très éclectique. On se doit de s'interroger si les quatre disques dédiés à l'intégrale des chants de Moussorgski ne recèlent pas la plus habitée et fougueuse des interprétations des Chants et Danses de la mort ? En 1958, en mono, le phrasé de l'orchestre de la RTF dirigé par Georges Tzipine est très articulé. Le chef recourt à la peu utilisée orchestration de Glazounov et Rimski-Korsakov. Le chanteur revêt l'habit de l'ange de la mort, mais sans cruauté, plutôt consolateur, là où Dmitri Hvorostovsky prend la main des victimes. (EMI – 6/6). (Deezer : CD 3, plages 8 à 11). De par la différence d'orchestration, les deux chanteurs ne se concurrencent pas, ils enrichissent le catalogue.
Comme
Dmitri,
Boris Christoff
disparut suite à une grave maladie à l'âge de 72 ans. Réservons un article à
ce chanteurs mythique.
Abondance de biens…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
1 -
Eugène Onéguine
de
Tchaikovsky
avec
Dmitri Hvorostovski
dans le rôle-titre et
Renée Fleming
dans celui de tatiana ; pour les
critiques "Hvorostovski semble né pour ce rôle de dandy", une belle réalisation de 2007 au
Metropolitan
dirigé par
Valery Gergiev. (DVD Decca multizone)
2 –
Le trouvère
de
Verdi
de nouveau au
Metropolitan
dirigé cette fois-ci par
Marco Armiliato.
Dmitri interprète le rôle masculin central,
Le comte de Luna. Une réalisation de 2009 bien accueillie par la critique, décor et mise en
scène évitant les innovations modernistes souvent grotesques à la mode…
Conseillé pour découvrir cet opéra populaire à la discographie, disques ou
vidéos, pour le moins pléthorique
😊. (DGG)
3 -
A Musical Odyssey in saint Peterburg. Un récital pour lequel le baryton retrouve
Renée Fleming. C'est le chef
Constantin Orbelian
né à San Francisco mais d'origine arménienne qui a eu l'idée de cette
production, à la fois promenade dans la capitale du Kirov ou du
Marinsky, La Venise du nord. Au programme : des airs de
Eugène Onéguine
et de
La dame de Pique
de
Tchaikovsky, de
Simon Boccanegra
et du Trouvère
de
Verdi, et des mélodies de
Rachmaninov
ou
Medtner
en compléments. (Decca)
4 – Autre concert mémorable capté et filmé à Montréal dont Charles Dutoit était le directeur. Un programme original avec une interprétation des Chants et Danses de la mort, mais aussi des airs de Rossini et de Respighi. (Une production de l'orchestre de 2005.)
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