vendredi 2 octobre 2020

LES ENCHAINES (NOTORIOUS) d'Alfred Hitchcock (1946) par Luc B.



Dans son livre d’entretien avec Alfred Hitchcock, François Truffaut lui dit : « J’étais impatient d’en arriver à Notorious, car c’est vraiment celui que je préfère de vos films, période noir et blanc ». Il est pénible ce Truffaut, car c’est exactement par ces mots que je voulais introduire cette chronique ! Dans sa période américaine en noir et blanc, j’adore L’OMBRE D’UN DOUTE mais place NOTORIOUS au sommet. C’est certainement une de ses plus belles réalisations.
Le point de départ est un roman apporté par un producteur, « La chanson des flammes », une histoire d'espionnage tirée par les tifs, mais dans laquelle il aurait bien vu Ingrid Bergman (qui venait de faire LA MAISON DU Dr EDWARDES) et Cary Grant. Hitchcock et son scénariste Ben Hecht envoient tout valser, et reprennent le scénario à zéro, ne gardant que : « une fille doit coucher avec un espion pour obtenir des informations ». Il faut ensuite trouver le MacGuffin. C’est quoi un MacGuffin ? Pour Hitchcock, c’est un élément de l’intrigue sur lequel tout le monde va se focaliser, alors qu’il n’a aucune importance. Ici, un trafic d’uranium pour fabriquer une bombe atomique.
Nous sommes en 1944. Officiellement la bombe atomique n’existe pas. Le producteur trouve donc l’idée stupide, et revend le projet aux studios RKO. Hitchcock raconte que des années plus tard il croise un producteur qui lui demande : « comment avez-vous eu l’idée de l’uranium et de la bombe ? Nous l’avions refusée » Hitchcock répond non sans ironie : « cela montre à quel point vous aviez tort de croire que le MacGuffin est important, ça vous a fait perdre beaucoup d’argent ». Le film a coûté deux millions de dollars, en a rapporté huit.
Il est évidemment que l’histoire de l’uranium, on s'en bat les noix, cela aurait pu être des diamants, de la coke ou la recette du pot au feu. Le cœur du film est ailleurs. Alicia Huberman est la fille d’un nazi qui vient d’être condamné. Les services secrets américains ont l’idée de l’utiliser pour s’introduire dans un cercle de nazis réfugiés au Brésil, pour espionner Alexander Sebastian et sa clique. L’agent Devlin est chargé de la recruter. Alicia et Devlin tombent amoureux. Difficile de concilier amour et boulot, surtout quand Sebastian, séduit par Alicia, la demande en mariage…
Il est là le nœud ! Devlin doit jeter dans les bras d’un autre la femme dont il est amoureux, et faire en sorte qu’elle se détache de lui pour que la mission fonctionne. D’où leurs rapports tendus, les petites piques qu’il lui adresse, son dédain affiché alors qu’intérieurement il enrage. Pourtant tout avait bien commencé. Devlin s’invite à une soirée donnée par Alicia, regardez comment Hitchcock cadre son personnage de dos, dans l’ombre, personnage énigmatique, qui est cet invité ? Elle est saoule, veut partir en balade. Ils partent en voiture,  il lui dit « Prenez un manteau » elle répond « Vous suffirez ». Arfff, quand c’est Ingrid Bergman qui vous lâche ça…
Plan rigolo : la voiture est une décapotable, le vent décoiffe Alicia, gênée par une mèche devant ses yeux, elle se plaint du brouillard. Hitchcock insère un plan subjectif, sa vision troublée par les cheveux ! Un flic les arrête, Devlin lui fait passer discrètement son badge, la caméra suit le mouvement de sa main, le badge passe sous le nez d’Alicia, le flic s'excuse « oh pardon je ne savais pas » le mouvement repart dans l’autre sens. Pas d’amende. Alicia comprend que Devlin est lui aussi de la police.
Mais elle tombe tout de même sous le charme. Hitchcock réalise alors ce plan séquence d’anthologie, à Miami : le baiser le plus long du cinéma. La caméra cadre les visages d’Alicia et Devlin de très près, ils partent du balcon, vont dans le séjour, il reçoit un appel téléphonique, répond, doit partir, elle le raccompagne jusqu’à la porte, le tout sans cesser s’embrasser. Le code Hays (je vous ai déjà expliqué ce code de bonne conduite à l’écran, instauré en 1934) interdisait de filmer des lèvres collées plus de trois secondes. Le plan dure 2 minutes 30 ! Hitchcock contourne la censure grâce aux dialogues, les acteurs étant contraint de se séparer pour susurrer, murmurer, entre deux bécots. Le cadrage serré tout en mouvement est d’une sensualité à faire bander un eunuque.
Un autre plan à priori anodin mais génial. Devlin organise la rencontre entre Alicia et la cible : Sebastian. Cela se fera lors d’une balade à cheval, Devlin provoque le canasson d’Alicia qui rue, Sebastian témoin de la scène se porte à son secours. Plan suivant : Devlin est à la terrasse du café où il a l'habitude de rencontrer Alicia, mais cette fois la chaise devant lui est inoccupée. Il attend, puis comprend qu'Alicia ne viendra pas. Uniquement par cette image de chaise vide, Hitchcock informe le spectateur : Alicia n'est plus dispo car vraisemblablement avec Sebastian. Son stratagème a réussi. C'est ce qu'on appelle une ellipse de temps. Brillant.
Figure récurrente chez Hitchcock : la mère castratrice. Dans le genre, la mère de Sebastian se pose-là, on pense à PSYCHOSE dans les rapports mère/fils. Quand elle accueille Alicia qui emménage, Hitchcock la filme de loin descendre un escalier et venir au tout premier plan. Elle est terrifiante. Sebastian demande Alicia en mariage, les services secrets approuvent, Devlin fait la gueule, Alicia s’installe chez Sebastian. Très tôt, deux trucs clochent. Lors d’un dîner, un invité est comme pris de panique en voyant les bouteilles de vin choisies pour le repas. Et y’a cette histoire des clés, dont une en particulier, celle qui ouvre la porte de la cave à vin, justement… Quel mystère se cache à la cave ? 
Hitchcock orchestre la fin de son film autour du fameux MacGuffin, avec deux axes. D’abord, la clé. Comment Alicia la dérobe du trousseau de son mari, mais surtout, comment la remettre en place. Je vous laisse découvrir la scène… Dérober la clé est une chose, descendre vérifier ce qu’il y a à la cave en est une autre. Devlin s’invite à une réception donnée pour les jeunes époux. Alicia doit lui transmettre la clé, mais elle est surveillée par son mari, jaloux, qui se méfie de Devlin. Figure récurrente chez Hitchcock, un travelling qui part des cintres, embrasse de haut toute l'assemblée, pour venir cadrer très serré la main d'Alicia dans laquelle on voit la clé. Du grand art ! (photo tournage ci-contre)
Autre problème : que se passerait-il si le champagne venait à manquer, qu’il faille descendre en chercher à la cave, alors que Sebastian n’a plus la clé sur lui ? Hitchcock [son caméo : on le voit boire une coupe de champ' !] expose les données du problème, il crée donc le suspens, entretenu par toutes ces images de bouteilles qu’on débouche, le bruit des bouchons qui sautent, les coupes apportées aux invités par plateaux entiers… Le spectateur étant dans la confidence, il n’a plus qu’à se ronger les ongles… La séquence de la cave, l’irruption de Sebastian et le subterfuge imaginé par Devlin tournent au grandiose !
Sebastian, que ses activités clandestines et criminelles rendent parano, va suspecter le double jeu de sa femme, et ira pleurer dans les jupes de sa mère, qui suggérera : « elle doit disparaître, mais lentement… ». Et surtout discrètement, les complices Sebastian ne devant surtout pas apprendre qu’il s’est fait rouler par sa greluche. Géniale scène de la tasse à café empoisonnée… Hitchcock ouvre un deuxième front : comment exfiltrer Alicia ? L’idée fabuleuse est de reprendre le même dispositif que pour la scène du baiser à Miami, un cadrage très serré, tout en mouvement. Souvenez-vous de la maxime hitchcockienne : il faut filmer une scène d'amour comme une scène de meurtre, et inversement !

Le film se finit sur un plan terrifiant. La porte d’entrée de la maison de Sebastian, de loin, petit rectangle lumineux dans la nuit, on distingue les silhouettes menaçantes de deux complices dans l’encadrement, ils invitent Sebastian à rentrer, lui est terrifié, contraint de les rejoindre pour ne pas perdre la face, mais il comprend qu'il est trop tard et la grosse porte noire se referme lentement derrière lui… THE END.
LES ENCHAINES (titre français) est un film magnifique, les trois interprètes se surpassent de justesse et de précision, Ingrid Bergman et Claude Rains se retrouvent réunis après CASABLANCA, Cary Grant traverse le film de son élégance teintée de noirceur. Alfred Hitchcock enchaîne les morceaux de bravoures, une mise en scène toujours très visuelle. Il s’amuse avec les effets optiques pour traduire l’ébriété d’Alicia (ce plan où depuis son lit elle voit Devlin la tête en bas) et suggérer son empoisonnement. Un même procédé d’autant plus intelligent que toute la question est de savoir si Alicia est retombée dans l’alcool par dépit amoureux, ou si elle est réellement malade.
J’aurais aimé vous décrire par le menu chaque scène, chaque plan, tellement on touche à la perfection. Cela ne s’appellerait pas écrire une chronique, mais une encyclopédie !

noir et blanc  -  1h40  -  format 1:1.37
   
 

1 commentaire:

  1. Au moins un des trois meilleurs Hitchcock, ce qui n'est pas rien ...
    Après avoir vu Casablanca et celui-là, tu deviens amoureux à vie d'Ingrid Bergman ...
    Sinon, rien à ajouter ...

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