samedi 25 avril 2020

MAHLER – Das Klagende Lied ("La complainte" /1880-89) – Riccardo CHAILLY - par Claude Toon




Nous sommes le 14 avril, on vient d'en reprendre pour quatre semaines de confinement. Papy Toon qui se demande s'il fait partie des "personnes" à risque, et craint donc de jouer les prolongations, commence à sentir le renfermé… Sonia continue le fitness (Clic) coachée par Nema qui bosse en télétravail. Claude a envoyé par mail à Sonia la maquette Word du billet du jour et ils règlent les détails de la publication du 25 avril via Facebook.
- Je regarde ta maquette Claude, elle est en quoi cette flûte ? Un bout de bois avec des trous ?
- Non Sonia, en os de chèvre…
- Tu te fous de moi ? Et quel rapport avec une musique de Mahler ?
       - Dans das klagende lied, c'est une flûte taillée dans un tibia humain, et je n'en ai pas trouvéeJ.
- Un opéra avec des cannibales ???? Beurk !
       - Non, une cantate sur un conte des frères Grimm. Tu mets en page, tout est expliqué, tu me recontactes si tu vois des truffes. Bise…


Oui, c'est bizarre de commencer un article sur cette cantate de jeunesse du symphoniste autrichien par la photo d'une flûte taillée dans un os de chèvre préhistorique. Le résumé de l'adaptation du conte des frères Grimm (Der singende Knochen - L'Os chantant) par Gustav Mahler vous révélera la raison de cette facétie.
Le jeune Mahler a dix-sept ans quand il commence à envisager la composition de son opus 1. La célébrité de Mahler à la fin du XIXème siècle et au début du XXème sera le fruit de son talent comme chef d'orchestre et, plus tardivement, pour ne pas dire après sa mort en 1911, comme auteur de lieder et de symphonies gigantesques qui flirtent avec le monde de l'oratorio (2ème et 8ème).
Presque toutes ses symphonies ont été commentées dans le blog (hormis la 5 et la 8) – (Index)
La biographie du compositeur est disséminée dans ces articles. Né juif, mais passionné par la foi catholique, Mahler connaîtra une vie bien rude : l'antisémitisme déjà qui nuira à sa carrière, une vie conjugale tumultueuse avec Alma, infidèle et un soupçon caractérielle, la mort d'une de ses filles en bas âge, la maladie cardiaque aggravée par une hyperactivité comme maestro qui le conduira à la tombe à 51 ans… Sans compter sur ce que l'on nomme de nos jours un syndrome d'anxiété chronique lié essentiellement à la peur du trépas… La première symphonie "Titan" très novatrice même si elle porte encore les marques du romantisme date de 1888Mahler a 28 ans. Avant, de 1884 à 1888, Mahler compose le cycle Lieder eines fahrenden Gesellen (Chants d'un compagnon errant) et 9 lieder, ensemble complété plus tard en parallèle de l'écriture de la 1ère symphonie pour constituer le cycle des 13 Lieder sur des poèmes du "Knaben Wunderhorn".

Mahler en 1881
À l'adolescence, le jeune Mahler vit encore à l'heure du romantisme et ses thèmes favoris : le moyen-Âge et ses châteaux lugubres, le mystère et les malédictions, les amours impossibles et l'hécatombe chez les nobliaux. Les jeunes apprentis compositeurs débutent en général avec des ouvrages modestes : une sonate, une petite symphonie, un concerto tout aussi petit. Mahler aspire déjà à la démesure, pas une ébauche d'opéra contrairement à une affirmation de Wikipédia (?! Mahler n'en écrira jamais et subira sa fonction de chef lyrique comme un gagne-pain imposé). En 1880, il écrit d'ailleurs à un ami "mon conte de fées est enfin terminé", le texte a été ébauché en 1877 et la partition est achevée. Contrairement à ses jeunes confrères, Mahler s'est épuisé sur la partition gigantesque d'une cantate en trois parties d'une durée de 1H10. L'effectif requis parle de lui-même (pensez que nous sommes à l'époque où Brahms écrit encore dans le moule classique, et il n'est pas le seul) :
Solistes : soprano, alto, ténor, baryton - soprano garçon, alto garçon
Chœur mixte important.
Orchestre principal : 3 flûtes, 2 piccolos, 2 hautbois, cor anglais, 3 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, 2 tubas basse, timbales, triangle, cymbales, tam-tam, gong asiatique - grosse caisse, 6 harpes, cordes.
Orchestre "lointain" hors scène : 3 flûtes, 4 clarinettes, 3 bassons, 4 bugles, 2 cornets, timbales, percussions.
Six harpes ! Il n'y a que Wagner dans le crépuscule des dieux qui ait osé une telle démesure orchestrale. Bizarre l'idée d'une cantate, Mahler n'ayant pas besoin de faire un passage obligé comme chaque français à la villa Médicis et écrire l'incontournable "cantate" pour obtenir un prix ; des cantates boursouflées qui dans leur grande majorité finissent à la poubelle. Ravel échouera cinq fois !
Mahler décide de présenter Das Klagende Lied à la session de 1881 du concours Beethoven du Musikverien, le temple de la philharmonie de Vienne. Innocence de la jeunesse ; le jury comprend le critique Hanslick (le pourfendeur de Wagner et de Bruckner, un personnage inculte souvent brocardé dans ces lignes), son pote Brahms qui partage cet ostracisme stylistique et Hans Richter, maestro d'opinion inverse mais minoritaire. La partition n'est même pas retenue lors de la présélection. D'autres tentatives dans d'autres lieux connaissent le même sort. Mahler ne se décourage pas malgré la vexation et, entre 1883 et 1898, il établit une version simplifiée : suppression de la 1ère partie, simplification de détails, il allège l'orchestration et ne garde que deux harpes J. Il supprime l'orchestre additionnel. Cette version de 35 minutes sera créée sans grand succès en 1901 par Mahler lui-même. Il faudra attendre 1970 pour entendre l'association de la première partie et de l'édition de 1898 sous la baguette de Pierre Boulez. Depuis, quelques enregistrements de l'œuvre dans sa forme originelle ont été gravés.
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Les frères Grimm
La cantate sera peu jouée entre 1901 et les années 60 voire pas du tout. Un neveu de Mahler conserve jalousement le manuscrit de la partition intégrale en trois parties. C'est à Wynn Morris qui réalisa la première gravure de la version exécutable de la 10ème symphonie que l'on doit la découverte en 1969 de l'édition de 1898. Un vinyle EMI qui permit à ma génération de découvrir cette œuvre dans une interprétation très vivante du Philharmonia (jamais rééditée hélas). En 1970, Boulez ressuscite une version complète mais composite et ouvre la voie à une discographie de nos jours assez riche mais pas toujours au top…
Je propose l'écoute dans de bonnes conditions techniques du disque enregistré par Riccardo Chailly en 1991. Riccardo Chailly également auteur d'une intégrale inégale (comme toute intégrale) avec le Concertgebouw d'Amsterdam et l'Orchestre de la Radio de Berlin (excellente phalange écoutée ce jour). Le chorégraphe Angelin Preljocaj avait puisé dans ce corpus à la prise de son raffinée pour son ballet enchanteur Blanche Neige (Clic). Une biographie du maestro est à lire dans la chronique consacrée à la symphonie "Écossaise" de Mendelssohn (Clic).
La distribution respecte au plus près ce que Mahler avait envisagé : Mignon Dunn, soprano, Brigitte Fassbaender, mezzo-soprano, Markus Baur, alto–garçon, Werner Hollweg, ténor, Andreas Schmidt, Basse. Les plus connus sont : Brigitte Fassbaender, mezzo-alto allemande d'envergure dans les années 70-90 ayant enregistré le Chant de la Terre avec Giulini et, dans une version avec piano, avec Cyprien Katsaris au clavier, une discographie fabuleuse ; Andreas Schmidt débutait à trente ans sa carrière marquée par de grands rôles wagnériens.
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Commenter mesure par mesure cette cantate n'a aucun intérêt. Le compositeur se fait conteur. Contrairement à un opéra, les chanteurs ne jouent aucun des protagonistes du récit d'amour et de mort. Ceux qui voudraient en savoir plus trouveront un commentaire très érudit sur le site (Esprits-Nomades) et la traduction de Guy Lafaille sur cet autre site (Texte). Les chanteurs tiennent le rôle de récitants, mais pas au sens récitatif de l'époque baroque, où la ligne mélodique se veut plus parlée que lyrique. Il n'y a pas non plus d'airs de bravoures, avec des répétitions et des exploits vocaux ; comme précisé plus haut, das Klagende Lieder n'est absolument pas un opéra. Je ne conseillerai pas la découverte du monde de Mahler en commençant par cet ouvrage. Par contre, impossible de nier que l'homme invente un style qui pose les bases de toutes ses symphonies à venir, quelques exemples :

L'introduction nous fait pénétrer dans les ténèbres d'une forêt épaisse : roulement de timbales ppp, cors lointains, arpèges de harpes et, d'un crescendo jaillit un premier climax ; maléfices et drames hantent les lieux. Plus loin, des solos de flûtes en trilles symbolisent les oiseaux. Comment ne pas penser immédiatement pour un habitué des œuvres orchestrales aux introductions étranges de la 1ère et de la 9ème symphonies ? Tout autant au bestiaire du 3ème mouvement de la 3ème symphonies et à la marche des animaux portant au tombeau l'un des leurs… Oui, la marche martiale ou funèbre, la procession, une forme mélodique récurrente chez Mahler. On entendra aussi ses innovations sonres : dissonances, effet d'écho au lointain avec le second orchestre. Une légèreté bienvenue par rapport à l'orchestre démesuré…

1 – Waldmärchen - Conte de la Forêt : Il était une fois, dans un château ceint d'une immense forêt, une jeune reine fort belle mais vaniteuse et capricieuse. (L'histoire commence de cette manière, c'est la basse qui annoncera la couleur.) Elle veut se marier mais fait la fine bouche, comme Turandot qui pose des questions énigmatiques, son altesse impose que le prétendant lui rapporte une fleur rouge rarissime poussant dans la forêt. Tous les jouvenceaux ont échoué ! Deux frères, l'un généreux et droit, l'autre une brute épaisse, relèvent le défi et tel Indiana Jones se lancent dans l'aventure. Le premier trouve la fleur ; enchanté, il se repose et somnole sous un saule… Survient son frère qui, jaloux, le tue pour voler la précieuse corolle… Il retourne au château seul.
2 - Der Spielmann - Le ménestrel [28:23] : Musicalement, Mahler propose une introduction très sombre évoquant un blond chevalier assoupi sous un arbre et un lit de feuilles (on pense au dormeur du val d'Arthur Rimbaud). Un joyeux ménestrel (petite marche guillerette si caractéristique du style mahlérien) est de passage et avise un tibia ! (je pense) qui émerge du sol ! Alors là, il y a un os : vu le délai, le chevalier s'était-il endormi sur un lit de fourmis rouges ? Et dans ce cas, il ne doit plus guère ressembler à un bellâtre ! Pas de polémique, Sonia va râler… Le ménestrel taille une flûte dans l'os (moi je préfère le roseau, c'est plus hygiénique, il n'y a pas de moelle à enlever ; cela dit, au moyen-Âge, de tels instruments étaient couramment sculptés dans des os de mouton ou de chèvre)… Il en joue et, l'instrument psalmodie le récit lugubre de la trahison fratricide ! ("Ah, ménestrel, mon cher ménestrel ! / Je dois me lamenter maintenant : / Pour une petite fleur brillamment colorée /Mon frère m'a tué !/ Dans la forêt blanchissent mes jeunes os, / mon frère épouse une femme délicieuse !" / Ô chagrin, chagrin, hélas !)
3 – Hochzeitsstück - Pièce nuptiale [46:00] : Soirée de liesse au château pour préparer les épousailles. Le ménestrel arrive et joue de la flûte qui rechante la complainte. Effrayé et choqué le roi et père de la prétendante s'empare de la flûte et en joue. [54:38] La flûte obstinée répète le récit, chanté avec une tristesse inouïe par le jeune garçon alto. [58:00] Quand le roi joue, un couplet accusateur est entonné par la mezzo. La reine s'effondre et le château aussi. Les invités horrifiés s'enfuient. Fichu mariage !
Mahler a écrit lui-même en vers le poème à partir du conte des frères Grimm en recourant à une versification tragique typique du romantisme.
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Beaucoup d'enregistrements, peu de réussites marquantes ; l'œuvre un chouia démesurée par sa durée, des redites et quelques maladresses de composition dues au manque d'expérience du jeune Mahler, pose problème à l'évidence aux chefs qui ne fréquentent qu'occasionnellement l'univers du symphoniste viennois. On s'ennuie souvent… Hormis le disque de Chailly écouté ce jour qui me semble une réussite dans tous les domaines, deux autres enregistrements sortent du lot. À noter que la pochette en en-tête est celle de la publication initiale difficile à dénicher. Par contre, on retrouve ce must dans un double album comportant trois cycles majeurs de lieder : Rückert Lieder, Lieder eines fahrenden Gesellen, Kindertotenlieder chantés par Brigitte Fassbaender, correct bien entendu mais pas immortel (il faut dire que pour ce programme de lieder, la discographie de qualité est très vaste).
Le disque de 1970 de Pierre Boulez avec l'orchestre symphonique de Londres et deux chanteurs formidables : Ernst Haefliger et Elisabeth Soderstrom est toujours disponible. Une édition composite comme exposé. Hélas la prise de son accuse nettement son âge, mais l'art de la mise en place légendaire de Boulez a permis l'essor de cette œuvre oubliée (Sony – 4/6). Il existe un live de Boulez à Vienne très bien capté mais ne comportant que l'édition de 1898 en deux parties. (DG)
Autre mahlérien assidu et talentueux, Michael Tilson-Thomas a gravé avec son orchestre de San-Francisco une très belle version en 1997. La distribution comporte Michelle de Young, mezzo trop mal connue dans nos contrées qui réalisera en 1999 l'un des meilleurs chant de la Terre moderne dirigé par Eiji Oue et l'ochestre du Minsota (Grr, un petit label, à rééditer). La prise de son est magnifique. Le chef américain, comme souvent, ne cherche pas les effets mais une transparence orchestrale diaphane (RCA - 5/6).



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