vendredi 13 octobre 2023

LE REGNE ANIMAL de Thomas Cailley (2023) par Luc B.

 

A propos de la dernière palme d’or ANATOMIE D’UNE CHUTE, je vous disais : quelle scène d’ouverture ! Avec LE RÈGNE ANIMAL, c’est pareil. Avant même le générique, Thomas Cailley frappe très fort, et ça ne va pas débander pendant deux heures.

Sur un périph embouteillé, François et son fils ado Émile patientent, s’engueulent ; ils ont rendez-vous à l’hôpital. Et seront témoins d’un truc dingue : l'évasion d'un fou-furieux d'une ambulance, le gars éructe, un pansement lui couvre le visage, il a des plumes aux avant-bras... Chelou. Sauf que personne ne semble choqué. Passez votre chemin bonnes gens. On n’en parle même pas sur le chemin de l’hôpital.

A l’hôpital, ce plan qui intrigue, dans la salle d’attente. L’arrière-plan est flou mais on distingue la silhouette d'une enfant dont le visage se prolonge en cône, avec une langue qui siffle, comme un serpent. La mère s’excuse : « Arrête ça chérie, tu embêtes ces gens… ». François répond « Non, c’est rien, laissez… » comme on le dit poliment d’un gamin turbulent. Nous, on se dit, mais c'est quoi ce truc ?! Rien ne surprend les protagonistes, comme les griffures sur le mur,  comme l’entrevue avec le médecin semble tout à fait banale. 

Et on comprend pourquoi ils sont là, pour voir la mère d’Émile, qu’on ne verra que de dos à travers une vitre dépolie, enlacée par son mari (magnifique image). Émile rechigne, son père insiste gentiment, alors il y va. La caméra devient subjective, on s’approche, de dos, jusqu’au très gros plan, trois quart arrière, le visage se tourne : il est couvert de poils. Générique.

La mère fait partie de ces personnes qui ont contracté cette nouvelle maladie, elle se transforme en animal. Avec d'autres, elle va être transférée dans un centre spécialisé des Landes. François quitte son boulot pour s’y installer, avec son fils. En chemin, ils tombent sur un barrage de gendarmes. Il y a eu un accident. Toute la zone est bouclée. Le car qui transportait une trentaine de « bestioles » (comme on les appelle) s’est renversé, elles se sont échappées. François brave les autorités pour retrouver sa femme. Il dira plus tard « je ne sais pas si j’ai peur de la perdre, ou de la retrouver ».

Il n'y a pas de scène d'exposition. Quand l'intrigue commence, le mal est déjà là. On ne saura pas d'où il vient (exposition aux essais nucléaires, glyphosate, 5G, concours de l'Eurovision...) tout semble allait bien dans le meilleur des mondes, ou presque, personne n’est vraiment surpris par la situation. L’apparition des bestioles rythme le quotidien. Excellente scène au supermarché avec une créature poulpe qui surgit « pas de panique, on s’en occupe m’sieurs-dames ». C’est justement la force du film, le fantastique dans ce qu’il a de plus... normal. Le réalisateur a finalement coupé l’épilogue qui explicitait les choses, il a eu raison. On apprend au détour d’un dialogue que tout le Monde est concerné : « En Norvège, ils les font cohabiter avec les humains » dit un copain d’Émile, un activiste qui arbore un tee-shirt « free animal ».

Le danger vient d’ailleurs, de ces milices qui s’arment pour s’offrir des safaris gratis. On pense aux ratonnades de DUPONT LA JOIE. Extraordinaire séquence à la fête de la St Jean (les sifflets ultrason) qui culmine avec une chasse aux monstres dans un champ de maïs, de nuit. Et plus tard, l’encerclement de la zone où se réfugient les bestioles, une forêt baignée de brume, avec ce magnifique mouvement de caméra (au drone ? pour une fois parfaitement utilisé) qui suit Grenouille (un enfant lézard) grimper dans un arbre puis embrasse tout le panorama. Y’a un boulot fou sur la lumière, c’est le frère du réalisateur qui s’en charge, David Cailley.

LE RÈGNE ANIMAL ne cesse de jouer à contre-registre. Comme la scène au restau où François vide les poubelles dans l’arrière-cour, soudain attaqué par un grizzli. Sa collègue intervient, plante ses yeux dans ceux de la bête, et d’une voix calme, douce, presque un murmure, dit : « maintenant tu vas nous laisser, et partir »

Comme dans le film BORDER (Ali Abbasi, 2018 clic ici ) et bien sûr dans le FREAKS de Tod Browning (1933), c’est l’humanité qui suinte de la monstruosité. On va revoir l’homme-oiseau du début, il s’appelle Fix, ses ailes ont poussé, il faut maintenant apprendre à s’en servir. L'initiation au vol est une scène drôle, touchante (on pense à ces inventeurs d’avions loufoques qui s’écrasent à peine décollés), quand Fix vole enfin, on est tellement heureux pour lui.

Le film enchaîne les scènes qui s’emboîtent parfaitement, se relient, font sens, il n’y a rien de trop, tout ce qui est à l’écran est strictement nécessaire. La mise en scène est toujours juste, puissante quand il faut, sans être ostentatoire, poétique, intimiste, elle puise aussi dans le registre de l’épouvante (l’apparition sous les éclairs, une nuit d’orage, bestioles qui passent en arrière plan) épouse dans les axes de caméra le point de vue des bestioles, qui rampent, qui volent (le premier vol de Fix). Le dernier plan est un travelling très rapide qui suit Émile courir dans la forêt, il sort du cadre mais le mouvement continue, une course qui n’en finit pas, et va falloir courir encore, Émile, si tu veux sauver ta peau.

Je ne raconte pas l’intrigue volontairement, car il y a un sacré rebondissement. Thomas Cailley nous embarque dès le premier plan dans une histoire folle, follement originale, et ne nous lâche plus. On pense aussi à des sérials comme L’INVASION DES PROFANATEURS DE SÉPULTURES (Don Siegel, 1956,  clic ici ).

Et puis il y a les personnages. François, le père (Romain Duris est juste impérial), réfractaire à l’autorité (médecins, flics, état) un type complexe, qui n'est qu'amour pour son fils (ça rappelle LA GUERRE DES MONDES de Spielberg, le père et le fils ado en plein chaos), qui cite René Char, ballotté entre ses idéaux et la réalité du terrain. Un échange avec son fils le définit bien. Émile lui demande, à propos de sa mère : « Tu m’en veux qu’à l’hôpital ils l’ont emmenée parce qu’elle m’a attaquée ? ». Il répond : « Je t’en veux de ne pas savoir construire une phrase et de bouffer du saucisson à un euro de chez Leader Price ! ». A quoi le fiston rétorque : « C’est toi qui l’a acheté ». Silence gêné du père, soudain placé devant ses contradictions.

Émile doit gérer cette histoire familiale, son déménagement, son nouveau lycée, cette copine atteinte du syndrome frontal, qui parle cash, sans filtre (quelle belle scène d’amour !). Un ado en pleine construction, transformation, fabuleusement interprété par Paul Kircher, tout en voix fébrile, le regard fuyant, gestuelle hachée (on saura pourquoi). On sourit intérieurement parfois en repensant au DIDIER d'Alain Chabat ! Y’a une scène magnifique, en voiture, il hurle à tue-tête le nom de sa mère par les fenêtres ouvertes, son père a mis à fond la chanson sur laquelle il a connu sa femme, « Elle est d’ailleurs » de Pierre Bachelet. Elle est d’ailleurs…

Il y a aussi un adjudant de la gendarmerie, Julia (Adèle Exarchopoulos), elle aime bien François, sensible à sa démarche, elle arrondit les angles, ferme les yeux, mais n’en pense pas moins. Ils vont nouer une relation, amicale, ou plus, on ne saura pas, peu importe.

J’avais beaucoup aimé le premier film de Thomas Cailley LES COMBATTANTS (clic ici ), on y découvrait Adèle Haenel. C’était il y a dix ans, et déjà le décor des Landes, la survie en milieu hostile. LE RÈGNE ANIMAL est donc son deuxième film. Cailley était jury au concours de scénario à la Femis, il a repéré le scénar de Pauline Munier, lui a proposé de le développer et de le réaliser (d’autres, sans citer Luc Besson, auraient piqué l’idée !). Il y a eu un long travail de pré-production, d’écriture, de création d’effets spéciaux, très beaux, maquillage, animatronique, numérique, les mecs de chez Marvel habitués à faire moche devraient en prendre de la graine.

Ce film est d’une incroyable beauté, c’est brillant et divertissant. Un film de genre très efficace, qui brasse des thèmes contemporains, qui se nourrit d’émotions complexes. Gros coup de cœur, qui mérite un grand succès, à voir en salle, évidemment.


couleur  - 2h10  -  scope 1:2.35

9 commentaires:

  1. Shuffle Master.13/10/23 08:33

    Si on observe bien la scène de l'homme-oiseau qui prend son envol, on peut m'apercevoir cherchant des cèpes à l'arrière-plan à gauche. N'en déplaise à M. Cailley, cette histoire d'humains transformés en animaux se reproduit tous les ans de fin avril à fin août lors des ferias. Mais il s'agit surtout de gros porcs et de moutons.

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    1. 👍🏼😄 Effectivement, mais ce n'est pas limité aux ferias. Et ça va au-delà du mois d'août 🥴

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  2. Exact. Cela m'a d'ailleurs déconcentré, je me suis dit, ce figurant à l'arrière, quelle prestance dans le geste de la cueillette ! Il aurait mérité un gros plan. Je ne sais pas où exactement il a tourné (y'a un point d'eau, un lac), mais il y a des coins aussi magnifiques que sauvages, ça fait plus Amazonie que forêt de pins alignés, les décors naturels contribuent aussi à la réussite visuelle du film.

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    1. Je serais aussi curieux de savoir où il a tourné, parce que les coins sauvages, il n'en reste plus beaucoup. Comme tu le dis, il y a de plus en plus de parcelles de pins plantés au cordeau tous les mètres, tempêtes et exploitation obligent. Le paysage devient franchement déprimant, même pour les chevreuils et les sangliers qui, de dépit, vont se suicider en se jetant sous les roues des voitures.

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  3. Cela parait très inspiré par la série "Sweet Tooth"

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    1. Effectivement, maintenant que tu le dis. Sur les quelques images que j'ai vues (n'ayant pas Netflix) la différence, me semble-t-il, c’est que la « mutation » intervient à n’importe quel âge, l’évolution est lente, irréversible, les malades perdent petit à petit leur apparence humaine, perdent le langage, ne sont plus sociables, ce n’est juste des types avec un groin à la place du nez, ou une queue qui pousse dans le dos. Le personnage de Fix, l’homme oiseau, est contraint d’apprendre à voler, car c’est sa condition d’oiseau, sans quoi il ne peut pas survivre.

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    2. Shuffle Master13/10/23 19:39

      Plus Birdy, de Parker, ou Brewster Mc Cloud, d'Altman? C'est pour montrer mon immense culture. Et l'anonyme sur les pins, c'est moi: je n'arrive pas à me faire à cette procédure de publication.

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    3. L'anonyme des pins, voilà un beau pseudo ! Je cherche la contrepèterie, mais y'en a pas. L'aptonyme des nains (bof) ? . Tu es identifié comme Shuffle à l'écran. "Brewster Mc Cloud" je l'ai vu par ci par là, ça manque à ma collection, car j'adore Altman. "Birdy" je ne l'ai pas vu en entier, l'aspect performance d'acteur me rebute. Comme mots-clés : Birdy + Parker, pour moi c'est Bird /Charlie Parker de Eastwood. un must.

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  4. Chercher des champignons ? même pas en rêve ces temps-ci, le seul truc qu'on pourra finir par trouver si la sècheresse persiste, c'est des dromadaires ...

    Bon, le règne animal ... tout le monde en dit du bien, c'est que ça l'est forcément, bien ... peut-être. A priori une réserve, le Duris que j'ai du mal à supporter, qui fait à mon sens trop de films, dans lesquels il surjoue assez systématiquement.

    J'en connais un autre de film où y'a un gars à qui il pousse des ailes et qui se met à voler. C'est (what else) Birdman d'Inarritu avec Michael Keaton, et contrairement aux apparences, c'est pas un Marvel. C'est pas toujours facile à suivre, comme chez Inarritu ...

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