vendredi 28 avril 2023

QUAND LA VILLE DORT de John Huston (1950) par Luc B.

QUAND LA VILLE DORT inaugure un genre qui va faire des petits, le "film de casse". Si vous le visionnez pour la première fois, vous aurez l’impression de l’avoir déjà vu, tellement le principe a été repris. On pense à deux autres classiques du genre, DU RIFIFI CHEZ LES HOMMES (1955, film français mais réalisé par l’américain Jules Dassin) et L’ULTIME RAZZIA (1957) de Kubrick [ clic ici ].

On compare souvent les films de Huston et Kubrick, à raison, notamment parce que l’acteur Sterling Hayden est présent dans les deux cas. Il y a pourtant des différences, à commencer par l’intrigue non linéaire chez Kubrick, qui joue sur les points de vue et flashbacks ; les gangsters y sont des amateurs alors que chez Huston ce sont des professionnels ; l’échec de l’entreprise est dû au hasard chez Huston, et au manque de raisonnement chez Kubrick.

Au départ on a le roman de WR Burnett, adapté par Huston, qui signe aussi les (brillants) dialogues. Il devait réaliser QUO VADIS avec Grégory Peck, mais l’acteur était malade (le film sera tourné par Mervyn LeRoy avec Robert Taylor l’année suivante), Huston se reporte donc vers ce polar. Le romancier en a apprécié l’adaptation à deux détails près, la première et la dernière scène !

Burnett débutait son roman par une scène dans le bureau du commissaire Hardy (John McIntire, souvent vu chez John Ford) qui écoute les appels radios des flics en patrouille. John Huston replacera cette scène vers la fin, quand le commissaire fait une conférence de presse, se justifiant devant les journalistes qu’à part le lieutenant Ditrich, l’ensemble de la police n’est pas corrompue, mais au service des citoyens. Et il leur fait écouter les appels, qui se superposent dans la bande-son. Une scène qui semble avoir été dictée pour ne pas froisser les autorités !

John Huston préfère commencer son film par des images d’une ville au crépuscule, des ruelles sombres, désertes, des arcades grises, géométriques, puis un plan en contre-plongée à un carrefour, où on voit les câbles électriques du tramway. Le ciel semble tissé de fils noirs, comme un filet menaçant, qui enferme les personnages. Dès la première image Huston nous montre un univers fermé, cloisonné, hostile, dont on ne sort pas. J'aime aussi cette image sur un panneau de signalisation ferroviaire, qui fait comme un pendule, tic tac tic tac, l'épilogue tragique approche...

La trame est simple et classique : Erwin Riedenschneider, dit « le doc » sort à peine de taule qu’il pense déjà à remonter sur un coup, un vol de bijoux. Il recrute une équipe, Gus le chauffeur, Louis le perceur de coffre, Dix la grosse brute. Pour financer le coup, il se tourne vers le bookmaker Cooby, et l’avocat véreux Alonzo Emmerich. Chacun rêve déjà d’un avenir radieux, le Doc se voit sur les plages d’Acapulco, Dix reprendre le ranch où il a été élevé, Louis souhaite pouvoir entretenir sa famille et soigner son fils. Il y a souvent chez Huston cette thématique du rêve inaccessible qui brûle les ailes, comme dans LE FAUCON MALTAIS ou LE TRESOR DE LA SIERRA MADRE [clic ici]. Dix raconte à sa femme Doll un souvenir d’enfance, à la ferme, avec un poulain, une image à laquelle il se raccroche comme à une bouée. Quand elle lui demande si l’anecdote est réelle, Dix avoue dans un demi-sourire que non, juste fantasmée.

Le coup est minutieusement préparé. Les quatre complices attablés, éclairés crûment par un simple abat-jour suspendu au plafond, est une image typique du Film Noir dont QUAND LA VILLE DORT transcende le style. Le chef op’ Harold Rosson construit un noir et blanc sublime, très contrasté, brut, les cadrages multiplient les axes, avec une belle profondeur de champ. Il y a souvent plusieurs actions et personnages dans le même cadre. Comme dans ce plan dans le bar de Gus, Dix est accoudé au bar, il y a un chat sur le comptoir, la caméra suit avec un léger panoramique un client qui sort, un routier qui remonte dans son camion, le tout est filmé en un seul plan, intérieur / extérieur.

Autre plan typique du genre. Le commissaire Hardy débarque chez Emmerich avec deux inspecteurs. Emmerich les conduit au salon où il y a une cheminée, Hardy s’en approche pour se réchauffer. Dans le contre champ, Hardy est en gros plan, face caméra. Donc Huston retire le quatrième mur, la caméra est à la place de la cheminée. Puis au second plan on voit Emmerich, puis au troisième plan les deux flics. Les personnages se parlent mais se tournent tous le dos ! Une figure de style vue dans CITIZEN KANE, reprise abondamment dans le Film Noir, qui permet 1) d’avoir tous les acteurs face caméra, 2) filmer la séquence en une seule fois sans avoir à re-shooter les plans de coupe sur celui qui écoute.

Évidemment, le casse va mal tourner. Le grain de sable dans la belle horlogerie. Erwin Riedenschneider avait tout prévu sauf une alarme intempestive qui se déclenche dans le quartier, et un vigile qui passe plus tôt que prévu.

John Huston décrit des êtres humains dans toutes leurs composantes. Emmerich est au petit soin pour sa femme malade, Louis élève une famille nombreuse, bon père et bon mari, Gus récupère les chats errants. Mais le soir, Emmerich pose un baiser affectueux sur le front de son épouse avant d’aller chez sa jeune maîtresse Angela, qui l’appelle oncle Lon. C’est une des premières apparitions de Marilyn Monroe** (24 ans), d’abord filmée en plongée, lovée sur un canapé, désirable, offerte, plus tard en robe fourreau noire, une scène qui la fit connaître des producteurs, et on connaît la suite... Il y a chez elle une candeur, une fraîcheur, avec sa voix douce, et un potentiel érotique non négligeable. On a l’impression que sa robe va lui glisser des épaules, elle tranche sur les autres débutantes de l’époque.

Et puis il y a les vicieux, les corrompus, les traîtres, les lâches, les flics véreux, le donneur Cooby, Emmerich qui tente de doubler ses partenaires. Il dit à un moment : « le crime n’est que la face cachée de l’activité humaine ». Riedenschneider nous apparaît comme un p’tit vieux inoffensif, qui distribue de bons pourboires, son vice à lui est « d’aimer les femmes, les jeunes femmes ». Alors qu’il part pour Cliveland en taxi, il s’arrête dans une cafétéria où un jeune couple se trémousse au son du jukebox. C’est lui qui remet de l’argent, pour profiter encore du spectacle. Huston cadre la fille se déhancher, s’approcher si proche de la caméra qu’on pourrait lui toucher la poitrine, Riedenschneider en a les yeux humides de désirs frustrés.

Aux policiers qui viennent l’alpaguer alors que le chauffeur de taxi le pressait pour repartir, il demande : « vous étiez là depuis combien de temps ? ». Ils répondent : « bof, trois minutes, pourquoi ? » Riedenschneider soupire : « trois minutes… le temps d’une chanson ». S'il n'avait pas cédé à son vice, il repartait peinard... un plan qui pourrait résumer toute l'oeuvre du cinéaste ! Qui ne se pose pas en moralisateur, mais observe simplement des gens qui n’ont que l’illégalité pour s’en sortir, accéder à leurs rêves, ce qui n'en fait pas des êtres malhonnêtes pour autant. Mais son film a été qualifié d’immoral, car le spectateur s’identifie aux quatre gangsters, des gens finalement sympathiques au regard de ceux qui vont les trahir.   

C’est ce monde ambigu que filme Huston, cette jungle dans la ville (« The Asphalt Jungle » en VO, mais le titre français est aussi beau !), ces gens qui vivent la nuit, un monde dans le monde (« the city under the city » annonce le sous-titre). Huston filme ses personnages qui viennent de la rue et entrent dans leurs planques par de longs couloirs sombres, comme des passages secrets qui relient deux univers. On ne voit quasiment pas la lumière du jour, d'où le contraste saisissant de la dernière scène, superbe, à la campagne, un plan très large où Dix court vers des cheveux dans un champ.

QUAND LA VILLE DORT est un classique, superbe, mené sans temps mort, sans esbroufe de caméra (pas le genre de Huston, la caméra est toujours au bon endroit, bouge peu), au rendu réaliste, quasiment sans musique, dont il faut aussi saluer la distribution impeccable. Mention pour cette scène où Mark Lawrence (Cobby) se fait gifler par le flic Ditrich, à en chialer comme un gosse. Louis Calhern (Emmerich) est un habitué des rôles de félons ou de fielleux, vu dans LES ENCHAÎNÉS [clic ici] LE PRISONNIER DE ZENDA, JULES CÉSAR, GRAINE DE VIOLENCE. Marilyn resplendit, et Sterling Hayden s’impose encore en animal sauvage tout en fêlures.

** certaines affiches mettent Marilyn Monroe en avant, languissante et décolleté en avant, alors qu’on ne la voit royalement que 5 minutes ! Elle aura donc tourné son vrai premier et son dernier film avec John Huston, « Les Désaxés » en 1961, puisque « Something's Got to Give » de George Cukor restera inachevé.

noir et blanc  -  1h52  -  format 1/1.37


5 commentaires:

  1. Yes, grand film ...
    La Marilyn n'était pas une grande actrice, mais crevait l'écran dans chacun de ses films, qu'il soient bons ou pas ... je me demande bien pourquoi ... quel est le pervers qui a dit à cause de ses décolletés ?

    Sinon Asphalt Jungle, c'était le nom du groupe punk (éphémère, forcément éphémère) monté par Patrick Eudeline, le plus cultivé de la presse rock française ...

    Y'a un type qui t'a pris pour Blackmore ? A cause du chapeau ? si t'avais eu aussi une écharpe, il t'aurait pris pour Mitterand ...

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  2. Je ne porte pourtant pas de chapeau pointu ni de grelots à mes godasses, mais oui, le mec m'a tout de même posé la question... Je ne porte jamais d'écharpe, c'est pour éviter d'être confondu avec Christophe Barbier !

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    1. Ce devait être une caméra cachée. J'suis sûr que c'est un coup de Claude

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    2. Jaloux ! Tout ça parce que tu n'as jamais entendu, à une caisse de supermarché, une maman dire à son fiston : "tu vois le monsieur là bas, avec son guitare magazine sous le bras, c'est Peter Frampton, vas lui demander un autographe pour ton père..." !

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    3. Ben non... parce que ça devait être forcément un supermarché de luxe 😁 (pas les moyens) 😂
      Sinon, le "Peter Framptton au magazine", c'était également toi ? Tu serais donc le fils caché de Frampton et Blackmore ?? Incrédibeule ! 😲

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