Gerswhin, Tilson Thomas, Earl Wild, Arthur Fiedler, Jazz Band et Boston
Pops Orchestra… la frontière Classique – Swing
Ah ! Enfin une pochette sympa de CD "classique". Mon ami Vincent "Le
Chaméléon" ne va plus me charrier à propos des mièvres "cartes postales"
et autres photos style "Vogue" propres au genre. Cette facétieuse
caricature donne le ton. Gershwin est en filigrane, normal pour ce fantôme
du compositeur mort en 1937, et qui joue sur un piano "roll" en
1925, et qui pourtant est accompagné en 1976 par le jeune et
filiforme Michael Tilson Thomas, un jeune chef trentenaire puisque né en
1944. Mais, c'est quoi cette histoire de fou à la
Code Quantum ??
Bien, poursuivons notre voyage de fin d'année dans la musique "pour
tous", seconde étape : la "Rhapsodie in Blue", encore un morceau qui a fait le tour de la planète sous les doigts de
maints pianistes (rigolo cette figure de style) et d'orchestres les plus
divers. Et puis visiter Gershwin, c'est aussi s'attarder sur le
concerto en Fa, et plein de morceaux nourris de
swing et de
blues, la musique des années folles aux USA, celle de
Broadway, des Jazz Band, du cinéma parlant. Mais à mon sens, ces œuvres ne retrouvent leurs
racines expressives originelles que jouées par des artistes intégrés à
tous ces univers musicaux. J'ai donc volontairement écarté les
interprétations européennes ou d'essence classique. Elles ne déméritent
pas toujours, mais bon… ça ne le fait pas… alors on s'envole vers les
USA.
Les parents de Gershwin fuient en 1895 l'antisémitisme de la
Russie pour s'installer à New York. George nait en 1898. Il
maudit l'école mais se fascine pour le piano familial acheté en 1910.
Isaac Goldberg dira du gamin "…Son véritable clavier, c'était les trottoirs - et, encore plus, les
rues - de New York...". Ses parents remarquent ses facilités
et lui payent des leçons. Dès 1912, l'adolescent est l'élève de
Charles Hambitzer qui lui apprendra des rudiments d'harmonie jusqu'en
1918.
Dès 1914, il survit avec des petits boulots dans une manufacture de
partitions Remick and Co, il vend et interprète des chansons. Cette
précarité volontaire lui donne du temps pour son cher clavier, pour
enregistrer des rouleaux pour piano mécaniques et pour commencer, certes
dans l'indifférence de son boss, à composer. Accompagnateur de spectacles au
Fox's City Theater, il finit par se faire remarquer, publie en 1919
la chanson
Swanee, reprise par Al Johnson, sa carrière s'envole. (Al Johnson sera la
première voix humaine du cinéma parlant dans "Le chanteur de Jazz"
des frères Warner.)
En 1924, c'est la consécration avec la création de "La Rhapsody in Blue" avec Gershwin au piano, au Aeolian Hall. Il participe à un film avec
Fred et Adele Astaire "Lady be good". De 1924 à 1937, le succès et l'écriture d'œuvres
marquantes ne se démentira plus. En 1928, il rencontre Ravel à
Paris et lui demande des conseils de composition. Ravel toujours
aussi pince sans rire lui rétorque "Pourquoi seriez-vous un Ravel de seconde classe alors que vous pouvez
devenir un Gershwin de première classe ? ". La réponse sera "Un américain à Paris". Gershwin rencontre tous les grands compositeurs modernistes : Serge
Prokofiev, Kurt Weill, Franz Lehár, Alban
Berg et Arnold Schoenberg, l'inventeur du sérialisme, dont
il peint un portrait (Gershwin était peintre, aussi…) et avec qui il joue
au tennis. C'est l'époque du "concerto en Fa", de "Porgy and Bess". Tout se termine brutalement à cause d'une méchante tumeur au cerveau
qui l'emporte en 1937 à Hollywood, très peu de temps avant
son ami Ravel, disparu de la même maladie.
Gershwin joue sa Rhapsody in Blue en 1976 !?
Bon, je lève le mystère qui n'en est peut-être pas un pour vous. Les
grands pianistes pouvaient s'enregistrer eux-mêmes sur des piano
"Roll" dans les années 1900-1940. Ces pianos de grande
marques (Steinway) possédaient un mécanisme pneumatique hyper sophistiqué
permettant de perforer un rouleau, mais sans gêner la souplesse du jeu des
pianistes au niveau du clavier et des pédales. On rejouait le rouleau sur
le même piano pour réentendre l'interprétation avec une fidélité absolue.
Rachmaninov, Stravinsky se sont amusés à ce jeu et nous
avons des témoignages des styles de ces génies. Gershwin enregistre
ainsi la
Rhapsody in Blue
en 1925 et c'est ce rouleau miraculeusement conservé que
Michael Tilson Thomas va utiliser en 1976.
Et puis le jeune chef d'orchestre décide de recourir à la première
orchestration de Ferde Groffé pour Jazz Band, un orchestre
riche en cuivres et en percussions, avec peu de cordes (8) tel celui qui
accompagnait la rapsodie à l'origine. Ces orchestres furent très à la mode
dans les années 20-30 grâce à Count Basie, Benny Goodman ou
encore Duke Ellington (qui n'aimait pas
Porgy and Bess, l'opéra d'un blanc…) Ferde Groffé écrira en 1926 puis
complétera en 1942 une orchestration pour orchestre symphonique
classique, celle que l'on entend le plus souvent, on va en reparler pour
le second album.
Michael Tilson Thomas (MTT) introduit avec franchise la célèbre phrase
faussement plaintive de la clarinette, phrase qui s'élève vite avec une
ironie sensuelle. MTT nous invite à le suivre via le clin d'œil d'une
belle New Yorkaise au yeux mutins. Les deux meneurs de jeux établissent
une connivence de manière médiumnique pour nous entrainer cinquante ans en
arrière dans l'univers jazzy et insouciant des années folles. Le jeu de
Gershwin est multidimensionnel, d'une incroyable liberté proche de
l'improvisation. Le compositeur semble s'affranchir de toute contrainte.
Le touché du clavier est profond. Le discours est ludique, la frappe
dynamique participe par son ondoiement à la construction de la mélodie.
Bien entendu l'arrangement de Groffé intégrant un banjo, des tambours, une
batterie, un euphonium et surtout un groupe de nombreux saxophones
concourt grandement à suggérer ce climat de music-hall dans l'acception la
plus positive et joyeuse du terme. Jamais nous n'avons été aussi proche de
la légende (et si c'était vrai) d'un Gershwin s'inspirant des trépidations
du train de Boston le ramenant à New York pour rythmer l'ouvrage que
Paul Whiteman lui avait commandé. Et puis les interventions du
bugle, des saxophones qui se substituent aux cordes habituelles et de la
batterie créent un climat d'authenticité, appose une signature yankee
dansante et frénétique que l'on ne retrouve pas dans les autres
instrumentations. En écoutant la vidéo, il est aisé de partager mon
propos… du côté de Broadway…
Un américain à Paris
L'album se poursuit avec une très belle interprétation de "Un américain à Paris", mi poème symphonique, mi ballet rhapsodique en 3 parties. Gershwin le
composa à l'issue de son voyage à Paris et de sa rencontre avec Ravel. MTT
épouse parfaitement le parti-pris du compositeur d'évoquer les
déambulations d'un américain dans les rues encombrées de la capitale puis
dans un parc comme celui du Luxembourg (une comédie musicale célèbre de
Minnelli sera tournée en 1951 avec Gene Kelly). MTT évite de
précipiter les choses avec des tempos retenus. Le philharmonique de New
York, forgé à la musique américaine par Leonard Bernstein, retrouve les
accents de West Side story, ceux d'une musique de scène, sans maniérisme
intellectuel de mauvais aloi. Le jeune chef apporte la verve attendue,
mais sans le petit grain de folie entraînant de la version d'Arthur
Fiedler.
Enfin, idée de génie, Michael Tilson Thomas, à la tête de
l'orchestre philarmonique de Buffalo nous propose un
choix d'ouvertures arrangées par Don Rose pour divers
spectacles de Broadway. Ces œuvres légères et vivifiantes, rarement
jouées, continuent de donner du punch à ce disque incontournable.
Geswhin par Earl Wild et Arthur Fiedler dirigeant le Boston Pops
Orchestra
Si André Rieu respectait l'intégrité de la musique, il aurait pu
prendre la succession d'un Arthur Fiedler et faire à la fois
fortune (comme maintenant), tout en faisant le bonheur d'un public
amateur de musique de "divertissement", et sans trahir les intentions
des composteurs. Arthur Fiedler, ce drôle de bonhomme né en
1894 en Nouvelle Angleterre de parents autrichiens se fixe en
1914 à Boston. Il joue du violon dans l'orchestre
symphonique de Boston, mais aussi du piano, de l'orgue et des
percussions pour son compte ! Il s'ennuie à l'évidence dans le
répertoire classique exclusif et crée un petit orchestre en
1924 puis prend la direction du Boston Pops Orchestra en
1930 jusqu'à sa mort en… 1979, un demi-siècle.
Cet orchestre disons… de "music-hall" d'un niveau superlatif (il est
constitué par des instrumentistes du Boston Symphony Orchestra)
est spécialisé dans la musique de genre : comédies musicales, musique
symphonique populaire (on y joue ni Mahler ni Gorecki). Sa
couleur est enjouée, incandescente. John Williams, le compositeur
attitré de Steven Spielberg le dirigera de 1980 à
1995 après la mort de Fiedler. Le chef a enregistré comme
un fou des albums de légende vendus à 50 millions d'exemplaires,
notamment chez RCA, dès l'avènement de la stéréo en 1954.
Entre autres, ce merveilleux récital avec le pianiste
Earl Wild.
Fiedler
ne manquait pas d'humour, son anthologie de musique russe portait le
titre de "Pops Caviar", et un incroyable pot-pourri espagnol avec
du Mendelssohn et un zest de musique slave s'intitule "Pops Stoppers".
Earl Wild
était né à Pittsburgh en 1915. Ce compositeur et pianiste a connu
le succès à travers ses transcriptions des musiques classiques
(Rachmaninov) et jazz tout en assurant une carrière polyvalente de
virtuose. Qui mieux que ce spécialiste de Gershwin, qu'Arturo Toscanini
avait choisi pour interpréter la Rhapsody in Blue en
1942, pouvait porter cette œuvre à la postérité, avec un maître de
la musique américaine comme Arthur Fiedler ? Il joue son dernier
récital à Carnegie Hall à 90 ans et s'éteint en 2010.
Earl Wild et Arthur Fiedler : Rhapsody in Blue en 1959
Vidéos
Earl Wild
plus virtuose que Gershwin nous la joue plus classique, avec un
legato d'une infinie élégance. On quitte Broadway pour reprendre le
train et contempler par la fenêtre les paysages de la Nouvelle
Angleterre, mais tout en tapant du pied le rythme de la rhapsodie. Wild
offre un jeu facétieux et subtil, et Fiedler poétise un orchestre dont
les cordes annoncent la grande mode symphonique des musiques
hollywoodiennes à partir des années 40. Le solo de violon [11'40] se
fait tendre. C'est magnifique. Dans le développement nocturne Maggy
évoque Chopin !? Pourquoi pas ?
Impossible de départager la spontanéité proche du swing de Gershwin-MTT
et la méditation romantique, un clair-obscur de la 5éme avenue de Wild –
Fiedler.
Concerto en Fa pour piano et orchestre
Commandé par le chef
d'orchestre Walter Damrosch en 1925, Gershwin réussit à
adopter la forme classique en trois parties et à orchestrer lui-même la
partition créée en décembre 1925. Tout classicisme s'arrête là.
L'œuvre, comme la Rhapsody in Blue se réclame du jazz et de la culture
musicale américaine de l'époque. Les deux mouvements extrêmes distillent
une énergie truculente. L'adagio central est le plus évocateur. Imaginez
un rue Newyorkaise. Une trompette lointaine et lascive berce la nuit
moite. Bogart adossé à une porte cochère, mégot pendant et
yeux rougis par quelques bourbons, mate une poule surgit d'un bar enfumé,
fume-cigarette aux lèvres. Il la suit dans les rues encore animées de la
grosse pomme qui, c'est connu, ne dort jamais. La trompette revient et
renvoie notre tombeur à ses fantômes. Earl Wild et Fiedler animent avec
subtilité et lyrisme ces pages d'ombres et de lumières. Il n'y a guère
qu'Eugene List et Howard Hanson (CD difficile à trouver) qui
concurrencent ce joyau.
Un américain à Paris énergique
A l'opposé de Michael Tilson Thomas, Arthur Fiedler nous dynamise un
"Américain à Paris" digne des planches de Broadway, l'énergie du ballet.
La partie centrale enfiévrée et langoureuse magnifie l'orchestration
jazzy de Gershwin. Les amateurs de comédies musicales échevelées
pourront avoir un faible justifié pour cette interprétation. J'avoue
préférer au disque la fluidité de la direction de MTT.
L'album se poursuit par les variations "I Got Rythm" composées
en 1934, avant "Porgy and Bess". La pièce, amusante,
s'inspire d'une chanson que Gershwin avait composée pour la comédie
musicale "Girl Crazy" en 1930. Enfin, avec des maracas
et ses rythmes créoles, "l'Ouverture Cubaine" nous entraîne
sous des tropiques en technicolor. L'interprétation de Fiedler est à
mon sens trop un soupçon frénétique et je renvoie les amateurs de ce
genre de raretés au CD d'Howard Hanson déjà mentionné et plus à
l'aise dans ces rythmes de rumba et ces moiteurs sensuelles dignes
d'un film d'aventures exotiques.
Vidéos
L'enregistrement intégral de l'interprétation de Gerswhin (1925)
accompagné par Tilson Thomas (1976).
A gauche, Earl Wild et Arthur Fiedler - Gershwin "Rhapsody in Blue", là aussi un report SACD excellent des disques RCA. A droite, les mêmes interprètes dans le Concerto en Fa.
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