On en fait rarement mention, mais la carrière de Tata est particulièrement impressionnante. D’autant que cette réunion de musiciens de studio n’avait pas à ses débuts de plan de carrière. Ils gagnaient déjà confortablement leur vie, en étant régulièrement sollicités pour diverses sessions, et leur carnet de commandes ne désemplissait pas. Versatiles, ils étaient parmi les plus réclamés et devaient parfois refuser du travail. Ainsi, on raconte que Steve Lukather serait présent sur la plupart des disques enregistrés dans les studios angelins et alentours. Et les frères Porcaro ne seraient pas en reste. C’est ce qui, d’ailleurs leur sera longtemps reproché par une presse attachée à ses convictions, ou illusions. Une frange donc de cette presse estime qu’un disque réalisé par des musiciens de sessions était forcément une opération commerciale. Qui sait ? C’est plausible. Même si cela a toujours été démenti par tous les opérants du premier album du groupe. Mais si la musique est bonne ? L’Atlanta Rhythm Section, groupe également composé de musiciens de studio, en avait aussi, en son temps et dans une moindre mesure, fait les frais. Tout de même étonnant que cette même presse ne s’interroge sur le pourquoi d’une nécessité constante de tant de musiciens de sessions – aujourd’hui encore, malgré l’aide qu’offre le numérique, la demande des studios reste forte. Etonnant qu’elle ne s’interroge pas sur l’écart qu’il peut y avoir entre le rendu d’un groupe en studio et celui sur scène. Le chenapan David Lee Roth, lui, ne s’était pas gêné pour faire remarquer, en pouffant de rire, la surprenante différence de certains groupes, à la qualité sonore et au jeu irréprochable en studio, et médiocre sur scène. Alors que Toto, dès ses débuts scéniques, s'est imposé par son sérieux, son professionnalisme. Effectivement, ce ne sont pas des gus à sauter comme des pois-sauteurs dans tous les sens, mais musicalement en concert, ça assure et n'hésite pas à faire péter les watts. C'est même franchement plus Rock. C'est pourquoi ses concerts rameutent même des personnes qui n'adhérent pas particulièrement à leur facette ouvertement "FM". A l'inverse, ceux qui s'attendent à être dorlotés par des douceurs comme "Pamela", "Africa", "Rosanna", "Lea", "Holyanna", "Lalalala", tels qu'entendus à la radio, peuvent en ressortir affolés. Ou convertis...
La première raison d'être du collectif, c'est avant tout de répondre à une frustration. Celle d'un besoin de reconnaissance. Il y a une irritation certaine quand on voit des chansons, parfois des disques entiers, sur lesquels ils ont travaillé, se sont parfois investis pour améliorer une chanson, grimper dans les charts et ne rien en retirer. Pas même un remerciement (sauf, bien plus tard, une fois qu'ils soient devenus des sommités), une poignée de main. Même si les prestations sont payées, un sentiment de spoliation empoisonne l'esprit. Au bout d'un moment, avant qu'il ne soit trop tard, emprisonnés par un planning surchargé, il fallait bien prouver leur réelle valeur. Pour cela, une seule issue : une formation, un disque, des concerts. Après tout, ces gars ne s'étaient pas engagés dans la musique pour faire ad-vitam le requin de studio (1), mais bien parce qu'ils étaient animés d'une passion dévorante pour la musique. Leur carrière va d'ailleurs le prouver avec plus de quarante années à se produire dans tous les coins du monde. Et dans les périodes creuses, on part jouer avec les copains ou bien on s'engage dans un album studio. Ces gars-là, avec les hits et les millions d'albums qu'ils ont vendus sur toute la surface du globe pourraient tranquillement passer leurs journées - à se faire servir devant la piscine, les pieds en éventail. Mais non, à plus de soixante balais (bien tassés), ils continuent (pour ceux qui ont encore la santé). Alors que pendant dix années, ils ont accumulé disques or et multi-platines, le déclin commercial amorcé avec les années 90 ne les décourage pas.
En dépit d'une petite baisse aux USA, le succès ne se dérobe pas, - le dernier de la décennie, "The Seventh One" est généralement considéré comme l'un des meilleurs albums du groupe -, la fin des années 80 se révèle assez cahotique. Steve Porcaro, l'un des deux claviéristes, s'en va (en partie parce qu'il n'apprécie pas de voir ses amis s'enliser dans la consommation de substances illicites, et en partie parce qu'il peine à imposer sa patte). Le dernier et troisième chanteur en date, Joseph Williams (fils du célèbre compositeur John Williams), est renvoyé pour sa dépendance à la drogue. Tout comme les deux précédents. Mais alors que le chanteur originel, Bobby Kimball, est revenu taper à la porte, se disant libéré de ses addictions, et que le groupe, ravi de retrouver un vieux compagnon, recommence à bosser avec lui, la maison de disque ne l'entend pas de cette oreille. Elle impose au groupe un chanteur, Jean-Michel Byron. Consternation... Mais quelles sont donc ces intelligences suprêmes qui hantent les couloirs de ces toutes puissantes maisons de disques ? En imposant un bellâtre, elles devaient espérer ratisser plus large et augmenter (encore) leur bénéfice. De quoi satisfaire, brièvement, leur insatiable cupidité. Résultat : aucun membre du groupe ne parvient à s'entendre avec ce grand garçon trop exubérant et prétentieux à leurs yeux. Ce qui incite le groupe à laisser progressivement le chant à Lukather, Byron finissant par être relégué au rang de choriste avant la fin de la tournée. Jean-Michel Byron gagne le titre du chanteur éphémère de Toto, le seul qui n'ait pas laissé une seule trace discographique à l'exception d'un single, "Out of Time" (en totalité, quatre morceaux sortis du placard pour la compilation "Past To Present").
Entre-temps, Toto découvre que Kimball s'est accaparé le nom du groupe pour se produire avec un groupe d'accompagnement n'ayant aucune légitimité. Nouveau clash. Il est temps de marquer une pause. Lukather en profite pour réaliser son premier - et attendu - album solo.
En 1991, lorsque le collectif décide de remettre le couvert, Lukather semble en avoir pris le contrôle et, échaudé par les expériences précédentes avec les chanteurs, préfère assumer lui-même la tâche. Lui qui est pourtant resté longtemps effacé derrière David Paich et les frères Porcaro, ne commençant à vraiment s'investir dans la composition qu'à partir du cinquième album "Isolation", en 1984. Pour la première fois, le collectif est réduit à quatre musiciens, Steve Porcaro n'étant crédité qu'en qualité d'invité. Jamais jusqu'alors, un album de Toto n'avait été soumis à une telle emprise des guitares. Et plutôt du genre gros calibre, grasses et lourdement habillées de grosse saturation. Au grand dam des fervents disciples de la face la plus FM, pop ou West-coast machin-chose du groupe. De sa palette la plus édulcorée et doucereuse, celle qui avait eu les faveurs des ondes. Et a contrario pour le grand plaisir des autres : ceux qui frissonnent et se transforment (leur pilosité s'intensifie même en absence de la moindre lune 😁 ) dès que retentit l'écho d'un heavy-rock viril, embrasé par une batterie de forgerons de la montagne (qu'on dit croisé avec des sasquatchs) et des guitares rugissantes. Serait-ce une prise de pouvoir du sieur Lukather ? Ou bien une direction prise collectivement ?
Depuis le début, il y a toujours eu cette sensation que le combo retenait ses ardeurs, et qu'il suffisait d'un rien pour que les digues cèdent. C'est le cas ici, et certains morceaux sont comme relativement proches d'un déchaînement de flots tumultueux, brassant bois et rochers, emportant tout sur leur passage. Certes, certes, aucune mesure avec un Motörhead, un Raven, encore moins un Métal Church, mais le changement est si radical que c'en est poignant. Déjà, le timbre de voix de Lukather est plus en phase avec un Hard-blues revêche et vindicatif, tout comme sa gratte qui a pris pas mal de poids. Quand retentissent les premiers instant de "Gypsy Train", qui ouvre l'album, on est emporté par une vague de de heavy-southern-boogie-rock (ou, plus imagé, du "Toto meets Blackfoot"). Les gentils claviers-synthés de Steve Porcaro semblent inexistants, et ceux de David Paich, qui tentent bien de survivre au milieu de cette abondance de guitares, sont soit mixés en retrait, soit se parent d'une teinte "orgue Hammond".
Seules les inévitables ballades chères au groupe, maintiennent un lien indéfectible avec les albums précédents. "The Other Side" s'approche même d'une habile refonte du méga-hit "Africa". Tandis que "2 Hearts" et "Only You" ont toutes les qualités requises pour une danse langoureuse - ou pour brancher - (dans les temps anciens, on nommait cela des slows, sur lesquels deux personnes dansaient ensemble, plus ou moins enlacées, suivant affinités), même si le chant plus limité et faillible, se brisant parfois sur un pâle râle rauque, fait pencher ces morceaux vers un spleen doux-amer. Le timbre de Luke évoque parfois celui de Mike Harrison, le chanteur de Spooky Tooth, dans une tonalité plus enfumée.
Sinon, c'est plutôt la fête au heavy-rock, façon Toto. Outre donc le formidable "Gypsy Train", "Never Enough" développe un hard-blues dans le genre d'un Bachman Turner Overdrive moins bourrin, avec riffs joués en double-stops, et un chant évoquant un Gene Simmons bluesy ; avec quelques breaks plus éthérés et un poil jazzy pour alléger. "How Many Times" enchaîne sur un tempo et un riff pesant, tout droit hérités de Mountain, là aussi avec une alternance de mouvements plus modérés, de pop-rock.
Jeff Porcaro 1.08.1954 - 5.08.1992 |
La chanson éponyme renoue avec des envies de rock-progressif, telle qu'elles pouvaient surgir sur les deux premiers essais, mais ici avec une noirceur qu'on aurait plutôt attribuée aux Brummies de Black Sabbath qu'aux Californiens. Longue pièce aux allures de royaume déchu, de Gaste forêt, de l'avènement proche des temps sombres. David Paich s'échine bien sur ses claviers pour essayer d'atténuer le brasier noir émanant de la guitare de Luke, mais en vain. Luke a goûté au côté obscur.
Et puis, au milieu de tout ça, encore d'autres joyaux d'un autre type. Celui d'un Funk branché sur ligne haute-tension 20 000 volts, avec "Kick Down the Walls" que Prince aurait pu intégrer à son répertoire scénique, et surtout l'énergique "She Knows the Devil", aux réminiscences d'INXS et aux effluves de souffre, de bouges baroques. "Elle a des ongles comme des couteaux, elle a des yeux de 24 carats, elle veut tout ce qu'elle voit. Elle te mettra à genoux. Je l'aimerai jusqu'à la mort ! ... Mauvaise petite fille à la langue de vipère ! Oooh, elle adore s'amuser, la fille de Méphistophélès ! Elle prendra n'importe quel jeune dieu et le brûlera. Il verra qui est la reine et qui est le clown. Elle est ce dont j'ai besoin, je la veux pour amante" - expérience personnelle ?
Toto jette ses dernières forces dans un excellent instrumental de jazz-rock épique, avec un solo de guitare paraissant inspiré de Ronnie Montrose. "Jack the Bone" clôture magistralement un album plébiscité par les uns, hués par les autres. L'album ne trouve pas vraiment son public et c'est en conséquence le premier album du groupe à n'avoir aucun single dans les charts. Les fans du Toto calibré et chromé ont certainement dû être outragés par la mise en bouche-en-bouche de "Gypsy Train" et par la tournure générale de l'album, tandis qu'une partie d'un public susceptible d'en apprécier la saveur n'a pas fait l'effort d'y prêter un bref instant une esgourde attentive ; persuadé d'un contenu trop policé à son goût.
Autre particularité de l'album, sa pochette pour le moins macabre. Elle est composée d'œuvres de Jeff Porcaro, le batteur du groupe, peintre à ses heures perdues. Jeff succombe à une crise cardiaque un mois avant la sortie de l'album. La blessure est profonde, et pour beaucoup, le groupe ne parviendra jamais à s'en remettre totalement.
(1) "Requin de studio", quel terme offensant. Est-ce qu'il ne faudrait pas retourner l'adjectif aux employeurs ? Ceux qui font appel à du personnel extérieur et qui s'en attribue les fruits...
🎶🐕
Ouaip, mon album préféré de Toto, grâce aux guitares effectivement. Don't Chain My Heart pourrait faire un excellent single. Je revois toujours la tête d'ahuri avec les yeux hallucinés de Bruno Solo nous vantant l'album à sa sortie début 90's dans Le Plein de Super!
RépondreSupprimerJe ne savais pas que Bruno (l'autre...) été amateur de musique. Enfin, de ce style.
SupprimerProbablement, également, mon album préféré du groupe 😁 Certainement, à mon sens, celui qui tient le mieux la route du début à la fin
Atlanta Rhythm Section, Rââh lovely....! Il fallait le placer. C'était pour un pari? Je n'ai pas un seul TOTO, j'avoue ne pas accrocher du tout. Et je n'aime pas les guitares de Lukather.
RépondreSupprimerNon, non, pas de pari 😁 C'est juste un rappel de cet a priori idiot qui voudrait qu'un album de rock réalisé par une réunion de musiciens de studio était forcément faisandé, une arnaque. Un a priori généralement colporté par la presse.
SupprimerParallèlement, on a sans problème érigé au statut d'idole, un crétin perdu (ou du moins, qui se donnait bien du mal pour apparaitre comme tel) intégré dans un groupe alors qu'il ne savait pas joué - qui n'aurait appris que quelques rudiments des plus basiques de basse.
Chercher l'erreur...
La guitare de Lukather s'est parfois perdue dans un empilage excessif d'effets. Il est en partie fautif de la mode des racks d'effets - qui coûtent un bras et nécessitent des journées entières pour les apprivoiser. Du matos abordable que pour les (très) gros salaires.
SupprimerFinalement, bien souvent l'excès d'effets peut gommer le feeling, la subtilité du jeu du musicien.
C'est la raison pour laquelle Luke a fini par faire machine arrière (en plus des difficultés à tout régler). Pour cet album, il avait commencé à réduire son matos.
Le son est d'ailleurs bien différent des albums précédents, et même du suivant. Même si "Tambu" (le suivant) a souvent été décri comme une suite logique.
Si c'est toujours Lukather qui chante - toutefois avec un renfort de choristes -, sa guitare, elle, fait plutôt un retour en arrière.
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