Karl Böhm vers 1950 |
Les vacances étant synonyme de flemme rédactionnelle, je propose cette
semaine un nouveau concept de chronique. Ayant commis 682 commentaires
d'œuvres de musique dite classique depuis une dizaine d'années,
l'imagination pour la nouveauté vient parfois à manquer, quoique, et la
motivation pour rédiger des billets de 2000 à 7000 mots encore plus pendant
ces chaleurs estivales. Par ailleurs, les statistiques sont parlantes ; le
catalogue by Toon représente entre 3 et 4000 pages A4 de texte, des milliers
de photos ou reproductions de tableaux pour associer diverses formes
d'art…
Un petit accès de fierté ne nuit pas, n'y voyez aucune vantardise de ma
part, je réalise un vieux rêve de mélomane et d'auteur avec gourmandise. Une
banalité : il n'y a pas de mal à se faire plaisir.
Autre source d'inspiration pour ce billet atypique : comme dans toutes les musiques, il y a des œuvres ou des titres (en blues, en rock, en chanson) qui ont alimenté une discographie pléthorique de reprises et d'une qualité très variable. Certains ouvrages du baroque à l'époque moderne ont donné lieu a plusieurs dizaines voire centaines de gravures (symphonies de Beethoven). Contrairement au rock ou à la pop et au jazz, le classique ne laisse aucune liberté d'adaptation. Les musiciens sont obligés de suivre toutes les indications imposées par les compositeurs dans leurs partitions. Seule l'époque baroque et une partie du classique (1750-1805) autorisent des fantaisies dans le choix instrumental pour animer des manuscrits aux notations de nuances et d'expressivité encore rudimentaires. (Ah les bagarres dans les années 50-70 entre les baroqueux jouant sur instruments d'époque non standardisés et les musiciens préférant le jeu sur des instruments modernes tous rigoureusement normalisés.)
Mes lecteurs les plus fidèles ont sans doute en mémoire des chroniques
présentant deux interprétations ou plus de la même œuvre avec un talent
comparable mais de conception esthétique, fantasque ou spirituelle opposée.
C'est ainsi que je vous propose aujourd'hui un complément à un article de
mars 2015 sur l'une des œuvres symphoniques les plus difficiles à mettre en
place par un orchestre et un maestro : La
symphonie Alpestre
de
Richard Strauss.
Andris Nelsons |
Les opposants au style grandiose Straussien la condamneront au rang de
"choucroute symphonique" (ils ont
peut-être été victimes d'une première écoute bâclée par un tâcheron de la
baguette ; ne leur jetons donc pas la pierre d'emblée). Inversement, les
fans… l'ayant savourée grâce à grand maitre diront apprécier la quintessence
d'une orchestration luxuriante et colorée dans une œuvre aux mille
dimensions où se côtoient récit épique, sensualité et spiritualité… Maggy
Toon résout très simplement le problème "je n'arrive pas à rentrer dedans" ; fin du débat intello 😊.
Nous sommes ici face à un effectif de 130-150 instrumentistes, sans doute
le défi le plus colossal pour une phalange symphonique, un gigantisme en
concurrence avec celui des symphonies de l'ami
Gustav Mahler…
Comme dirait Sonia "He ho, ça va bien l'autosatisfaction et les réflexions philosophiques
sur les goûts et les couleurs… On chausse les pompes de rando, on prend
les sacs et en route en musique mauvaise troupe" !
~~~~~~~~~~~~~~~
Parlons des gravures haut de gamme. On conviendra qu'il fallut attendre
l'ère du microsillon pour disposer d'un son d'une clarté et d'une dynamique
compatibles avec l'exubérance orchestrale. Il existe un live historique de
1941 avec
Richard Strauss
lui-même aux commandes (You Tube). Tempo vif-argent, 44 minutes ! Son hélas d'une relative pauvreté
dommageable à une captation qui se limite de fait à un témoignage du génie
du maestro compositeur. Cela dit quand la mémoire de ceux d'entre nous qui
connaissent la partition par cœur comble le déficit sonore, l'interprétation
est un modèle pour les générations suivantes. Incontestablement la première
référence de l'histoire.
Mes randonnées de juillet et l'écoute d'une comparaison en aveugle dans
l'émission "La tribune des critiques de disques" de France musique en 2014 m'ont donné l'idée de ce second billet.
Le principe de l'émission repose sur l'écoute en aveugle de six disques
récents. Trois extraits sont proposés au quatuor de critiques. Après chaque
extrait, deux versions sont éliminées… et les interprètes mentionnés, cela
évite d'influencer le "jury". C'est pédagogique et absolument pas
acrimonieux dans le sens où la sélection comprend des publications déjà
appréciées lors de leur parution. Ce jour-là, le disque de
Bernard Haitink
avec le
symphonique de Londres, commenté dans mon article de 2015, se classa en 3ème
limite 2ème position.
Andris Nelsons
gagna la palme à l'unanimité avec…
l'orchestre de Birmingham, ce qui prouve quoiqu'en pensent les intégristes, que la musique du maître
bavarois peut s'épanouir ailleurs qu'en territoire teuton, à Dresde, Berlin,
Vienne… Je reviendrai en fin du billet sur cette réussite
(Clic)…
L'une des premières interprétations géniales fut celle dirigée par Karl Böhm en 1957 avec l'orchestre de la Staastkapelle de Dresde, orchestre avec lequel Strauss sonne parfaitement depuis un siècle ; une tradition évidente puisque la direction de Rudolf Kempe avec le même orchestre en 1961, dans le cadre de son intégrale, reste la rare rivale de Böhm depuis soixante ans et plus…
Pour le contexte de la genèse de la symphonie et la liste à la Prévert de
l'instrumentation, lire la chronique de 2015
(Clic). Quelques précisions s'imposent à propos de l'œuvre qui n'est pas du tout
une aventure naïvement descriptive en audio-rama braillarde, une réputation
parfois entendue et injustifiée.
Randonnée en Bavière, patrie de Strauss |
XXX |
Né en 1864,
Richard Strauss
bénéficiera d'une belle longévité en disparaissant presque encore actif en
1949. Très influencé dans ses compositions par l'écriture chromatique
à leitmotive de
Wagner
et les poèmes symphoniques de
Liszt, il mettra fin à sa carrière symphonique en 1903. Une exception,
notre
symphonie Alpestre
créée en 1915 mais en gestation depuis 1900. Ces
poèmes symphoniques
au nombre de sept sont tant dans la forme que l'esprit d'un niveau très
supérieur à celui du cycle de
Liszt
dans lequel quelques belles pages cohabitent avec d'autres terriblement
boursouflées à mon avis (je ne suis pas le seul à penser cela.)
Entre 1886 et 1903, il commencera et terminera cette
période avec deux symphonies de forme assez libre et d'intérêt mineur :
Aus Italian
et la
Sinfonia domestica, deux ouvrages d'essence descriptive.
Gustav Mahler meurt en 1911. Le compositeur et maestro né en 1860 défendit l'opéra iconoclaste Salomé de Strauss qui, de son côté, jouait sans relâche les symphonies de Mahler encore bien mal aimées. La mort prématuré de l'ultime symphoniste majeur du romantisme, conduit Strauss à composer une fresque symphonique imposante, une synthèse de son art, un hommage à son ami. Sur la forme : orchestration rutilante, superposition de vagues mélodiques, contraste affirmé des couleurs orchestrales. Citons Mahler dans une déclaration de 1887: "Strauss et moi avons creusé un tunnel depuis les côtés opposés de la montagne. Un jour nous nous rencontrerons". Et nous y sommes sur ladite montagne, je ne crois pas au hasard.
Sur le fond, l'escapade en montagne lui rappelle ses jeunes années d'adolescent, le désir d'atteindre des sommets en se confrontant à l'effort, les éléments et la violence de la nature et de l'humanité (l'orage peut-il figurer des combats pour s'affirmer ou une anxiété existentielle ?). L'un des principes philosophiques de Nietzsche est ainsi présent en filigrane.
Friedrich Nietzsche |
Que revient faire Nietzsche dans l'affaire ? Des années après la
mise en musique de
Ainsi parlait Zarathoustra
en 1896,
Richard Strauss
imagine titrer sa symphonie "L'Antéchrist, Imprécation contre le christianisme", autre ouvrage du penseur allemand daté de 1885. En un mot,
Nietzsche affirme que la morale chrétienne a falsifié le message du
Christ "le seul vrai chrétien" en inversant son enseignement précisant les règles de la dualité entre le
bien et le mal. L'Église pour Nietzsche a été un frein au progrès de
l'humanité par la haine et le fanatisme qu'elle a manifesté au fil des
siècles.
Par cette critique de certains dogmes jugés apostats, l'auteur milite pour
une civilisation dont les élites (là intervient le postulat du
surhomme ; au sens qualitatif et
non racial comme le nazisme en fera la récupération). Le "surhomme
empreint de spiritualité" permettrait à l'humanité de prendre un élan
réellement positiviste. Dans l'esprit de
Strauss, la
symphonie Alpestre
illustrerait cet objectif par allégorie : une difficile ascension, des
embûches (le glacier), la dangereuse épreuve face à la fureur d'une tempête,
mais l'atteinte avec fierté du sommet, et enfin le retour apaisé vers la
sérénité… En suivant les 22 sous-titres donnés par le compositeur, on
comprend facilement le bien-fondé de cette argumentation.
La partition étant noire de détails et de précisions sur les nuances à
apporter dans le jeu, on pense, à tort, qu'il est facile de diriger cette
œuvre en suivant rigoureusement les indications. Et bien non, l'ouvrage
suggère en premier lieu une musique descriptive voire expressionniste à la
manière du
knaben wunderhorn
de
Mahler, mais aussi un esprit plus métaphysique en rapport avec ses sources
philosophiques. Dans sa conception, le chef aura le choix entre une
influence
beethovénienne
et bucolique proche de la symphonie pastorale et l'expression d'une grandeur
spirituelle à la
Bruckner, grand admirateur de
Wagner, lui-même ami de Nietzsche avant la brouille suivant la composition
du très chrétien
Parsifal… ou, et là, ça se corse, une union des deux abstractions.
À lire ces lignes on comprendra que la tâche est ardue et que nombre de
gravures n'échappent pas à la grandiloquence, pêchant par manque de poésie
ou, inversement, faisant fi de toute interrogation sur la signification de
la randonnée comme épreuve initiatique de l'adolescent et de ses amis.
(Partition)
Jeunes randonneurs en Bavière 120 ans plus tard |
Une cinquantaine de minutes, en continuité, pas en quatre mouvements, pas
de thèmes malgré des motifs en leitmotive très reconnaissables, voici tous
les ingrédients réunis pour une possible direction ennuyeuse qui ne saurait
équilibrer l'imagerie de la randonnée et la mystique initiatique de nos ados
lors de cette grimpée vers les cimes… Or, j'évoque trois approches
interprétatives juste avant. En 2015,
Bernard Haitink
en soulignant tous les détails d'une partition chamarrée nous invite à
l'aspect descriptif en priorité, une vision épique et dynamique. Le premier
disque numérique pour DG sera
Strauss-Berlin-Karajan ; pour promouvoir la nouvelle technologie, la
symphonie Alpestre semble idéale par son foisonnement instrumental, mais le maître
autrichien n'en fait-il pas "un peu de trop" dans le spectaculaire ? Pourquoi ce ton sulpicien dans
le coucher de soleil ? Une approche
nietzschéenne qui rappelle plutôt la grandiloquence de
Ainsi parlait Zarathoustra
que les edelweiss.
Karl Böhm
né en 1894 était très proche de
Richard Strauss
dont il assurera les créations de deux opéras :
La femme silencieuse
(1935) et
Daphné
(1938)
ainsi que
le concerto pour cor N°2
(1943). Le style précis, le ton toujours juste, des tempos que
certains trouvaient un chouia métronomiques conviennent à merveille pour
éclaircir la complexité du propos de la musique de
Strauss. Contrairement à l'intégrale en 9 CD EMI de
Rudolf
Kempe,
Böhm
n'a gravé que les poèmes symphoniques majeurs de
Strauss
disponibles dans un coffret DG de 3 CD dont, hélas, l'unique version en
mono connue de la
symphonie Alpestre. Le chef se partage entre la
Philharmonie de Berlin
et la
Staastkapelle de Dresde. Biographie
(Clic)
Dès les premières mesures on apprécie le délié de sa direction, le chef
autrichien souligne sans hédonisme chaque détail instrumental. Les
leitmotive qui serpenteront dans tout l'ouvrage (même principe que dans
Une vie de héros
-
Clic) sont très présents, exemples : motif A dans
Nacht [00:05] repris de manière
éclatante dans Sonnenaufgang (Lever de soleil) à [04:00], etc. Les œuvres à leitmotive paraissent parfois lancinantes.
Dans les 22 épisodes
Karl Böhm
fait preuve d'une fabuleuse inventivité dans le traitement des timbres, la
rigueur des rythmes. [06:52] Le compositeur a l'idée de disséminer dans
l'espace 12 cors (quatre groupes de 3 cors, voire page 21 de la partition)
qui ne doivent en aucun cas jouer en tutti mais sonner de manière
désordonnée et naturelle évoquant ainsi des chasseurs entendus au loin dans
la vallée, c'est le cas ici. [09:29] les violons et violoncelles nous
offrent des sonorités veloutées chaleureuses.
Karl Böhm
joue la carte d'une musique rayonnante de jeunesse, ce qui pour une aventure
adolescente est pour le moins pertinent… Dans
Am Wasserfall (A la cascade), rendez-vous avec un modernisme et une chorégraphie concertante échevelée
symbolisant des jeux d'eaux de la cascade, court passage qui nous renvoie
aux murmures de la forêt de
Siegfried. Chaque passage nous surprend par la richesse d'un discours transparent
grâce à un legato acéré (même si je trouve ce mot inapproprié mais
significatif). Dernier point, j'avais ergoté à propos de l'hédonisme de
Karajan
dans l'expansif
Sonnenuntergang (Coucher de soleil). Böhm
exalte l'enthousiasme de notre petite troupe fascinée par leur prouesse et
la beauté grandiose de la création qui s'offre à elle, la spiritualité se
faisant nettement plus discrète. À noter un orgue très lisible (bravo aux
ingénieurs du son de l'époque mono).
Soixante ans plus tard,
Andris Nelsons
a gravé une version à la prise de son idéale et dont la direction retrouve
l'épicurisme de celle de
Böhm, et on n'oubliera pas celle de
Rudolf Kempe, à
Dresde
comme
Böhm (Orfeo – 6/6). J'ai créé la playlist à partir des 22 extraits en
vrac dans You tube. Petit inconvénient, entre chaque vidéo, une courte pause
sonore perturbe la continuité exigée par
Strauss. Un moindre mal pour se faire une idée sur l'intérêt que porte les jeunes
générations de chef pour ce monument.
|
12.
(21:26) Gefahrvolle Augenblicke (Moments dangereux)
13.
(23:03) Auf dem Gipfel (Au sommet)
14.
(27:44) Vision (Vision)
15.
(31:40) Nebel steigen auf (Le brouillard se lève)
16.
(32:04) Die Sonne verdüstert sich allmählich
17.
(33:08) Elegie (Elégie)
18.
(35:12) Stille vor dem Sturm (Calme avant la tempête)
19.
(38:02) Gewitter und Sturm, Abstieg
20.
(41:53) Sonnenuntergang (Coucher de soleil)
21.
(43:56) Ausklang (Epilogue)
22.
(49:43) Nacht (Nuit) |
Pour un rédacteur qui avait la flemme, j'assure, n'est ce pas ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire