mercredi 4 août 2021

ZZ TOP "Deguëllo" (1979), by Bruno



     Pendant cinq années bien chargées, les trois Texans ne chôment pas, faisant l'impasse sur les vacances, écumant sans relâche le continent nord-américain. Une moyenne de trois cents dates annuelles, et cinq albums réalisés durant la même période. Ils finissent épuisés, claqués. Et puis, malheureusement, Frank Beard passe de la fumette à des choses nettement plus dures. Il est impératif de tirer le frein à main, d'abandonner temporairement tout le cirque et de partir se mettre au vert avant de fondre un fusible.

      Pendant un peu plus de deux ans, les trois desperados disparaissent totalement, loin de tout le foin des médias et des mondanités. Chacun partant de son côté, suivant ses inspirations et ses besoins. Plutôt discrets sur leur vie privée, et aussi un peu cachottiers, on ne saura jamais vraiment comment ils ont rempli ce temps vide. Billy Gibbons serait parti en Inde et en France, Dusty Hill, aurait séjourné un temps dans un désert et Frank Beard aurait entamé une longue cure de désintoxication avant de se refaire une santé aux Caraïbes. Une chose est sûre : lorsqu'ils se retrouvent, ils arborent tous les trois une barbe fournie. Seul Frank Beard, en dépit de son nom (barbe), va la tailler peu après la réalisation de l'album à venir, pour ne garder qu'une moustache et (à l'occasion) un toupet ou un bouc. De son propre avis, il faisait pâle figure à côté de ses comparses. Visiblement, la sienne accuse quelques soucis en matière de pousse (une photo où l'on voit le trio armé de saxophones en témoigne ; Frank développant plus facilement la capillarité que le poil). Désormais, ZZ-Top va être mondialement connu grâce à la longueur de la barbe de ses deux frontmen. Une image, un trademark qu'ils vont judicieusement cultiver, marquant définitivement les esprits du monde entier.

     Les gars sont ressourcés, et n'ont qu'une envie : faire corps à nouveau, créer de la musique, partir ensemble à nouveau sur la route, se délecter de décibels d'obédience bluesy et goûter au doux nectar d'une foule acquise à leur cause.

     "Deguëllo", qui signifie "pas de quartier", désigne aussi la musique jouée par l'armée mexicaine conduite par le général Santa Anna, avant la dernière charge contre un fort Alamo exsangue. Pas vraiment un jour de gloire pour les Texans de souche anglo-saxonne. Même si cette funeste journée, synonyme de résistance héroïque, édifia à jamais David Crockett et James Bowie comme des héros de la nation. Des fiertés nationales portées au rang de légendes. Déjà que le trio s'évertue depuis le second opus à baptiser ses albums en espagnol, avec le patronyme de ce dernier essai, on se demande bien dans quel camp ils campent. Probablement que Billy Gibbons, féru d'histoire, cherche simplement et innocemment à remettre les choses à leur place en revendiquant l'héritage hispanique qui constitue une partie du caractère texan.  (à l'origine Alamo, et une part du Texas, sont un territoire mexicain, sur lequel se sont implantés des colons américains)


   Quoi qu'il en soit, le titre est une déclaration : ça va saigner ! Cependant, c'est plutôt éloigné du Hard-blues et du torride heavy-boogie des deux premières galettes, ainsi que du faramineux "Tres Hombres". En fait, "Deguëllo" est un album totalement à part dans la discographie du "little ol' band from Texas". Le plus pur et le plus foncièrement blues. "Deguëllo" c'est l'album des retrouvailles, de la joie qu'elles procurent et de la fiesta qui s'en suivit. Une convivialité, une osmose qui rejaillissent dans la musique pour un résultat quasi parfait avec des interprétations et des compositions achevées, impeccables. On reprend les choses là où les avait laissées le disque précédent, "Tejas". Toutefois, à la différence de ce dernier, les oripeaux Country sont délaissés pour embrasser sans retenue le Blues.

     Bien que la tendance d'alors soit une surenchère de gros son, encouragée par l'ascension Van Halen et du Heavy-metal, ZZ-Top, lui, prend tout le monde à contre-courant avec une production d'aspect "roots". Ce qui n'empêche pas une production énorme, où toutes les nuances, ainsi que le grain des instruments, sont restitués avec un relief proche du vivant. Dans un parfait équilibre, on discernerait presque la respiration des instruments. Si aujourd'hui cela pourrait paraître n'avoir rien de spécialement remarquable, à l'époque, il suffisait à cet album de tourner quelques secondes pour faire inévitablement pivoter les têtes, mettre les sens en éveil. Il éveillait la surprise et une soif d'en écouter plus, de s'y plonger aveuglément.

     Le disque débute doucement, par une première reprise. Celle du "I Thank You" de Sam & Dave (composé par Isaac Hayes et David Porter). Plus Rock-bluesy paresseux un poil funky que Soul, elle va devenir le nouveau modèle des reprises à venir. Mais c'est avec le morceau suivant que l'album prend son envol, pour s'ériger en éblouissant satellite dispensant sa lumière sur les adeptes du Blues-rock frais, vivifiant et convivial. Sur un lit de saxophones tenus par ces trois brigands, "She Loves my Automobile" déboule avec son humour et un rythme boogie classique et efficace. "Elle ne m'aime pas, elle aime ma voiture. Elle ferait n'importe quoi pour se glisser derrière le volant... Elle se fiche que je sois défoncé ou saoul tant qu'elle a les clefs et qu'il y a une roue de secours dans le coffre"

   Sur "I'm Bad, Im Nationwide", où le groupe flirte à nouveau avec le Hard-blues (avec une pincée de distorsion, on y était), Billy déroule un de ses plus beaux soli (qui sont fort nombreux), tout en finesse et subtilité, sans une note superflue. La classe majuscule pour ce heavy-rock soutenu par l'ardent shuffle de Beard.


 Là, surgit "A Fool for Your Stockings", un slow-blues classique, placé en apesanteur par le Réverend, grâce à son timbre d'amoureux transi en peine, livrant la honte de sa faiblesse (devant les jambes gainées de bas d'une belle garce), et des chorus qui claquent et résonnent comme des éclats de voix dans une église. Perdu au milieu de tous ces pièces dégageant une certaine pureté, "Manic Mechanic" préfigure la future obsession de la petite bande pour une modernisation perpétuelle du son. Chanson à double-sens - parle t'on vraiment de voiture, de grosse cylindrée même à l'écoute des ronflements de moteurs ponctuant et clôturant le morceau ou bien de virilité masculine ? -, elle se présente comme une récréation pocharde entre Cheap Trick et Zappa en mode Blues.

     La seconde face rayonne immédiatement avec cette sublime version de "Dust My Broom", qui se réfère à celle d'Elmore James, et non à celle de Robert Johnson. D'ailleurs, sur le 33 tours d'origine, c'est bien Elmore James qui est crédité en tant qu'auteur. En grand maître de la guitare et en authentique et sincère passionné de Blues, Billy a compris et assimilé le jeu d'Elmore James. Dans un respectueux hommage, il parvient ici à restituer l'essence, le mojo, et le caractère de ce pionnier du Blues-rock. 

   "Lowdown in the Street"... un pur joyau ouvragé. Frank déballe des paragraphes de patterns hoquetants, Dusty est groovy à souhait, pratiquement funky, et Billy déploie sa magie. Ses soli clairs et tranchants, probablement joués sur une Stratocaster, contraste avec la rythmique lourde (mais sautillante). L'interaction entre les râles de Dusty et le chant de Billy sont du meilleur effet, créant une bulle intemporelle propice à une fusion d'Aerosmith et des Stones.

   Dusty se glisse dans la peau d'un Little Richards, et, à bord de sa Ford 33, enclenche la cinquième, avalant les kilomètres en déclamant à gorge déployée son rugueux "Hifi Mama". Un Boogie macho de mâle en rut, poussé par les saxos du "The Long Wolf Horns". Le solo, là encore arborant le claquant de la Stratocaster, anticipe la tonalité d'un autre Texan, alors encore dans l'obscurité des clubs d'Houston et de Dallas, Stevie Ray Vaughan

   "Cheap Sunglasses", second single et deuxième hit tiré de cet album, avait fait polémique pour ses quelques similitudes effectives avec le "Had to Cry Today" de Blind Faith et surtout du "Frankenstein" d'Edgar Winter (évidemment sans les égarements cheap de synthés de l'albinos). Ce qui ne le freinera pas pour devenir un énième classique du trio, et passer régulièrement en radio. [on le retrouve encore en 2008, sur le "Live from Texas", avec "I'm Bad, I'm Nationwide"]


   Hélas, le final "Esther Be the One", vaguement dans la mouvance Rock californien à la Eagles, semble bien mou après l'avalanche de ces Blues-rock assaisonnés de boogie, légèrement saupoudré de Soul (les saxophones), et épicés de funk moite.

     Cet album va enfin - ce n'était pas trop tôt - leur ouvrir les portes du vieux continent, qu'il va aisément et définitivement conquérir le cœur. Un album qui marque un nouveau palier dans leur ascension vers le succès. Un succès qui va devenir phénoménal la décennie suivante.




Side one
No.
temps
1."I Thank You" (Isaac Hayes, David Porter)3:22
2."She Loves My Automobile"2:22
3."I'm Bad, I'm Nationwide"4:45
4."A Fool for Your Stockings"4:15
5."Manic Mechanic"2:36
Side two
No.
temps
1."Dust My Broom" (Robert Johnson - version Elmore James)3:06
2."Lowdown in the Street"2:49
3."Hi Fi Mama"2:22
4."Cheap Sunglasses"4:46
5."Esther Be the One"3:30





     En hommage à Joe Michael "Dusty" Hill, le sympathique bassiste, chanteur, auteur-compositeur, disparu le 27 juillet dernier, à l'âge de 72 ans. Chez lui, à Houston. Bien que grand fan de Jack Bruce, époque Cream, il a toujours eu à cœur d'œuvrer avant tout pour la cohésion du groupe, de rester au service de la musique, de la chanson. En cela, il voue un grand respect à Paul McCartney. Cependant, il apparaît de temps à autre dans son jeu une touche funky qui pourrait bien avoir été alimentée par l'étude du bassiste de la Motown : James Jamerson. Cette touche funky - appuyée par la frappe de Frank Beard - insuffle de la fluidité et de l'oxygène au Heavy-blues bitumeux des trois caballeros. Fondu des basses Fender, et plus particulièrement du modèle Telecaster bass, Dusty préféra toujours les modèles à un seul micro. Comme son jeu, brut, direct, sans chichis. La voix  relativement haute et un poil déchirée de Dusty va faire cruellement défaut ; lui qui tempérait avec goût celle ô combien rocailleuse de son acolyte. 
   Nombreux sont les musiciens à s'être exprimer sur les réseaux sociaux, témoignant unanimement de la gentillesse et de l'amabilité dont faisait preuve Dusty. Coverdale parle d'une belle âme et Flea d'un vrai rockeur. Vernom Reid souligne à juste titre son humilité, à l'opposé du narcissisme alimentant la culture musicale moderne.


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3 commentaires:

  1. Si ce n'est que je fonds littéralement à l'écoute de ce bijou d'Esther be the one, j'approuve sur toute la ligne. Degüello comme tu le soulignes à vraiment un son bien à lui qui l'a distingué immédiatement de la production d'alors. Objectivement c'est surement leur album le plus essentiel, tant niveau compositions qu'interprétations (Gibbons est au sommet de son art et de sa créativité et je lui connais peu d'équivalent lorsqu'il est à ce niveau).
    Comme il se doit, je préfère El Loco )))

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    1. "El Loco" ? "El Loco" ?? Mais tou es fou ! 😁
      Personnellement, cela doit être le seul album des Texans auquel je n'ai jamais vraiment pu accrocher. (avec "XXX" ?). En dépit de quelques perles ponctuant l'album. "Tube Snake Boogie" !

      Je me souviens qu'il y avait un "cador" de la revue Best, qui avait porté aux nues "El Loco". Le considérant carrément comme l'un de leurs meilleurs ; même si une bonne part de la rédaction était en désaccord. Il en avait même discuté directement avec le groupe.
      Frank, Dusty et surtout Billy, conscients qu'il ne faisait l'unanimité (les ventes étant en nette diminution), affirmaient néanmoins vouloir poursuivre dans cette optique. Dans l'expérimentation de nouvelles sonorité. Effectivement, la suite leur a donné raison. Et pas qu'un peu.

      PS : va falloir que je réécoute ce "El Loco"...

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    2. J'adore le son de El Loco, son côté cheap, nerveux, frais. Tout comme ses compositions dans un registre du groupe qui est mon préféré, le bizarre, Heaven, hell or Houston, Groovy little hippie pad, I wanna drive you home, Ten foot pole et ce Pearl necklace que je classe bien haut dans mon zz Top 10. Tout ça, c'est de la famille des El diablo, Snappy kakkie, Cheap sunglasses, Manic mechanic, etc, les enfants de Master of sparks.
      Même les titres plus classiques (Tube snake boogie, Party on the patio et ce Don't tease me au refrain étrangement Pop qui me met de bonne humeur sitôt que je l'entends) sortent sacrément des clous.
      Quant à Leila et It's so hard, là c'est de l'alien puissance mille. Au delà de l'audace qu'elle incarne, Leila m'émeut jusque dans la difficulté (l'incapacité ?) qu'à Billy Gibbons a atteindre les notes vocales les plus hautes (Dusty y serait plus facilement arrivé, mais du coup ça aurait été trop propre) et It's so hard est une de ces merveilleuses démonstrations de feeling dont le groupe a le secret, mais je peux comprendre qui si Esther be the one t'est passé au dessus de la tête ce soit le cas ici aussi.
      En conclusion, je dirais que El Loco occupe la même place que Degüello plus qu'il ne lui succède, lui aussi, d'une façon un peu différente, fait le lien entre Tejas et Eliminator. Peut être qu'ils auraient dû faire un double album, ça aurait eu de la gueule.

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