vendredi 31 mars 2023

L'HOMME AU BRAS D'OR de Otto Preminger (1955) par Luc B.

Le titre est célèbre, le générique animé est célèbre, la musique est célèbre, l’acteur principal est célèbre…

On reprend dans l’ordre. L’HOMME AU BRAS D’OR est une histoire de junkie mais le titre ne fait pas référence à la piquouze (l'or qui coulerait dans le bras ?) mais au gagne-pain du héros qui distribue les cartes dans un cercle de jeu clandestin, surnommé en VF La Distrib, et en VO The Dealer. Dealer de poker / dealer de drogue… Le générique est signé d’un jeune graphiste, Saul Bass, qui réalisera parmi les plus beaux génériques de film, nous en avions parlé à propos de son unique réalisation : PHASE IVCLIC ICI vers l'article ). On doit la musique à un autre jeune compositeur, Elmer Bernstein**. Son thème est resté célèbre, c’est la première fois que le jazz était utilisé en musique de film, d’habitude on en entendait simplement en situation, par le filtre d'une radio, un concert, une scène de club, mais jamais spécifiquement composée pour une la bande son.

L'acteur c’est Frank Sinatra, dont la carrière de crooner dans les 50's subit les assauts voraces de jeunes rockers, ses disques font des flops, Frankie the Voice est à deux doigts d’être relégué au statut de vieille gloire. Sa planche de salut viendra du cinéma grâce à TANT QU’IL Y AURA DES HOMMES (Fred Zinnemann, 1953).

L’HOMME AU BRAS D’OR est plus qu’un bon film, c’est un film important. Un de ceux qui ont permis d’en finir avec le code Hays. Il était interdit de parler de drogue au cinéma ? Ici, on ne parle que de ça. Interdit de montrer un suicide ? Il y en aura un. Interdit de voir un homme embrasser une femme s’il n’est pas marié avec ? Le personnage de Frankie Machine ne fait que ça ! Donc le projet est censuré, on lui refuse le visa de distribution à moins d’en édulcorer l’intrigue. Il faudra la ténacité du metteur en scène Otto Preminger, célèbre pour son caractère intransigeant, un véritable despote (son compatriote Billy Wilder lui fait jouer un nazi dans STALAG 17 !), pour que le film sorte tel que, avec cet argument qui fait mouche auprès des financiers : « Si vous reniez le film, en sabotez la sortie, le public ira quand même le voir à cause de son sujet, mais vous n’en toucherez pas les bénéfices ». Et le film fut un succès. Premier coup de canif à la bonne morale des censeurs.

L’HOMME AU BRAS D’OR est entièrement réalisé en studio (ça se voit) avec un décor conçu pour permettre de larges mouvements de caméra, marque de fabrique de Preminger, adepte des plans séquence. A commencer par ce premier plan réalisé en un seul mouvement de grue. Un bus arrive en ville (cadre large), Frankie Machine en descend (on ressert), traverse la rue, longe le trottoir (suivi en travelling latéral), il semble heureux, les gens le dévisagent, il s’arrête devant un bar (on s’approche), regarde par la fenêtre, la caméra prend le relai en subjectif, cadre l’intérieur où on voit des gars qui se moquent d’un vieil ivrogne. On  coupe. Contre-champ sur Frankie, soudain contrarié. Il entre dans le bar.

[Otto Preminger dirige amicalement Sinatra]  Frankie Machine sort de six mois de cure de désintox, il revient dans son quartier le cœur léger, il a en poche une lettre de recommandation pour se présenter à un entretien. Il est batteur, et cherche un poste dans un orchestre. Dès son retour, son ami Sparrow, p’tit escroc binoclard, lui demande si ça va. Frankie répond « oui, la guenon est partie », en jargon junkie cela signifie qu’il est clean. Mais Frankie devra faire face à trois obstacles. 1) La drogue : car Louie, le dealer local, l'alpague illico en mode allez juste un p'tit fix pour fêter ton retour... 2) Sa femme Zosh : restée handicapée après un accident de voiture trois ans plus tôt, jalouse et à moitié cinglée. 3) Le jeu : car l'escroc Schwiefka lui met la pression pour reprendre sa place comme dealer de poker pour entuber les gros joueurs.

A l’instar du vieil ivrogne du quartier dont on se moque (d'où ce contre-champ qui conclut le premier plan) Frankie comprend qu’il devra faire avec un environnement hostile, le pigeon facile à plumer. La seule sur qui il peut compter, c’est Molly, sa voisine du rez-de-chaussée, avec qui il avait eu une aventure, aujourd'hui en ménage avec Drunky Johnny, un surnom bien trouvé.

Otto Preminger va sans cesse filmer les tentatives de rédemption de Frankie, et sa rechute dans l’addiction. Frank Sinatra est superbe dans ce rôle d’homme tiraillé, pris dans un engrenage qu’il ne parvient plus à maîtriser. Chaque scène est presque filmée en un seul plan, quasiment aucun champ / contre champ, une caméra très mobile, de la profondeur de champ, Preminger laisse ses acteurs évoluer dans le décor. Comme la scène du début où il rentre chez lui, on le voit monter des escaliers, s'arrêter parler au palier, poursuivre, suivi par une caméra très mobile. Ou la longue scène avec sa femme qui lui a caché ses baguettes de batterie (on y reviendra), plus tard la rencontre entre Zash et Molly, et quasiment toutes les scènes dans le bar.

Autre plan d’anthologie : Molly sort de son boulot, suivie en travelling arrière, démarche lascive, traînante, elle porte encore sa robe scintillante d'entraineuse, elle marche jusque chez elle, entre dans l’immeuble, mais le plan ne s’arrête pas là, la caméra recadre sur la fenêtre de son appart, on y voit à l’intérieur Frankie qui travaille sa batterie, puis Molly qui entre, se dirige vers la fenêtre (donc vers la caméra restée dehors) pour fermer le store. Superbe !   

Preminger a conçu son décor pour que intérieurs et extérieurs soient décloisonnés. La porte du bar est toujours ouverte, ce qui permet de voir les passants à l’arrière-plan, mais aussi d'accompagner les personnages qui en sortent, les suivre dans la rue, dans la continuité. Comme lorsque Frankie traverse la rue et se précipite chez Louie pour se faire un fix.

Preminger en suit cliniquement toute la préparation : poudre, seringue, cuillère. Au moment où l'aiguille perce le bras, il recadre rapidement vers le visage de Sinatra, gros plan sur le regard qui se trouble. Le réalisateur est le premier à montrer la drogue au cinéma de cette façon réaliste, Preminger a souvent brisé les tabous hollywoodiens, comme son adaptation de CARMEN (1954) avec une troupe d’acteurs noirs, ou dans AUTOPSIE D’UN MEURTRE (1959) où sont évoqués sans détour nymphomanie, impuissance, viol.

Petit rappel des faits, Preminger est aussi l’auteur de LAURA (1944), UN SI DOUX VISAGE (1952) RIVIÈRE SANS RETOUR (1953), EXODUS (1960)…

La scène du sevrage (l'expression « cold turkey » en anglais) de Frankie Machine reste dans les annales, encore un long plan séquence où Sinatra ne ménage pas sa peine, allant jusqu’à essayer de se piquer avec une dent arrachée à un peigne, dévastant la chambre, jusqu’au moment où, transi de froid, Molly empile sur lui des couvertures, et s’allonge sur lui, dans une position évidemment ambiguë. Molly est jouée par Kim Novak, et si on est attentif (j'suis bien obligé d’être soucieux des détails pour rédiger une chronique…) on voit qu’elle ne porte jamais de soutien-gorge, rarissime à l’époque, ce qui lui donne une aura encore plus magnétique. On peut comprendre la jalousie de Zash, jouée par Eleanor Parker (vue notamment dans SCARAMOUCHE***). Les deux actrices sont superbes comme l’ensemble de la distribution.  

Tous les personnages, même secondaires, ont un rôle à jouer dans l’intrigue, nous restons dans le même quartier, peuplé des mêmes gens, qui vont interagir entre eux jusqu’à l’épilogue. Le plan final est magnifique, au son d’une trompette jazzy, avec cette caméra qui s’élève au-dessus du couple, comme s'ils laissaient derrière eux les mauvais souvenirs pour s’offrir une deuxième chance. Le graphisme du générique réapparaît, une ligne blanche descend et pointe le mot "The End".

*********** 

J’ai parlé d’une scène où Frankie retrouve ses baguettes de batterie en haut d’un placard, alors que sa femme est en fauteuil roulant. Je ne dévoile rien puisque très tôt dans le film, on apprend que Zosh simule son handicap, puisqu'elle se lève pour marcher dès qu’elle est seule. Mais j’avoue ne pas comprendre ce parti-pris de Preminger de mettre le spectateur si tôt dans la confidence, quand on sait le virage criminel que prendra l’intrigue sur la fin.

 

** Claude avait évoqué Bernstein dans un article sur "Les 7 Mercenaires" : CLIC ICI 

*** Relire l'article sur "Scaramouche" : CLIC ICI 


Noir et blanc  -  2h00  -  format 1 :1.37  

 Le générique, et la bande annonce, désolé, c'est la meilleure qualité que j'ai trouvée... 
 

1 commentaire:

  1. Du retard dans mes lectures ...
    Je suis certain de l'avoir vu, un titre pareil ça s'oublie pas, mais j'ai oublié tout le reste ...
    Kim Novak sans soutifs ... je vais tâcher de le revoir donc, mais pas en vidéo youtube, désolé, ça je peux pas ...
    Dans le liste des bons du bonhomme, je choisis le film de tribunal "Autopsie d'un meurtre" avec, comme d'hab, un grand James Stewart ...
    Sinatra, il a tourné un moment comme un forcené certainement sans lire les scénarios, parce que y'a quand même de furieux navets dans sa filmo ... finalement, c'est Ava Gardner, qui en le laissant tomber, aura relancé sa carrière musicale ...

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