Le thème de la justice a toujours traversé l’œuvre de Fritz Lang, ses premiers films américains en témoignent, puisqu’après FURY il réalisera J’AI LE DROIT DE VIVRE (1937, avec Henry Fonda) pamphlet un brin démonstratif anti-peine de mort. Pour son premier essai US, on lui a déroulé le tapis rouge. Joseph L. Mankiewicz est à la production (il passera réalisateur 10 ans plus tard et avec quel talent !) et les rôles principaux sont tenus par Sylvia Sidney (elle enchaînera trois films avec Lang) et Spencer Tracy.
Le thème du film est le lynchage. On entend un personnage dire au moment du procès qu’il y a aux États Unis, depuis 30 ans, un lynchage tous les trois jours. FURY, qui épouse presque la forme d'un western, est le prototype d’autres films qui aborderont ce thème, comme LA POURSUITE IMPITOYABLE d’Arthur Penn (1966) ou le moins connu mais remarquable THE INTRUDER [clic ici] de Roger Corman (1962).
FURY fait figure de classique, voire de chef d’œuvre, je me permettrai de nuancer ce jugement…
Le film se divise en deux parties. Et à l’heure où je sue sur mon clavier pour vous écrire ses lignes, je ne sais toujours pas si je dois vous raconter ce qui arrive au milieu de l’intrigue… Hum, essayons de contourner l’obstacle. La première image est un gros plan sur Le livre de la mariée, vue dans une vitrine, la caméra recule et cadre une robe de mariée sur un mannequin, puis dans le même mouvement, un couple qui regarde cette vitrine : Joe et Katherine. Inutile de préciser leur projet (l'image dit tout) mais Joe doit d'abord trouver un boulot, et se sépare de sa dulcinée.
L'amorce du film est trompeuse, qui verse dans la comédie romantique, avec un sous-texte social : la grande dépression, le chômage, théâtre du Film Noir. Pour raconter les mois qui vont suivre, Lang utilise des gros plans de lettres échangées entre les tourtereaux, fondus avec les photos du garage automobile que Joe a racheté, on en suit l’évolution des travaux. Ou encore ce plan sur une portée de chiots qui indique le temps qui a passé.
Puis le film bascule. Joe Wilson est arrêté par un flic (Walter Brennan, génial, le futur adjoint boiteux de RIO BRAVO, le gus a remporté trois oscars, pas un hasard) pour simple excès de vitesse. La police est à la recherche de kidnappeurs et Joe a un profil qui correspond. Le shérif le met derrière les barreaux, et la nouvelle se répand en ville… Lang, qui vient du muet, se surpasse dans l’art de la mise en scène, de la narration, reprenant les codes de l’Expressionnisme, ses cadrages baroques, les contrastes, le noir profond, auquel s’oppose le visage virginal de Katherine (la bouille ronde et les grands yeux de Sylvia Sidney - qu’est ce qu’elle était mignonne, des faux airs de Amanda Seyfried).
Lang montre le mécanisme implacable de la rumeur, du populisme (« une foule ne pense pas » dit un protagoniste), il juxtapose des plans de commères qui colportent les cancans avec une image de poules qui caquettent. Il isole d’abord des petits groupes d’hommes qui complotent, s’agitent, avant de réunir la populace enivrée dans un large plan d’ensemble. C’est en caméra subjective que Lang filme la horde qui avance vers la prison, dans un silence terrible, et d’un coup, le contre champ montre des centaines de gens vitupérant, caillassant, incendiant la prison.
Autre scène mémorable, celle du barbier qui évoque le kidnappeur d'enfant : « si l’homme refoule ses pulsions violentes, c’est qu’il est sain, sinon il finit à l’asile ou en prison ». Et avoue goguenard, geste à l’appui : « moi même j’ai souvent songé à trancher la gorge de certains clients ». Lang conclut par un plan du fauteuil vide, et la porte qui bat : le client, horrifié, s’est barré ! Les pulsions dont parle réellement Fritz Lang sont celles de la foule, attisées par les meneurs. Il a connu la montée de nazisme, a vu sa femme Thea von Harbou sombrer dans cette idéologie.
Mais le réalisateur fustige aussi les politiques populistes qui réfutent l’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre. On ne contrarie pas les électeurs. Les journalistes en prennent aussi pour leur grade, qui se délectent de la situation : « On va casser la baraque ! » lance un opérateur filmant les affrontements. Puis cette image toute simple mais expressive, de Joe agrippé aux barreaux de la fenêtre de la prison qui brûle, comme Jeanne d’Arc au bûcher.
Le dernier tiers du film se tient presque exclusivement dans un tribunal. Il s’agit de juger 22 protagonistes pour le meurtre de Joe Wilson, brûlé vif. Là encore, c’est la lâcheté qui prévaut, on se protège, on se crée des alibis. Le procureur décide de projeter en séance les images tournées par les journalistes le soir du lynchage. C’est prodigieusement génial. Les accusés se voient à l’écran (mise en abîme donc, ce sont les scènes de FURY !) et s’exclament : « Non, ce n’est pas moi ! ». Fritz Lang fait confiance aux images, à la force du cinématographe, pour raconter son intrigue mais aussi pour faire éclater la vérité. Comme les nazis utilisaient le cinéma** pour leur propagande. Lang utilise les mêmes armes.
Il y a un autre aspect intéressant dans ce film, un double suspens, mais vous en parler reviendrait à vous révéler un rebondissement. Dommage.
Je disais au début de cette causerie que je nuancerai l’appellation chef d’œuvre à propos de ce Fritz Lang. Les deux premiers tiers méritent sans conteste ce qualificatif. Le souci est la séquence du procès, superbe par moment, mais aussi très démonstrative, appuyée, avec un relent de patriotisme qui sonne creux. Il faut replacer les choses dans le contexte. Fritz Lang fuit l’Allemagne nazie et trouve refuge aux USA. Il est poli avec son hôte, et brosse dans le sens du poil, en rajoute dans le monologue final. La dernière image qui sacrifie à l’happy-end puissance 10, est limite ridicule.
Après 20 ans passé à Hollywood, les films de Fritz Lang seront beaucoup plus noirs, critiques et désabusés, mais pour le moment, il s’agit d’exalter les grands principes démocratiques. En termes de mise en scène, le huis clos du procès tranche aussi avec la première partie, plus mouvementée et inventive. Ces réserves faites, FURY reste un très grand film, Spencer Tracy s’y révèle magnifique, sa prestation lancera sa carrière, rien que pour ça, merci Fritz !
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** Les nazis avaient utilisé un extrait du film de John Ford « Les raisins de la colère » (l’arrivée de la famille Joad au camp de réfugiés) pour illustrer l’état de délabrement social et les conditions de vie dans les démocraties, profitant de ce plan subjectif (on n'y voyait donc pas Henri Fonda à l'image) pour faire passer ça pour un reportage d'actualité !
Noir
et blanc - 1h30
- format 1 :1.37. (version
restaurée magnifique)
La bande annonce de l'époque (qui en dit un peu trop...) et un extrait représentatif du style de Lang.
Ce que tu racontes du scénario me dit quelque chose, mais si j'ai vu ce film, j'en ai aucun souvenir ...
RépondreSupprimerSpencer Tracy, c'est avec "Capitaines courageux" de Victor Fleming, un mélo avec un gosse sur un bateau, qui en fera une star. Il est sorti quelques mois après Fury.