jeudi 12 septembre 2024

LISZT - Harmonies poétiques et religieuses (1848/1853) – piano : François-Frédéric GUY (2008) - par Claude Toon

- Elle est pour le moins originale cette jaquette avec la photo de François-Frédéric Guy, un de tes pianistes favoris, Claude, mêlée avec un ibis rouge, le titre d'un vieux film de Mocky il me semble ?

- Oui Sonia surprenant mais ça change des photos banales des artistes ou, pire, vue la thématique spirituelle du programme, l'aquarelle de l'église du village ou du visage de commandeur d'un Liszt quinquagénaire…

- Dix grandes pièces… Sonnent-elles comme de la musique pour la messe dominicale ?

- Non, Liszt met en musique, si je puis dire, dix poèmes d'un recueil de Lamartine. 

- Tu vas nous expliquer tout cela… tu m'as confié que c'est du très très grand piano et que la gravure de François-Frédéric Guy pourrait prétende au titre de référence quasi absolue, une appellation que tu n'aimes pas trop à vrai dire…

- En général, tu as raison. Pour les œuvres souvent enregistrées, il y a toujours un groupe de belles versions concurrentes… Mais là… Waouh, d'autant que l'intégrale n'est pas toujours à la une des parutions, on trouve de très belles interprétations isolées de certaines pièces du cycle…


François-Frédéric Guy

Franz Liszt représente l'archétype du compositeur romantique par ses sources d'inspiration. Le pianiste virtuose compositeur n'aura de cesse de partager par son style d'écriture sa propre sensibilité face aux beautés de la nature et son penchant pour le mysticisme (il deviendra abbé vers la fin de sa vie). Romantique aussi par la mise en musique impressionniste d'écrits de poètes ou de dramaturges, ainsi Alphonse de Lamartine pour les œuvres écoutées ce jour. Quel compositeur de cette époque n'a pas adapté le drame de Faust de Goethe ? De ce fait Liszt écrira la fastueuse La Faust Symphonie (Clic). Il composera une autre symphonie ambitieuse par sa forme et sa puissante orchestration : la Dante Symphonie inspirée par les poèmes quasi surréalistes rédigés au XIIIème siècle par Dante Alighieri.

Avant de poursuivre, pour ceux qui souhaitent découvrir la biographie de Liszt, les quatre principales périodes de l'existence du génie du clavier et le pionnier de la musique moderne, rendez-vous à la première chronique qui lui fut consacrée en 2011 à propos de la sonate en si mineur d'une difficulté technique et expressive inouïe. Cette sonate est l'une des rares œuvres pour piano à porter un titre académique, il y aura aussi un impromptu et quelques variations. Mais la plupart du temps Liszt nomme ses œuvres par un titre dont la sémantique préfigure le sujet mis en musique. On le constatera ainsi avec les onze pièces des Harmonies poétiques et religieuses dont les titres sont identiques à ceux des poèmes de Lamartine.

Ce mode de dénomination pour une œuvre est très novateur et spécifique du siècle romantique. Il s'applique aux symphonies citées ci-dessus, aux poèmes symphoniques, encore une invention de Liszt. Plusieurs sont à écouter dans le blog, entre autres : Ce qu'on entend sur la montagne d'après Victor Hugo ou les célèbres et un peu fanfaronnant* à mon goût Les préludes, encore un poème de Lamartine. Et pour terminer à propos de l'appellation des œuvres, voir la chronique pour les Années de pèlerinage, 26 pièces aux titres explicites, cela finira de vous convaincre 😊. (Index)


Lamartine vers 1830

(*) Les vers conclusifs "Sans le voir, j’aborde au rivage / Comme un voyageur endormi." Liszt déclame une marche militaire avec fanfares, cymbales et caisse claire… On pense à la lecture du texte d'origine à un oxymore solfégique inadapté 😊 plutôt qu'à une balade en barque, et... on a tort. (Clic) En fait, à part le titre et quelques idées, le poème symphonique est illustré très indirectement des vers du poète et se conclut sur une tout autre idée que celle d'une barque glissant sur les ondes. Certains musicologues identifient cinq parties, un découpage identique à celui du poème, mais trompeur. La dernière partie s'intitule en substance "combat pour la liberté". Liszt s'écarte donc nettement des vaguelettes pour une musique patriotique plus en rapport avec ses propres aspirations politiques révolutionnaires.


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Sans doute certains d'entre nous n'ont qu'un vague souvenir d'Alphonse de Lamartine comme auteur d'un poème à apprendre par cœur sous huitaine sans bénéficier de l'étude passionnante dudit poème lors d'un cours soporifique postprandial (classe de 1ère pour moi…). Et ceux qui ne se sont pas trop assoupi pendant le cours d'histoire consacré au XIXème siècle le situe tel un personnage politique et humaniste d'importance. Vite fait : naissance en 1790, l'un des neuf enfants d'une famille de petite noblesse bourguignonne. Les parents, bien que loyalistes survivront à la Terreur. Il grandit et étudie pendant la Convention, le Directoire, le Consulat et l'Empire. À la chute de Napoléon, il entre un temps comme garde du corps* à la cours du vieux et podagre Louis XVIII rétabli par la Restauration (*pas vraiment la carrure 😊).

Surtout, il se met à écrire ses premiers cycles poétiques, sans doute les plus remarquables : publie Les Méditations (1820), voyage en Italie, rédige les Nouvelles Méditations poétiques (1823) et achève le recueil Harmonies poétiques et religieuses publié en 1830. Il est élu à l'Académie française en 1829.

En 1830, la courte révolution des "trois glorieuses", l'incite à entrer en politique. Il deviendra député jusqu'à la révolution de 1848, où il échouera à accéder au pouvoir contre Napoléon Bonaparte qui instaurera le second empire… Il abandonne la politique pour écrire de nouveau des ouvrages moins talentueux. Il disparaîtra en 1869. Il signera la loi abrogeant l'esclavagisme.

Lamartine aura son fan club parmi les romantiques de la première heure comme Victor Hugo ou Sainte-Beuve, mais des détracteurs dans les générations suivantes à l'écriture plus hardie… Rimbaud ou Flaubert qui, jamais à court de vacheries imagées, écrira "lyrisme poitrinaire" ; j'adore le style et le cynisme de l'auteur de Bouvard et Pécuchet, mais celle-là, elle n'est pas cool 😖!!!

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Franz Liszt vers 1847

J'ai chipé deux citations de Liszt sur le web à propos de son instrument roi "Dans l'espace de sept octaves, il embrasse l'étendue d'un orchestre ; et les dix doigts d'un seul homme suffisent à rendre les harmonies produites par le concours de cent instruments concertants" et "Mon piano, c'est pour moi ce qu'est au marin sa frégate, c'est ce qu'est à l'Arabe son coursier […], c'est ma parole, c'est ma vie." Il est vrai que le virtuose avait des capacités de jeu inconnues jusqu'alors sauf chez Chopin.

Attention Liszt parle des pianos modernes comme le Bossendörfer favori toujours fabriqué de nos jours par la firme allemande. Liszt avait une force de frappe et une vélocité de touché qui imposaient de prévoir un instrument de secours en cas de ruptures des touches 😊. Liszt mesurait 1,85m, une taille exceptionnelle pour sa génération et des mains en proportion lui permettant de jouer des sauts de 12ème ; un octave et demi. On a évoqué comme pour Rachmaninov un syndrome de Marfan, sorte de gigantisme caractérisé entre autres par une extension excessive des extrémités. Même diagnostic pour Paganini et, si pour ces deux hommes, il s'agit d'une conjecture discutable, l'affection était réelle chez Rachmaninov. Ô, ce n'est pas forcément une bénédiction, cette maladie génétique présente souvent d'autres symptômes beaucoup plus invalidants. Nos deux premiers compositeurs semblaient en bonne santé. Le russe souffrait beaucoup avant sa disparition à 69 ans, lumbago, cardiopathie, etc., certaines détériorations étant en lien avec sa constitution.  

Yuja Wang et ses mains feux-follets
 

Cela dit, ce n'est pas que les mains qui font le pianiste. Liszt a profité avec gourmandise, comme il l'écrit, de ses performances techniques pour nous enchanter de tempêtes héroïques de notes (funérailles) ou à l'opposée d'accords larges d'une mystérieuse poésie, mystique justement. Et puis il y a l'esprit, les mélodies, l'élégance de l'écriture des compositions…

 

Et pour conclure sur cette dernière remarque, la pianiste Yuja Wang ne fait qu'une bouchée des 2ème et 3ème concertos de Rachmaninov et ne mesure pourtant que 1,55m. La photo ci-contre met en évidence ses jolies mains aux longs doigts effilés et, comme fréquemment chez les asiatiques, elle en obtient une agilité et une célérité inouïes… Est-ce un aptitude naturelle, le résultat du travail en rapport avec le cliché "la fonction crée l'organe" ? Son aînée portugaise si talentueuse, Maria João Pires, elle aussi assez petite, a souvent exprimé sa déception de ne pas pouvoir affronter ce répertoire.

Enfin, Liszt conscient de sa chance insolente transcrivit diverses pièces pour son ami norvégien Grieg (1,50 m) en modifiant les accords aux écarts excessifs pour le commun des pianistes…

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François-Frédéric Guy a été retenu sans hésitation pour ce billet. Son interprétation extravertie à la fois nuancée, passionnée et allègre parvient à maintenir un intérêt constant sur la durée imposante du cycle aux pièces d'une qualité variable. Seul Aldo Cicollini enthousiasme autant. Nous avions déjà écouté ce pianiste français d'exception, découvert tant le virtuose que l'humaniste, dans la chronique consacrée à la publication des trois sonates de Brahms, œuvres de jeunesse rarement enregistrées. Il m'avait remercié de ma "gentillesse" d'avoir commenté ses disques. Vous voyez l'empathie qu'attire cet artiste chevelu 😊. (Clic)


Carolyne
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Liszt adoptera avant 1848 un mode de vie comparable à celle des rock-stars du XXème siècle, vagabondant entre toutes les villes d'Europe pour fasciner un public friand de ses prouesses pianistiques. Les Années de pèlerinage verront le jour entre 1835 et 1839 pendant les pérégrinations de Liszt en Suisse et en Italie, avec sa muse et maitresse, la comtesse Marie d'Agout (une liaison qui durera de 1835 à 1844).

Liszt s'installe officieusement à Weimar en 1848. Weimar sera, disons… son quartier général pendant dix ans en tant que compositeur et professeur, puis jusqu'à son trépas en 1886, il s'écarte des futilités liées à son succès pour adopter un ascétisme religieux, devenant l'abbé Liszt. Il quittera parfois Weimar pour Budapest et Rome… Une autre histoire

Liszt aura toujours le goût du voyage. Les Harmonies poétiques et religieuses dont la lecture avait tant impressionné le compositeur seront écrites à Woronińce, ville de la région de Podolie en Ukraine. En 1847 il avait fait la connaissance de la princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, déjà mariée (plus ou moins de force au Prince Nikolaus zu Sayn-Wittgenstein-Berleburg-Ludwigsburg – heureusement, que les formulaires CERFA n'existaient pas encore 😊). Carolyne fait œuvre d'épistolière, notamment avec Berlioz, et "fréquente assidument" Liszt. L’adultère scandalise l'Europe jusqu'au voyage à Rome en 1860, date à laquelle le pourtant très conservateur pape Pie IX accepte après deux audiences d'annuler le mariage de Carolyne, Liszt prévoit d'épouser Carolyne ayant perdu son statut de "gourgandine". Or, la veille du mariage prévu le jour de ses cinquante ans, Liszt annule la cérémonie… Carolyne rompt et s'installe quasiment recluse comme une nonne à Rome où elle rédigera des études théologiques savantes mais mises à l'index par le Vatican ! Liszt prend l'habit et commence sa période mystique. Bigre mon billet semble dicté par Alexandre Dumas ! Sonia risque de râler…

- Dis-donc Claude, c'est tragicomique toute cette histoire Gala Point de vue mais quid de François-Frédéric Guy, Lamartine et… Dieu ?

- Ô tout simplement pour préciser dans quel contexte amoureux et d’interrogations spirituelles le recueil des dix pièces a été composé. Mais sans surprise, ce chef-d'œuvre sera dédicacé à Carolyne lors de son achèvement…

 

Piano de Liszt à Budapest
 
 

Je n’aurais pas l’audace de tenter une analyse détaillée de ces pièces. Liszt en conservant essentiellement le titre commun aux deux livres de Lamartine rend hommage à l’influence spirituelle exercée par l’art du poète français lors de la lecture des Harmonies poétiques et religieuses, plus qu’il n’en adapte la quintessence. On ne retrouve à ce sujet que quatre titres parmi ceux des poèmes initiaux, les N° 1, 3, 4 et 9.

D’autres pièces sont des adaptations de morceaux divers du catalogue du compositeur. Je préciserai les sources dans le tableau… Oui spirituel car nombre de poèmes font échos aux réflexions mystiques des deux génies, la plupart des titres en sont les témoignages sémantiques : Hymne, invocation et du vocabulaire liturgique : ave maria, misere, bénédiction, etc.

Quant à spéculer sur la nature de la pensée de Lamartine et celle guidant Liszt dans l’écriture de sa partition, je ne m’aventurerai pas dans un tel travail de thésard 😊. Je n’en ai pas les aptitudes et le blog doit conserver son rôle de faire aimer une musique en laissant toute liberté aux différentes sensibilités et interprétations.

L'interprétation dans sa globalité des Harmonies poétiques et religieuses est peu fréquente en concert. Citons une soirée de légende chez Lamartine en 1845. Le poète et le virtuose prononcèrent des discours mettant en exergue l'humanisme politique et religieux qu'ils partageaient. Les pièces les plus interprétées en récital semblent être Funérailles, Bénédiction de Dieu dans la solitude et Invocation. Commenter le fond et la composition est un défi redoutable, tant Lamartine que Liszt conçoivent la démocratie comme devant évoluer vers une entente sociologique résultant de la doctrine évangélique… Liszt ajoutera des citations de Lamartine dans son manuscrit…

Funérailles, bien que la pièce la moins influencée par Lamartine, reste un must pour les pianistes. Tout l'art contrasté de Liszt y transparait dans un cheminement de marche funèbre en trois parties : une procession lugubre martelée dans le grave à la main gauche avec ses intonations hongroises, une méditation affligée puis, pour conclure, une nouvelle marche, héroïque cette fois. François-Frédéric Guy en donne une vision idéale : la détresse sans brutalité par son jeu enflammé mais analytique dans l'introduction, une émotion mêlant nostalgie et tendresse sans aucun pathos dans la prière centrale et une conclusion incandescente d'une clarté évitant le panache parfois trop expansif que permet l'écriture de Liszt chez certains artistes…

L'icône 👉 dans le tableau renvoie vers les textes de Lamartine ou des chroniques et articles en rapport avec le morceau... 


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 

Playlist

Titre de la pièce

Poème source d’inspiration et autres influences

1

Invocation

Lamartine 👉

2

Ave Maria

Transcription d'un choral en si mineur pour chœur mixte écrit en 1846 👉

3

Bénédiction de Dieu dans la solitude

Lamartine 👉 Avec ses 20 minutes en deux parties, sans doute le top du recueil… Méditatif !

4

Pensée des morts

Lamartine 👉 À noter une citation de la Sonate "au clair de lune" de Beethoven.

5

Pater Noster

Transcription d'une pièce chorale pour chœur masculin de 1846 👉

6

Hymne de l’enfant à son réveil

Lamartine 👉

7

Funérailles

 

8

Miserere

D’après Palestrina

9

Larme ou consolation

Andante lagrimoso (extrait de Lamartine)

10

Cantique d’amour

 



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