jeudi 9 mai 2024

MOZART – Symphonie N°35 "Haffner" K 385 (1782) – Karl BÖHM (1959) vs Franz BRÜGGEN (1986) - par Claude Toon


- Et bien, Mozart est encore à l'honneur Claude ? Deux fois en 2023… Tiens, en 2019, un billet sur une sérénade dite "Haffner", surement un lien entre les deux œuvres…  

- J'avoue Sonia, quarante-cinquième chronique consacrée à Wolfgang… Eh, on ne prête qu'aux riches. La symphonie N°35 fait partie du groupe des symphonies de la maturité, 35 à 41 (la 37 n'existe pas. Les autres comme Linz, Prague ou Jupiter annoncent le romantisme). Ainsi le cycle sera complet… Quant à Haffner il s'agit du nom d'une famille souvent commanditaire de partitions…

- P'tite question comme disait Colombo, pourquoi deux interprétations en compétition ?

- Il y a des mélomanes qui estiment que la philharmonie de Berlin sous la baguette de Karl Boehm sonne datée et un peu lourd… Bref le Mozart du XXème siècle… Je propose une perle sur instruments d'époque par Franz Brüggen… Précisons : Mozart n'est pas un baroqueux. Nous allons écouter un orchestre dont l'effectif sera celui de… Beethoven !!


Karl Boehm souriant (😮)

Chers lecteurs, j'ai écouté une bonne dizaine de versions de cette symphonie pétulante avant de faire mon choix de l'interprétation à vous proposer. Et puis je voulais après quelques chroniques expansives (Mahler, Schoenberg), revenir à une rédaction moins ardue. La musicologie élaborée n'a pas sa place pour cette charmante et virevoltante symphonie.

La discographie des six dernières symphonies, toutes composées à Vienne, est pléthorique, on s'en doute. J'ai exclu d'emblée toutes les gravures monophoniques voire d'avant-guerre. L'histoire du disque est une science passionnante mais nous ne sommes pas au conservatoire. Mozart mérite une belle prise de son, et depuis l'apparition de la stéréo fin des années cinquante, on a le choix ! Je mentionnerai quelques grands crus en fin d'article. Depuis une quarantaine d'années, nous avons la chance de disposer d'interprétations inspirées, soit avec des orchestres modernes (Philharmonie de Berlin, Vienne, Amsterdam, etc.) ou jouant sur des instruments des époques baroques et classiques (Consentus de Vienne, Orchestre du XVIIIème siècle, Amsterdam Baroque Orchestra) afin de retrouver les timbres entendus pendant le siècle des Lumières. On assiste au retour des cordes en boyaux, des vents en cours de perfectionnement, notamment l'arrivée des premières clarinettes à anche simple, des cuivres naturels sans pistons, des timbales en peaux…

L'orchestration de Mozart pour cette symphonie est : 2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, timbales et cordes. Voilà l'orchestre le plus complet qu'utilisera Mozart (la symphonie de Prague répond à cette organisation) en opposition à la plupart de ses œuvres symphoniques dont la petite harmonie varie souvent. On retrouvera cet agencement chez Haydn dans les Londoniennes (1791-1795) et chez Beethoven hormis les 5ème et 9ème symphonies qui accueilleront les trois trombones voire quelques percussions. En conséquence, orchestre à l'ancienne hérité du postromantisme ou orchestre sur instruments d'époque, un détail qui a peu d'importance pour la Haffner… L'inspiration et l'habileté des instrumentistes et du maestro restent LE critère fondamental de réussite, ce n'était pas toujours vrai pour Bach ou Haendel… ou l'orchestration s'adaptait parfois au personnel disponible.


- Ah merci ! Sonia vient d'établir la liste des chefs qui ont déjà bénéficié d'un article pour une ou deux symphonies. On t'écoute…

- Alors oui Claude : N°25 : Riccardo Mutti, N°28 Christopher Hogwood* ; N° 29, 31 "Paris" et 36 "Linz" : Karl Böhm, déjà lui ; N°36 : Nikolaus Harnoncourt avec Le Concertegbouw d'Amsterdam et non son orchestre du Concentus de Vienne, pionnier du retour au son authentique ; N°38 "Prague" : Benjamin Britten ; N°39 : Trevor Pinnock*, et enfin les N°40 & 41 "Jupiter" par Josef Krips et le Concertegbouw d'Amsterdam

(*) Gravures captées avec des orchestres jouant sur instruments anciens. 


Franz Brüggen

Nous avons ainsi un échantillon d'orchestres et de chefs mozartiens représentatifs des deux styles historiques. On pourrait en trouver bien d'autres… Oui Boehm est souvent présent mais pour la N°36, la vidéo Youtube était donnée en complément pour comparer un chef de l'ancienne garde avec un maître de la génération suivante, Nikolaus Harnoncourt qui joue toutes les reprises. 

Et voilà comment, deux esthétiques vont s'affronter gaiement ce jour : Karl Boehm en 1959 avec la Philharmonie de Berlin, orchestre aimablement prêté par Herr Karajan pour réaliser une intégrale vraiment complète pour DG, corpus toujours édité et apprécié (55 symphonies avec les œuvres posthumes). Karajan, bon mozartien à la direction musclée (Clic) enregistrera de son côté et pour EMI les dernières, elles ont leurs fans.

Dans les années 80, pionnier du retour aux sonorités baroques et de la flûte à bec et non traversière, Franz Brüggen crée l'orchestre du XVIIIème siècle et enregistre le patrimoine des classiques comme Haydn, Mozart et divers baroqueux tardifs comme Rameau ou Bach. Place aux couleurs rustiques et plus légères et surtout à un sens allègre du phrasé, de la respiration, la grande classe. (RIP de 2014)

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Chevalier Sigmund Haffner Jr

Comme le remarque Sonia, Mozart a composé en 1776 une sérénade Haffner et en 1782 une symphonie Haffner ! Les Haffner étaient une famille bourgeoise de Salzbourg proches des Mozart. Le père, Sigmund Haffner (1699-1772) fut bourgmestre de la ville entre 1768 et son trépas. Son fils Sigmund Haffner Jr (1756-1787) ne pourra pas lui succéder efficacement dans le commerce florissant légué par papa. Il est atteint de tuberculose. Il laissera le souvenir d'un mécène et philanthrope. Il mettra une grande partie de sa fortune aux services des victimes d'incendies ou d'inondations, subventionnera les orphelinats, des hôpitaux pour les lépreux (et oui cette horreur n'a pas disparu en Europe à l'époque), la formation d'étudiants pauvres.

Évidemment, l'amitié entre Sigmund Haffner Jr et Mozart se prolonge (sauf avec le père Leopold Mozart qui déteste cet original). En 1776, Sigmund a vingt ans mais aucun espoir pour convoler du fait de sa mauvaise santé. Pour animer (le mot est faible) le mariage de sa jeune sœur Maria Elisabeth (1753-1781) avec Franz Xaver Späth, Sigmund commande la sérénade "Haffner", ouvrage en huit mouvements de près d'une heure, le plus long travail instrumental de son catalogue et chroniqué en 2019  (Clic).

En 1782, Sigmund Haffner Jr reçoit le titre de Chevalier (Edler von Innbachhausen - ça jette) faisant entrer la famille dans la noblesse brièvement car il n'aura pas d'héritier 😥. Un tel évènement se fête et on commande à Mozart un programme musical dont une nouvelle sérénade qui deviendra… une symphonie ! Leopold Mozart encore en délicatesse avec son fils voudra s'en mêler et sera à l'origine d'un imbroglio entre Vienne et Salzbourg dont je vous épargne les détails…

L'œuvre fut créée le 23 mars 1783 à Vienne au Burgtheater dans une salle comble.


Burgtheater de Vienne au 19ème siècle

La symphonie comporte quatre mouvements. Les musicologues savants savent isoler les influences perceptibles dans une nouvelle Sérénade inachevée qui servira de creuset pour la symphonie et même dans d'autres ouvrages en cours d'écriture. J'apprends néanmoins que Mozart travaille sur une transcription pour vents de son opéra L'Enlèvement au Sérail. Peut-on expliquer ainsi le bel effectif de la petite harmonie requise que l'on ne retrouvera dans aucune des grandes symphonies ultérieures (36 à 41). Voir les orchestrations de Haydn et de Beethoven plus haut à ce sujet.

1 - Allegro con spirito, (ré majeur, à 4/4) : Installé depuis peu à Vienne, Mozart semble saturé de travail et la commande de la symphonie ne tombe pas à pic, bien qu'elle l'assure de la sympathie de Haffner envers lui ! Les Massin dans leur anthologie s'interrogent sur les rapports entre l'agacement du compositeur surmené et l'énergie aiguillonnant un allegro pour le moins survolté. Cette idée m'amuse et j'ai tout lieu de croire que maître Boehm a pu y penser… (5:32). Karl Boehm avait la réputation de ralentir les tempos, une critique qui m'a parue toujours contestable depuis les découvertes des symphonies 40 et 41 il y a bien longtemps… Dans le Requiem de Mozart de 1973, oui incontestablement, mais quelle spiritualité céleste émerge de tels tempos…

Le timing indiqué est celui de la version Boehm, celle de Brüggen est répartie sur une playlist de quatre vidéos.

Les premières mesures pour le moins primesautières, scandées par des syncopes aux cordes et martelées par les timbales, donnent le ton général de l'allegro. Une intro qui s'achève par de pétulantes trilles… Considérons ce début comme le thème principal voir unique du mouvement. [0:11] Violons I, basson et autres cordes en accompagnement (une mesure sur deux) élargissent le propos lors d'une pause poétique et lumineuse. [0:24] Le thème initial tronqué est repris ensuite avec vigueur plusieurs fois. Des arpèges aux violons I & II s'élancent en un flot de doubles croches sur plus de deux octaves ascendantes. Une idée originale pour initier le développement, un récit musical qui ne perdra son alacrité qu'un bref instant lors d'un passage mystérieux et pathétique [2:50]. 

Bon an mal an, la structure sonate est respectée, mais Mozart montre dès son arrivée à Vienne qu'il cherche en cette fin du siècle des Lumières à libérer son art des formes corsetées héritées de l'orthodoxie de l'époque baroque…


Mozart vers 1780
 

2 - Andante (sol majeur, à 2/4) [5:32]  : Encore un mouvement bref n'excédant pas cinq minutes. Son ambiance chorégraphique est dominée à mon sens par l'esprit galant d'une sérénade. Deux thèmes mélodiques soutenus par le cheminement accentué (double croche piquée) caractérisent la quiétude succédant à l'embrasement de l'allegro [6:30] pour le second plus accentué. [7:38] Le développement n'existe pas réellement, on pensera plutôt à une tendre variation qui sera suivi par des réexpositions agrémentées de dialogues mutins des bois. Charmant.

Franz Brüggen adopte un style joyeux. Sans doute moins de grandeur que Boehm pour cet ouvrage destiné à une cérémonie, mais les motifs folâtres avec diablerie. Voici entre les deux maestros une belle démonstration du mystère Mozart, à savoir offrir des climats diversifiés au choix des interprètes.

 

3 - Menuet et Trio, en ré majeur (Trio en la majeur) [10:22] :  La thématique dansante du menuet est gracieuse, scandée, donc bien adaptée à un événement festif. Tradition oblige, le maestro autrichien effectue la reprise in extenso. Avec son tempo plus mesuré, le Trio ne s'étend que sur une vingtaine de mesures et n'apporte pas un contraste mélodique vraiment marqué avec le menuet ; disons… qu'il se révèle un peu banal mais cependant joliment nocturne. Le menuet conclusif joué da capo semble surprenant de vivacité ! Karl Boehm, comme souvent ne fait pas la reprise pour éviter un risque de monotonie, ceci met en valeur un sentiment de joie de vivre en opposition avec l'allegro. Dans le Trio, on distinguera des velléités d'utiliser le chromatisme. Mozart, même dans la précipitation, s'intéresse à des modes d'écriture innovants. Est-ce l'un des détails qui explique le succès de cette symphonie et l'estime portée par les musicologues à cette œuvre aux proportions pourtant modestes ? 

On appréciera la direction articulée et allègre, en un mot moins austère, du hollandais Franz Brüggen qui ne fait pas non plus la reprise du menuetto. 

 

4 - Presto (ré majeur, à 4/4) [13:54]  : Il se dégage de ce final de 3-4 minutes une gaieté sans limite. La simplicité bonhomme du propos, le recours généreux à l'harmonie et même aux timbales dans l'orchestration colorée (rare chez Mozart) achèvent frénétiquement la symphonie. Nikolaus Harnoncourt, interprète d'une version enflammée à Amsterdam, soutenait que ce presto doit être joué avec vivacité et avec le plus de rapidité possible. 

Divers commentateurs ont noté des analogies avec la pétulance des ouvertures des opéras-bouffes composés à l'époque, notamment Les noces de figaro et aussi par rapport à des airs de l'Enlèvement au sérail


Écoute au casque ou avec des enceintes additionnelles plus que conseillée.

Le son des PC, sauf exception, est vraiment une injure à la musique…


INFO : Pour les vidéos ci-dessous, sous réserve d'une écoute directement sur la page web de la chronique… la lecture a lieu en continu sans publicité 😃 Cool. 


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Étrangement, l'écoute de l'interprétation de Karl Boehm au crépuscule de sa vie et en numérique avec la Philharmonie de Vienne ne m'a pas convaincu d'une quelconque supériorité par rapport à celle de Berlin écoutée ce jour. Certes le vieux chef octogénaire exacerbe avec passion la vitalité de la partition malgré des tempos un soupçon plus lents. La prise de son me paraît plus brumeuse. (L'écoute de la version de 1959 a eu lieu sur un "vrai*" pressage vinyle d'époque de ma collection - garanti Near Mint 😊.  La revue Diapason partageait ces réserves lors d'un bilan Mozart des années 90. Pour conclure : ah les cordes chantantes et espiègles de la philharmonie de Berlin et les bougonnements du grand-père basson…

Il existe des captations de 1942 et 1956, mais là la médiocrité du son les place parmi les curiosités, pas plus !


L'interprétation de Franz Brüggen offre une lisibilité très franche de l'orchestration par rapport à celle de son aîné. Retrouve-t-on la grâce et la cohésion entendue avec le Berliner dans cette œuvre écrite dans la précipitation ? Question pertinente pour laquelle je n'ai pas envie de phosphorer pour y répondre. Le disque d'Adam Fischer des années 1990 va encore plus loin dans le staccato, les timbales étant un poil envahissantes (disponible sur Deezer).

Pour les enregistrements sur orchestre modernes, mes préférences vont à la précision d'horloge de Otto Klemperer (et oui) dont la battue énergique préfigure la grandeur des ultimes symphonies à venir. Bien que capté en 1959, le Philharmonia occupe tout l'espace sonore. Enfin, Nikolaus Harnoncourt a donné une leçon exemplaire de l'orchestration aux accents déjà modernes de l'œuvre avec l'orchestre d'Amsterdam. En bonus, une reprise dans l'allegro double sa durée ! Elle n'existe pas sur la partition… Harnoncourt ne justifie pas ce choix dans le livret…



(*) Les vinyles en vente à prix d'or actuellement sont gravées à partir d'une bande magnétique issue d'un enregistrement digital type DAT ou sur un disque dur !!! En résumé avec votre platine, vous écouterez quoi ? rien d'autre que le report d'un CD avec la gêne d'éventuelles rayures et saturations en fin de face et en prime 😊.

- Ah ! alors Claude tu trouves que c'est de l'arnaque…

- Bah, un peu quand même, certes l'objet est flatteur et fabriqué soigneusement avec une pâte épaisse… Il faudrait disposer des bandes magnétiques et des matrices originelles pour respecter un cycle de fabrication à l'ancienne et fidèle au son analogique (et non une espèce de série de Fourrier caractérisant le numérique). En musique classique, je ne crois pas que ça se fasse… Les vinyles des concertos de Beethoven par Pollini et Boehm en pressage Polydor, pressés à la chaîne fin des années 70, sont pitoyables voire insupportables de distorsion en fin de face ; autant écouter la remastérisation sur un bon lecteur CD… Il y a eu aussi la technique DMM pendant la transition du disque noir vers le tout CD. J'ai une demi-douzaine de disque de ce type… J'avoue que la transparence est au rendez-vous. Cela dit, certaines rééditions en CD de vieilles cires ont un son plus délié que leur ancêtres vinyles, et… inversement… Alors on choisit ce qui plaît le plus, point ! 



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