- Ah Sibelius, LE compositeur finlandais très présent dans le blog Claude… mais pas depuis mai 2022… Voyons voir l'index : 7 symphonies (sauf la 6), un concerto, des poèmes symphoniques divers… C'est qui ou quoi ce Kullervo ?
- Kullervo est un héros de la mythologie finlandaise, Sonia… Sibelius inaugure ses œuvres orchestrales majeures par cette symphonie dramatique pour reprendre une expression due à Berlioz…
- Bigre, presque quatre-vingt minutes, je vois "choir" sur la jaquette… symphonie, oratorio ?
- Et bien le grand jeu ma belle : orchestre, chœur d'hommes, trois solistes vocaux…
- On démarre l'année en fanfare… Paavo Järvi à la baguette, nous l'avons déjà entendu ce chef…
- Tout à fait. Dans une gravure culte et surtout complète de la musique de scène Peer Gynt de Grieg et, en vedette américaine, déjà dans Sibelius mais aussi dans trois symphonies de Beethoven…
Sibelius en 1892 par Eero Järnefelt
|
La Finlande, l'autre pays de la musique écrivais-je il y a quelques temps dans une chronique dédiée à une symphonie de Einojuhani Rautavaara, l'un des très nombreux compositeurs finlandais que je découvre les années passant… Dans la même chronique, je soulignais l'entrée tardive à la fin des Lumières, donc au début du romantisme, de la Finlande dans la cour des grands dans le domaine de la musique dite savante… (je préfère classique, moins snob 😊)
Né en 1865 Jean Sibelius sera à la fois le premier compositeur remarquable et sans doute celui qui curieusement reste à juste titre le plus renommé et inventif. Sa longévité lui permettra de franchir l'étape du postromantisme à la modernité, Kullervo marquant la première période, les 6ème et 7ème symphonies la seconde. 1892 – 1924, trente deux années de carrière environ qui paraissent courtes pour cet homme qui vivra jusqu'à 91 ans en quittant ce monde en 1957. Sibelius ne cherchera pas à s'acharner après la testamentaire 7ème symphonie, une œuvre monolithique de 25 minutes donc de style très opposé à celui de la 1ère de 1899, cousine de celles de Tchaïkovski, un avis personnel.
L'école musicale finlandaise semble avoir su éviter de se fragmenter en courants dogmatiques (le romantisme, les notations modales ou encore le sérialisme). Les querelles de chapelle ont souvent nui à l'intérêt d'un public peu concerné par ces conflits théoriques, attendant avant tout lyrisme, mystère, sensualité et fantaisie de la part des compositeurs. Sibelius crée son propre univers formel, très évolutif, qui déroutera parfois un public oscillant dans ses goûts entre la tradition romantique et l'avant-gardisme du début du XXème siècle (très mesuré chez Sibelius). Dans l'index, on trouve : une douzaine de chroniques dédiées à Sibelius, mais aussi à des compatriotes comme Rautavaara, Leevi Madetoja, Erkki Melartin, Kaija Saariaho qui vient de nous quitter tragiquement et bientôt Aulis Salinen. Pour un si petit pays et en moins de deux siècles !!
Une biographie plus générale est à lire dans le billet commentant la 4ème symphonie (Clic).
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Osmo Borodkine - "Kullervo" |
Certains compositeurs ont l'étrange ambition de tenter de lancer leur carrière en composant des œuvres aux proportions disons… démesurées ! Au pire, elles ne sont guère publiées ou créées de leurs vivants 😟. Je pense à Dvořák et à ses premières symphonies longuettes redécouvertes seulement après la guerre (Clic) et à ses quatuors de 1H10 et plus, eux aussi écrits dans la vingtaine, quasiment jamais joués ni enregistrés.
À vingt ans, Gustav Mahler compose une cantate en trois mouvements de plus d'une heure, Das Klagende Lied au style plutôt ampoulé et répétitif mais pourtant si représentative de son style sur-orchestré ; il la réduira en une cantate en ne gardant que les mouvements 2 et 3… Elle n'aura un succès d'estime que de nos jours et encore… (Clic pour les fans).
Et là je cite deux grands maîtres qui s'imposeront comme des créateurs incontournables de l'histoire de la musique. Que dire d'autres créateurs moins inspirés. Si pour Dvořák et Mahler on peut en effet émettre des réserves qualitatives sur ces productions, Sibelius sera bien trop exigeant envers Kullervo, symphonie dramatique, épique et fort riche. Il enfouira bien trop longtemps la partition malgré son succès lors de la création… Un miracle qu'il ne l'est pas détruite comme maints de ses projets (8ème symphonie).
Le nationalisme culturel vit son paroxysme au XIXème siècle dans une Finlande devenue un champ de bataille permanent entre les empires suédois et russe. La quête d'une indépendance intellectuelle et politique aboutira à la rédaction et la publication en 1835 d'un recueil de trente-deux chants inspirés des contes traditionnels de Carélie (région d'Helsinki). Il s'agit du Kalevala ("le Pays des héros"). Kullervo en est l'un des personnages principaux comme le bouillant Lemminkäinen, autre guerrier doté de pouvoirs surnaturels, dont Sibelius s'inspirera dans la composition d'une suite symphonique en quatre parties, écrite en 1893-95, donc juste après Kullervo dont il fut insatisfait (Clic). Le Kalevala devient ainsi la référence patriotique finlandaise.
Kullervo par Gallen-Kallela |
Ce recueil représente une aubaine pour le jeune compositeur tant les Mythes et légendes Moyenâgeuses enchantent encore les créateurs et le public pendant toute l'époque romantique, à savoir le XIXème siècle. Citons : les chevaliers de la table ronde (Tristan et Isolde, Lohengrin, et Perceval-Parsifal de Wagner), Faust le nécromancien, Robert le diable, Pelleas et Mélisande, etc. etc… la liste est infinie, toute l'Europe se veut chevaleresque et passionnée de tragédies romanesques tendance dure 😊.
Dans sa partition Sibelius met en musique les "chants" (poèmes) 31 à 36. Les mouvements 1, 2 et 4 sont purement instrumentaux. Le mouvement 3, de type cantate et de 25 minutes, est un dialogue entre Kullervo et sa sœur (baryton vs soprano) et le chœur d'hommes qui assure la narration de l'intrigue. Le mouvement 5 est en forme d'ode funèbre chantée par le chœur seul avec un funeste accompagnement instrumental.
L'orchestration est imposante : piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes (en la et si ♭) + clarinette basse (en si ♭), 2 bassons, 4 cors (en ré, mi et fa ), 3–4 trompettes (en ré, mi et fa), 3 trombones + tuba, timbales , triangle, cymbales, cordes.
En 1891, réunir un tel effectif à Helsinki est une gageure. Nous ne sommes ni à Berlin, Vienne ou encore aux USA.
Les instrumentistes de nationalités diverses n'abordent jamais des partitions aussi longues et sophistiquées. Fondé en 1882 par Rober Kajanus, maestro souvent cité dans les articles consacrés à Sibelius, l'Association orchestrale d'Helsinki manque d'expérience et ne comporte que 38 musiciens titulaires… Le chœur réunit des amateurs, notamment les voix masculines de la paroisse, et des étudiants bénévoles… Le baryton Abraham Ojanperä et la mezzo-soprano Emmy Achté sont eux des figures marquantes et talentueuses de la scène lyrique finlandaise. Sibelius assure la direction… Les chanteurs d'origine allemande ont des doutes sur la compréhension du texte en finnois et de leur diction… mais Sibelius se dépense sans compter pour assister les artistes…
Emmy Achté et Abraham Ojanperä |
Le soir de la première, tous les efforts sans précédent déployés par Sibelius n'ont pas été vains… le succès est au rendez-vous ! le public se reconnait dans ces chants dans leur propre langue (même dans une linguistique ancienne), et la référence au Kalevala. (Sibelius proposait le texte en finnois moderne et en suédois dans le programme, une innovation). On rejoue la symphonie dès le lendemain et Kajanus en donne rapidement des extraits lors de concerts. Les plus experts reconnaissent des rythmes runiques… Ce soir-là, l'association patriotisme anti russe et culture nationale triomphe.
L'enthousiasme ne dure pas. Les critiques font la moue, chipotent sur le plan formel et le recours au finnois… Sibelius qui vient de se marier apprécie peu ces critiques, retire la partition du catalogue en envisageant des remaniements… qui ne verront jamais le jour. Il faut attendre 1958, soit trois ans après la mort du compositeur pour l'entendre de nouveau… La première gravure sera captée en stéréo en 1970 sous la direction musclée de Paavo Berglund à la tête de l'Orchestre symphonique de Bournemouth, une réussite exemplaire à l'initiative de EMI (avec laquelle j'ai découvert l'ouvrage). Depuis, plus de vingt enregistrements sont parus à ce jour !
~~~~~~~~~~~~~~~
Kullervo part en guerre (Gallen-Kallela) |
Kullervo ? Poème in extenso ou adaptation du récit épique ? Nous voilà plongés dans l'héroïc fantasy nordique, les aventures tragiques d'un héros né maudit. La construction de la symphonie s'appuie sur une suite de quatre poèmes symphoniques encadrant une cantate profane. Chaque partie porte un sous-titre programmatique suivi de l'indication du ou des tempos. Kullervo adopte des formes libres typiques des symphonies à programme comme La symphonie fantastique ou Harold en Italie de Berlioz. Nous semblons, a priori, par la fougue du discours musical, assez éloignés des cathédrales sonores d'un Bruckner échafaudant des architectures sonates ultra élaborées et multi thématiques, et façonnant un contrepoint repoussant la polyphonie jusqu'à un infini spirituel. Pourtant, nous découvrirons comment le vieux maître autrichien a influencé le jeune finlandais…
Est-ce à dire que Sibelius enchaîne des passages faisant écho aux péripéties du texte du Kalevala ? Oui et non, l'auditeur devient témoin d'un drame scénique, fût-il plutôt symphonique qu'opératique. L'introduction de deux rôles chantés dans une symphonie à programme conduit néanmoins l'ouvrage sur les chemins aventureux de l'art lyrique comme le Roméo et Juliette de Berlioz… encore lui !
Chers lecteurs, vous allez échapper à une analyse solfégique cette semaine au bénéfice de résumés des exploits et malheurs de Kullervo et de sa sœur à travers les quatre derniers épisodes de l'œuvre. Pour une approche plus littéraire, lire l'article suivant (Wiki).
1 Introduction (allegro moderato) : point de détail : le premier mouvement n'est pas une ouverture comparable à celle d'un opéra et souvent prétexte, pour les plus belles (Mozart – Don Juan, la flûte enchantée, Wagner – Tannhäuser, Tristan et Isolde, Parsifal), à exposer la plupart des thèmes entendus dans les actes qui suivent. On les joue fréquemment de manière isolée en concert.
Sibelius plante le décor de la tragédie et de l'univers ethnologique au sens barbare et mythologique dans lequel les personnages évoluent et s'entredéchireront. Sibelius aime son pays sauvage, les sombres forêts peuplées de fantômes légendaires, les lacs, les rivalités entre clans…
Kullervo encore innocent (Gallen-Kallela) |
Brièvement, le premier thème, fort long, adopte un rythme obsédant aux cordes, les bois les rejoignent crescendo pour amplifier ce climat inquiétant. Vers [1:17] un second motif plus ardent interviendra, sans doute celui attaché à Kullervo l'intrépide ? Tout le mouvement va se développer autour de ces thèmes fougueux. Il est facile à suivre. On pensera à des variations. Or, Sibelius, comme pour contredire mes remarques musicologiques plus haut sur les formes académiques, exploite avec habileté la structure sonate après l'exposé des deux thèmes, mais de façon complexe, pas comme Haydn. Et, drôle d'insistance à contrarier mes propos 😊, le thème initial rappelle par son frémissement le début si reconnaissable des symphonies de Bruckner dont le compositeur avait pu entendre la 3ème symphonie en 1890 à Vienne (la 7ème ou 8ème réécriture de l'œuvre maudite du maître étant enfin reconnue).
- Pardon ? Oui Sonia il avait pris des "notes", très drôle…
Point ! L'inspiration de Bruckner se nourrissait de romantisme parfois bucolique, souvent de religiosité extatique. L'introduction suggère l'esprit valeureux du peuple finnois, la grandeur primitive d'un pays où exister est une lutte… Sibelius prend trop de liberté avec les règles de composition usuelles pour revenir sur le sujet de manière détaillée.
2. La jeunesse de Kullervo (grave) : une marche hésitante, celle d'un jeune Kullervo hagard qui rêve à la berceuse que lui chantait peut-être sa mère. Mais l'enfance du garçon est un cauchemar. Dans le récit : rivaux, les frères Untamo et Kalervo s'entretuent. Untamo massacre la famille Kalervo, sauf Untamala qui donne naissance à un garçon très robuste et doté de pouvoirs magiques, son nom : Kullervo. Inquiet de la violence vengeresse du gamin, Untamo essayera de le noyer, de le brûler… de le pendre… en vain !! Vous voyez le genre d'éducation.
Kullervo maudit sa marâtre cruelle (Gallen-Kallela) |
Le gamin sera réduit en esclavage chez Ilmarinen, épouse d'un forgeron qui le maltraite tant, que Kullervo métamorphose par magie des ours et des loups en vaches qui dévorent la marâtre cruelle lors de la traite… Dire que Kullervo sort de son enfance d'esclave transformé en fauve est un euphémisme… Pire il apprendra après s'être réfugié chez son père que sa sœur chérie a disparu.
Musicalement, cet intermède n'est autre qu'un scherzo libre. Le scherzo I témoigne la tendresse perdue à jamais. Le trio plus conquérant avec ses traits de cuivres rageurs et ses mélodies funestes évoque plutôt les souffrances endurées. Le scherzo II distille la rancœur voire la haine de moins en moins contenues chez l'adolescent.
3. Kullervo et sa sœur (Allegro Vivace) : Œuvre dans l'œuvre, la "cantate" laisse éclater la tragédie. Devenu violent, violeur et pillard, Kullervo est chargé de collecter la taxe foncière (dixit la traduction 😊). Chemin faisant, il rencontrera trois jeunes filles qu'il tentera de séduire, mais échoue pour les deux premières…
La soprano tient les trois rôles, le baryton chante le texte de Kullervo. Le chœur commente les péripéties. Il ne comporte que des chanteurs masculins, non par misogynie de la part de Sibelius je pense, mais pour viriliser le climat brutal de la scène. La troisième fille, cédera aux avances, intéressée par le magot de l'impôt. Après la "bagatelle", les deux jeunes gens se remémorent leurs misérables origines respectives. La jeune fille comprend alors qu'elle n'est autre que la sœur disparue !!! Déshonorée, elle se jette dans le fleuve et se noie tandis que Kullervo se maudit d'être victime d'une destinée aussi terrifiante et la cause de la mort de sa sœur…
4. Kullervo part au combat (Alla Marcia) : Kullervo désemparé part chercher la mort sur les champs de bataille, en l'occurrence contre les reitres d’Untamo à l'origine de toute cette vie indicible et indirectement de la mort de la sœur… Il en réchappe encore plus désenchanté.
5. La mort de Kullervo (Andante) : Errant, inconsolable, Kullervo retourne inconsciemment là où la jeune femme a préféré se donner la mort. La nature elle-même n'a pas voulu reprendre vie, une terre devenue stérile comme toute la vie du héros. L'épée magique de Kullervo accepte de tuer son maître. Kullervo se précipite sur la lame, sacrifiant sa vie pour mettre fin à la succession des maléfices… Le chœur d'hommes raconte dans une mélopée funèbre ce terrible épisode conclusif. Les voix accompagnées par une triste mélopée des bois clôt un ouvrage exceptionnel de la part d'un jeune compositeur.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée. Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…
|
|
INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. |
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Paavo Järvi |
Depuis le premier enregistrement de Paavo Berglund, une vingtaine de gravures offre un catalogue rendant justice à cette symphonie. Berglund avait retrouvé l'orchestration et le solfège que Sibelius avait enfin décidé d'améliorer en 1955, à la demande du célèbre baryton-basse finlandais Kim Borg (1919-2000). Hélas l'âge et la paralysie (une forme de maladie de Parkinson) ne lui permirent pas de concrétiser sans un ami pour noter ses ultimes conseils utilisés par Berglund. Ce disque n'a pas pris une ride. Paavo Berglund déchaîne les forces de l'orchestre de Bournemouth, les solistes recourent à une ligne de chant proche du sprechgesang inventé vingt ans plus tard par Schoenberg, ce qui évite tout risque de maniérisme. Une interprétation farouche prise de folie que je propose en complément… Nombreuses rééditions par EMI. Voir aussi RIP. Paavo Berglund qui connut Sibelius et a enregistré trois fois l'intégrale des symphonies et une multitude d'œuvres isolées dont les poèmes symphoniques.
J'ai retenu cependant en priorité le disque de 1997 du chef estonien Paavo Järvi (fils de Neeme, également auteur d'un enregistrement pour BIS) qui, alors âgé de seulement 35 ans, déploie un climat sans doute moins épique mais fait resplendir avec clarté les mille et une trouvailles de la partition (Erato -Virgin). Il a assuré la première de l'intégrale des symphonies de Sibelius avec l'orchestre de Paris en… 2019. Il avait donné Kullervo salle Pleyel en 2010, là encore une première et un succès total. On y vient, on y vient en France.
La discographie disponible est vaste, notamment nombre de chefs nordiques ont abordé l'œuvre au disque, parfois deux fois, citons : Sakari Oramo, Osmo Vänskä, Thomas Dausgaard, Hannu Lintu, et bien entendu Leif Segerstam chez qui j'aurais attendu une vision plus fiévreuse… Cela dit, Kullervo n'étant pas un ouvrage métaphysique, il est rare de s'ennuyer 😊. Une sélection s'impose à mon goût : Esa-Pekka Salonen volcanique avec l'orchestre haut de gamme de Los Angeles (Sony – 1993 – 5/6) et Hannu Lintu tendu et passionné à la tête de l'orchestre de la radio finlandaise, prise de son raffinée et dynamique (Ondine - 2019 – 5/6).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire