vendredi 9 septembre 2022

PHASE IV de Saul Bass (1974) par Luc B.

PHASE IV est l’unique long métrage du graphiste Saul Bass, célèbre pour ses affiches ou ses génériques de films, reconnaissables entre mille. Citons ANATOMIE D’UN MEURTRE, L’HOMME AU BRAS D’OR, VERTIGO, PSYCHOSE, SPARTACUS, WEST SIDE STORY, SHINING, LES AFFRANCHIS ou CASINO.

Le réalisateur d’un seul film ? Le cas n’est pas isolé. Le plus souvent ce sont des acteurs qui se mettent derrière la caméra, l’exemple le plus célèbre étant Charles Laughton avec LA NUIT DU CHASSEUR, on peut citer aussi Peter Lorre ou Marlon Brando (LA VENGEANCE AUX DEUX VISAGES initialement préparé par Kubrick), Franck Sinatra, même Charles Vanel, au temps du muet ! Des écrivains aussi, Malraux, Giono, Stephen King. Plus surprenant le compositeur lyrique Léonard Kastle avec LES TUEURS DE LA LUNE DE MIEL, le couturier Tom Ford (il en a fait un second depuis), le scénariste Dalton Trumbo avec JOHNNY S’EN VA EN GUERRE. Je ne ferai pas l'injure de citer les réalisateurs qui auraient dû s'arrêter dès leur premier essai... 

Et donc Saul Bass, qui réalise cet objet cinématographique assez unique, entre SF, film d’horreur ou documentaire animalier, au choix. Le projet a souffert des mauvaises relations entre son scénariste Mayo Simon et les patrons de la Paramout, qui ont carrément amputé le film de sa dernière séquence. Un épilogue muet, sorte de labyrinthe cérébral complètement barré, entre animation et montage photo, empreint de surréalisme, qui lorgnait vers 2OO1 L’ODYSSÉE DE L’ESPACE. Les dadaïstes auraient adoré ! Dès le départ on baigne dans une atmosphère psychédélique, cristaux aux reflets mauve, on se croirait dans VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE (Henry Levin, 1959).

Le dénominateur commun avec le classique de Kubrick, est cette volonté de partir de la rigueur scientifique pour s’élever vers le thriller métaphysique, peu dialogué, sans explication rationnelle, invitant le spectateur à appréhender l’atmosphère, les images, la musique électronique de Brian Gascoigne.

L’intrigue pourrait être celle d’une série B comme on en a vu fleurir dans les années 50. Les scientifiques Ernest Hubbs et James Lesko étudient une espèce de fourmis qui prolifère en Arizona, douée d’une intelligence supérieure, sans doute venue du cosmos, comme le suggère la séquence très kubrickienne d'ouverture. La voix-off du film, robotique, sans émotion, annonce « Menace de désordre biologique ». Des champs sont rasés en formes géométriques, le bétail est attaqué, un agriculteur est retrouvé mort, son cadavre infesté de fourmis. La scène rappelle LES OISEAUX d’Hitchcock. Hubbs et Lesko installent leur station de recherche, évacuent les habitants, mais la famille Eldridge choisit de rester.

Leur maison sera grignotée par les fourmis poutre par poutre, les obligeant à fuir en camionnette. Ils n'iront pas bien loin, les petites bestioles se sont invitées au voyage. Panique à bord, grands gestes, coup de volant malheureux, la camionnette se renverse, pas loin de la station scientifique.

On parle de film d’horreur, mais en réalité, il n’y a rien de choquant dans les images. Pas de hurlements, au contraire, c’est le silence qui domine. L’agonie des Eldridge est très étrangement filmée dans un décor désertique recouvert de poussière jaune, un puissant insecticide. L'image évoque au choix le martyr des habitants de Pompéi statufiés dans leur mort, les victimes d’Hiroshima ou du napalm vietnamien. La jeune Kendra Eldridge est sauvée par les deux scientifiques qui la ramènent à leur base. Où par dépit, chagrin, rage, ou vengeance envers ceux qu'elle rend responsable, elle détruira du matériel d’observation, libérant quelques fourmis cobayes…

Le film se compose de deux types de séquences. Celles avec les humains, et celles avec les fourmis, personnages à part entière du film. Il n’y a pas d’effets spéciaux, pas de bébêtes en animatronique ou  pâte à modeler, mais de réelles fourmis filmées au plus près grâce à des objectifs macroscopiques. James Lesko, spécialiste du langage des dauphins, met au point un système de communication visuel, se rendra compte que les fourmis y répondent, pour dicter leurs exigences. 

La scène où les fourmis s’adaptent au poison est fameuse. On voit une fourmi prendre un échantillon d’insecticide jaune, en faire une boule, l’apporter à la reine qui l’ingère, pour ensuite pondre des œufs de couleur jaune, qui donneront des fourmis jaunes, dont l’organisme a muté pour combattre la substance.

On suit la lutte des deux scientifiques face à l’ennemi presque invisible, sournois. Hubbs, qui s’est fait mordre à la main (on voit en très gros plan les mandibules dentées des fourmis), serait pour génocider tout ce petit monde. Lesko cherche davantage à les comprendre, à répondre à leurs revendications. Les fourmis réclameraient-elles un sacrifice humain pour mettre fin aux hostilités ?  

Il y a dans ce film une atmosphère oppressante qui naît du silence, des couleurs, ce décor de station, comme un igloo en plein cagnard entouré de totems de pierre, qui rappellent Stonehenge, les statues de l'île de Pâques ou une douzaine de monolithes de 2OO1, lorsque filmés à contre jour du soleil couchant. On comprend qu'ils ont été bâtis par les fourmis.

Saul Bass propose un ensemble d'images troublantes, dont on n'a pas la signification immédiatement. Comme ce plan filmé à la très longue focale, avec une forme qui se rapproche, presque abstraite car déformée par les ondes de chaleur. Quand l'image retrouve sa netteté, on reconnaît le 4x4 de Hubbs qui roule vers nous, passe devant une pancarte délabrée : « Cité paradis, un pas de plus vers le bonheur ». Si le film d’horreur classique tient à l'obscurité, la nuit, où naissent les cauchemars, ici tout baigne sous le soleil irradiant d’Arizona. 

Le film rejette tout sensationnalisme, on peut même parler de fable expérimentale dès la première séquence, qui alterne l’immensité cosmique et l'étroitesse de la fourmilière. Le sous-texte écologique semble évident. La place de l’Homme sur Terre, la toute-puissance de la science au détriment de la nature, le dérèglement de la nature qui conduira à la fin de l’Humanité. On peut y voir aussi une allégorie de l’individualisme très américain (Hubbs), face à la société organisée et fraternelle des fourmis.

Une scène interroge : Kendra est endormie, une fourmi lui grimpe dessus, passe sous ses vêtements, finit sur sa main, contemple la jeune fille dans son sommeil. Kendra se réveille, ne hurle pas, mais supplie d'une voix lasse : « Laissez-moi tranquille… ». Parvient-elle à communiquer avec les fourmis ? A-t-elle été élue, ou désignée comme victime sacrificielle ? La fin (voulue par les Studios) est à la fois troublante et atroce. Alors que les humains sont sensés avoir un ascendant sur les fourmis, avec tous leurs gadgets scientifiques, leurs connaissances, leurs pesticides, on les perçoit très vite en position de dominés. Les fourmis ont toujours un coup d’avance. Voyez ces plans au début de film, dès l'arrivée des scientifiques, ils semblent scrutés, épiés. Des images comme vus à travers un kaléidoscope, des plans subjectifs reproduisant les yeux à facettes des fourmis qui observent (et n'en pensent pas moins...).

Les fourmis sont filmées avec les mêmes valeurs de plans que les humains, il n'y a pas cette idée de petits et de grands, les deux espèces font la même taille sur l'écran, les deux espèces sont traitées d'égal à égal. Il n'y a pas de scènes avec des millions de fourmis qui déferlent sur une proie. L'attaque de l’araignée est en gros plan, comme le dépeçage d'une souris, filmé en accéléré. Hubbs et Lesko observent la scène, que l'on comprend comme un avertissement : aujourd’hui c’est une souris, demain un de vous deux ?

Ironie de l'affaire, Saul Bass n’a pas eu droit de faire l'affiche de son propre film. Celle retenue montre une main dont sortent des fourmis (la mort de l'agriculteur) qui donne à penser à un film d’épouvante, genre THEM (Gordon Douglas, 1954). Il n’en est rien. D’où la méprise, et le bide total du film à sa sortie. Qui est devenu avec le temps un film culte, parce qu'unique réalisation de cet artiste, parce qu'un film hors norme, à la narration exigeante, une oeuvre d'art camouflée en série horrifique du samedi soir.

 

couleur  -  1h25 (version américaine)  -  format 1:1.85  

5 commentaires:

  1. Intéressante surprise. Totale découverte. On peut le trouver quelque part sur une chaîne ?

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  2. Hasard de la publication, le film passe en ce moment sur la chaîne TCM, chez moi c'est la 55 ! Et dans les replay (mais aussi sur youtube ou le film est dispo aussi) il y a la fin imaginée à l'époque, mais coupée au montage. Un truc réellement hallucinant !

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    1. Cool ; ça tombe bien, après plus d'un mois de sevrage forcé, on a de nouveau droit à la télé 😁

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  3. J'ai vu ce film à sa sortie malgré son affiche grotesque de film d'horreur à deux balles. Je l'ai revu il y a peu sur le câble (ciné+ ou Canal+ ?) ou par emprunt en médiathèque (bravo la mémoire de vieux).
    J'avais bien aimé et partage en tout point l'analyse de Luc. Flippant, une 6ème extinction possible. Une volonté extraterrestre par communication ? Bref, je suis allé me coucher en saturant de Raid la chambre, sous une moustiquaire et… je me suis gratté toute la nuit :o)
    @Bruno : On trouve des DVD pas trop chers (hélas pas chez Momox en ce moment, mon fournisseur attitré de CD rares.)

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    1. "en saturant de Raid la chambre, sous une moustiquaire et… je me suis gratté toute la nuit " Excellent. 🤣
      Luc aurait pu reprendre ça pour clôturer son article.

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