jeudi 11 novembre 2021

CHOSTAKOVITCH – Symphonie N°7 "Leningrad" (1942) – Evgeny SVETLANOV (1968) – par Claude Toon



- Chostakovitch le retour… Claude… Tu as déjà parlé de la symphonie dite "Stalingrad" contemporaine de la terrible bataille… Je ne connais pas bien tous les événements de la seconde guerre mondiale. Il s'est passé quoi à Leningrad… ?
- Et bien Sonia ! Une autre bataille, mais surtout un siège atroce de 900 jours qui a coûté la vie à 2 millions de russes…
- Mon Dieu, mais dans quel but le compositeur anti stalinien notoire a composé cette symphonie de 1H20 d'après You Tube ?
- A priori pour galvaniser le courage patriotique des défenseurs de l'ex Saint-Pétersbourg, mais comme souvent l'ambiguïté du style sauvage et désespéré suggère, avec le recul, que l'ouvrage est l'un des plus goguenards pamphlets du maître contre la folie destructrice des tyrannies nazie et bolchévique…   
- Tu as choisi une version ancienne de l'époque Brejnev, l'URSS en début de décrépitude…
- Evgeny Svetlanov était un immense maestro russe au style très impétueux, très slave… Il a été à sa manière victime de purge, celle d'un sbire de… Vladimir Poutine. Une histoire bizarre…


Jaquette du coffret deux LPs en occident (1968)
XXX

La 7ème symphonie dite "Leningrad" de Dmitri Chostakovitch est la composition la plus singulière du compositeur russe. Sans connaissances sur l'effroyable boucherie de la guerre russo-soviétique (20 à 25 millions de victimes soviétiques tant militaires que civils), et en absence de familiarité avec l'art mêlant grotesque et tragique du musicien, on ne peut entendre dans cette œuvre qu'un boursouflé, pompeux et survolté panégyrique patriotique exaltant le courage des martyrs de la ville assiégée, pour ne pas dire un hymne au petit père des peuples, le camarade Staline. La notoriété de la symphonie a divergé au fil du temps.

De sa création et de son usage à des fins propagandistes de 1942 à la mise en place du rideau de fer, en URSS et même chez les alliés, la symphonie est écoutée tel un emblème de la lutte puis de la victoire contre le mal absolu qu'est l'envahisseur hitlérien.

Des années 50 à la chute de Khrouchtchev en 1964, l'Occident perçoit la symphonie comme une choucroute orchestrale outrée dictée par les circonstances politiques, dont l'apparent simplisme était destiné à galvaniser une population aux abois peu lettrée et guère familiarisée avec les subtilités ironiques des grandes fresques symphoniques de Chostakovitch.

À partir des années 70, l'aspect patriotique réducteur associé à l'œuvre est remis en cause. Musicologues, chefs d'orchestre et succès du parcours du compositeur considéré désormais comme un artiste majeur du XXème siècle au niveau international, changent la donne. Chostakovitch s'exprimera d'ailleurs fort bien à ce sujet : "Je ne suis pas opposé à ce [qu’on l’appelle] Leningrad. Mais il n’y est pas question du siège de Leningrad. Il y est question du Leningrad que Staline a détruit. Et Hitler n’a plus eu qu’à l’achever…".

Débarrassée de ses outrances orchestrales appréciées des caciques du stalinisme, des maestros inspirés disposant de phalanges prométhéennes mais disciplinées ont permis de réévaluer l'œuvre comme un message essentiel de la rage et de la mélancolie d'un homme face à l'absurdité de toute forme de totalitarisme.

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Un peu d'histoire. Parmi les villes martyres du conflit, on cite le plus souvent du fait d'un niveau de destruction hallucinant et rapide : Stalingrad (le début du renversement de la suprématie des armées allemandes, la première reddition d'une armée, 2 millions de morts), Varsovie, Dresde et, au Japon, Hiroshima et Nagasaki. Des anéantissements brutaux même si la bataille de Stalingrad (le Verdun russe) n'a duré que trois mois. 


Leningrad (vert : forces de l'Axe, orange : russes)

Leningrad (Saint-Pétersbourg, la ville des tsars devenu Petrograd en 1914 puis Leningrad en 1924 et qui a repris son nom en 1991) subira un siège de 900 jours de 1941 à 1944, un enfer absolu qui coûtera la vie à 800 000 civils, un million de soldats russes et 200 000 combattants allemands. La fureur des combats et l'encerclement de la ville pendant 3 ans n'a étrangement pas laissé de traces marquantes dans l'histoire des folies de cette guerre. Pour les amateurs d'histoire, je vous conseille la lecture d'un article documenté sur Wikipédia (Clic) voire l'ouvrage très complet et de lecture aisée : Les 900 jours, Le siège de Léningrad style="color: #0070c0; de Harrison Salisbury paru en 1970, pas un pensum de stratégie militaire, mais le récit d'une tragédie : la chute en abîme au quotidien d'une ville et d'une population sacrifiées par ses dirigeants. Cette chronique n'a pas l'ambition de s'ériger historienne, mais un petit résumé s'impose pour préciser le rôle "propagandiste" de la 7ème symphonie (surprenant pour un ouvrage de forme classique, là où une cantate comparable à Alexandre Nevski de Prokofiev stigmatisant les velléités expansionnistes nazies aurait été bienvenue) mais aussi des 8ème et 9ème, les symphonies "de guerre" de Chostakovitch.

Leningrad est difficile à défendre, construite sur d'anciens marécages, coincée entre le golf de Finlande et le grand Lac Ladoga.



Chostakovitch travaillant sur sa 7ème symphonie

22 juin 1941, opération Barbarossa : rompant le traité de non-agression signé deux ans plus tôt, Hitler envahit la Russie ; 4 millions d'hommes, une armada de blindés modernes, etc.  L'armée rouge qui a été décapitée des deux tiers de ses officiers par les purges de 1936 ne fait pas le poids à 1 contre 2. Objectifs nazis immédiats : prendre Moscou et Leningrad avant l'hiver russe. Le brutal mais compétent général Youkov sauvera Moscou et anéantira fin janvier 43 les troupes teutonnes de von Paulus à Stalingrad. (Youkov a survécu aux purges de 1936 car en poste en Espagne en soutien aux Républicains, il deviendra chef d'état-major et signera la capitulation en mai 45 à Berlin.) Leningrad est une ville très symbolique. Staline a déménagé le gouvernement depuis l'ancienne capitale "tsariste" vers Moscou. Lors des purges, il en a profité pour exterminer la nomenklatura de Leningrad (les anciens camarades de la révolution, Grigori Zinoviev et Lev Kamenev sont assassinés comme bien d'autres).

Début septembre, les armées allemandes et finlandaises approchent d'une ville sans défense réelle. Staline a refusé d'évacuer les 3 millions de civils. Youkov improvise : les femmes et les enfants creusent des fossés antichars emplis de hérissons tchèques. On dresse des chiens kamikazes ceinturés d'explosifs, des gamins rampent sous les chars pour fixer des mines magnétiques… Un massacre qui freine les nazis qui bombardent alors la ville avec des obusiers sur rails Krupp, Schneider et Skoda pilonnant la ville d'obus d'une tonne… La ville historique s'écroule mais Leningrad encerclée fin septembre résiste…

Hitler voulait raser le "berceau du bolchevisme". Il se refuse à un premier Stalingrad, un sanglant combat de rue, coûteux en hommes et en matériel ; lâche et pervers, il va affamer la cité pendant 900 jours.


Soigner les gosses...

La ville n'a que deux mois de réserve alimentaire. Pendant l'hiver 41-42 le cauchemar commence par -40°. On comptera jusqu'à 4000 morts de faim quotidiennement. Le Lac Ladoga permet un approvisionnement indigent. Un camion sur trois circulant sur la glace atteint la cité agonisante. Il y aura aussi un train qui comme les véhicules sera détruit par la Luftwaffe plusieurs fois. On mange les chiens, les chats (les rats pullulent), la colle, la peinture… et le cannibalisme puni de mort apparaît (2015 arrestations). C'est pendant cette horreur dantesque que l'on diffusera par 1500 haut-parleurs la 7ème symphonie pour encourager les survivants, reculer n'étant pas une option pour Staline. Reculer où, en plus, en Sibérie ? La partition devient un chant de résistance… Par microfilms elle parvient aux USA où on la joue 62 fois ; elle devient un Hit planétaire…

La route de la vie

Une route de vie (qui rappelle la voie sacrée de Verdun) est mise en place : hormis le maigre trafic de bateaux en été et de camions en hiver, on pose un oléoduc et un câble électrique au fond du Lac Ladoga. Des chevaux assurent quelques navettes. La moitié des habitants encore en vie arrivera à fuir. D'autres, considérés comme le groupe des "bouches inutiles" sera "déporté" en Sibérie, peu d'entre eux survivront. 

Janvier 43, une contrattaque permet de libérer une bande de terre pour améliorer le ravitaillement. Mais il faudra attendre janvier 44 pour que l'armée rouge approchant, les allemands lèvent le siège non sans détruire quelques joyaux architecturaux par vengeance… La ville est exsangue. Les citoyens tellement traumatisés, terrifiés par le fracas de l'artillerie, affamés par le rationnement ne donneront en 1943 que 700 bébés à la ville de Leningrad au lieu de près de 175 000 avant le siège.


Dans le cimetière de Piskarevskoïe sont enterrés 470 000 civils et 50 000 soldats morts lors du blocus de Leningrad ; mais beaucoup d'autres reposent encore dans la glaise maudite. Pas étonnant que la 7ème symphonie ait conservé durant des décennies son statut d'hymne au courage des "héros" sacrifiés. Mais l'âme affligée et le cœur meurtri, Chostakovitch pensait-il écrire un Te Deum victorieux ? Pas certain.

Dès 1970, Sergio Leone rêve d'adapter à l'écran l'ouvrage de Harrison Salisbury cité plus haut. Robert de Niro qu'il a dirigé dans il était une fois en Amérique interprétant un photographe de guerre. Leone se battra sans compter pendant 30 ans pour réunir les fonds et obtenir la collaboration russe. Hélas, peu de temps avant le premier tour de manivelle, Leone meurt à 60 ans (écouter une émission de France culture de 1994 sur ce projet grandiose qui n'a pas vu le jour).

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Propagande pendant le siège de Leningrad

Sur le plan artistique, les régimes hitlérien et stalinien partagent les mêmes desseins et le même obscurantisme. Remarque valable pour toutes les dictatures sévères (Corée du Nord au hasard). L'art n'a qu'un but : servir la propagande, vanter la politique des dirigeants, persuader le peuple qu'il connait le plein bonheur même s'il crève de faim et de terreur… Dans les articles consacrés aux œuvres de Chostakovitch, on trouvera nombre d'images et d'affiches montrant des fillettes rayonnantes dans les bras de Staline, de beaux travailleurs des deux sexes, musclés et motivés, manches retroussés ; le tout illustré d'un trait simpliste et de couleurs criardes. En temps de guerre, l'académisme est encore plus de mise. Exemple ci-contre :  un fantassin, un marin et un couple d'ouvriers partis étriper l'ennemi de Leningrad. Le peuple ouvrier est en filigrane devant des usines qui tournent à plein régime (et qui polluent)…

Les dictatures méprisent l'originalité à grand renfort de qualificatifs "constructifs" : "art dégénéré" ou "art contre révolutionnaire" etc.. En Allemagne, le renouveau initié au XXème siècle par le postromantique Mahler puis les sérialistes Schoenberg et Berg cumulent tous les défauts ; leurs solfèges sont déconcertants et… ces messieurs sont juifs. La crème des compositeurs fuit aux USA et papi Richard Strauss vieillissant et fidèle à la tonalité assure bien seul le rôle du Dieu vivant et gardien de l'art musical, le seul aussi à pouvoir se permettre d'envoyer paitre Goebbels en Béotie. Il tombera en disgrâce en 1939 car trop peu antisémite Pendant dix ans, on joue Beethoven, Bruckner, Wagner, Brahms et quasiment rien d'autre ! 



Voroshilov, Maxime Gorki et Staline complètement bourrés !

En URSS, on prend le même pas dès 1935. Chostakovitch en son début de carrière compose les célèbres valses Jazz… En 1925, le jeune compositeur s'impose comme une valeur sûre : deux premières symphonies sont très accessibles, richement instrumentées et marquées des influences d'un Stravinsky. La 2ème est une commande du Soviet en 1927 pour célébrer les dix ans de la révolution. Plutôt une cantate d'ailleurs, bien accueillie, puis plus tard critiquée pour sa forme moderniste à la Arthur Honegger. L'accueil bon enfant de cette musique innovante va s'effondrer… En 1934, lors du congrès du parti, l'écrivain auteur des bas-fonds Maxime Gorki spécifie le "réalisme socialiste". Gorki, vieux militant socialiste trop idéaliste, un peu gâteux et ivrogne (il meurt l'année suivante, possiblement assassiné), vient de passer un pacte avec le Diable Staline.

Le "réalisme socialiste" impose la doctrine marxiste-léniniste comme guide normatif du travail de tout artiste ou écrivain pour instruire et endoctriner les travailleurs, à l'exclusion de toutes autres recherches esthétiques avant-gardistes destinées à l'ancienne élite (notamment les innovations occidentales comme le dodécaphonisme, un simple exemple)… Ce carcan imposé à la créativité (on parle aussi de "Proletcultisme" ou art prolétarien) tombe à pic pour le tyran en train d'organiser la terreur généralisée, à savoir les purges, l'élimination des ennemis du peuple dans toutes les strates de la société bolchévique : fonctionnaires, militaires, intellectuels, "complotistes". On organise des procès bidons ; la loi des suspects de Danton à l'échelle d'un continent. Bilan : des millions de morts exécutés et de déportés dans les goulags… y compris les artistes qui ont refusé le dictat… 

Comment en est-on arrivé là ?. Staline s'affronte depuis quelques temps à Sergei Kirov, un autre ultra qui fit exécuter 3 à 4000 ouvriers antibolchéviques grévistes vers 1920Kirov, un personnage intelligent et populaire, mais imprudent. Il critique frontalement StalineKirov est victime d'un "attentat", en fait un assassinat… Deuil national, etc. Le tyran prétexte le soi-disant "attentat" pour accuser le politburo et maints dirigeants de contester son autorité absolue et de comploter pour l'évincer (voir pire). Les terrifiantes purges commencent dans toutes les couches de la société.

Revenons aux thèses de Gorki : la photo ci-dessus fait froid dans le dos. Deux monstres avinés manipulant un vieil écrivain ivrogne pour servir leurs noirs desseins. Lors des purges, Klement Voroshilov, maréchal et tueur privilégié de Staline fera liquider 4/5ème des maréchaux et 1/3 des généraux ; d'où le désastre stratégique pendant l'invasion nazie. Il sera aussi l'exécuteur du massacre de Katyn (4404 officiers polonais éliminés) imputé un temps aux nazis.

Incroyablement, ce militaire peu compétent sur un champ de bataille survivra à toutes les purges de l'époque Staline. Puis viendra la décennie KhrouchtchevVoroshilov participant activement à l'élimination de Beria ("Mon Himmler à moi" disait Staline), il sera même "président du presidium", soit chef de l'État sous Khrouchtchev ! Brejnev qui enverra Mr K "à la retraite" en 1964 lui trouvera encore d'autres jobs de figurant et Klement Voroshilov mourra à 88 ans dans son lit en 1969… Exemple unique de longévité et de faculté de survie dans l'univers soviétique 😊. 

- Dis donc Claude… Un vrai cours d'histoire ; je ramasse les copies dans deux heures ; pourquoi ce long préambule ?
- Comment dire Sonia ? Faire l'impasse sur l'histoire assez terrifiante du stalinisme et de son flicage des artistes rendrait bien hermétique l'analyse des artifices musicaux rusés de la composition… Quels artifices ? J'ai mentionné qu'il y a eu diverses appréciations au fil du temps de cette monumentale symphonie : entre le mastodonte aux accents patriotiques et braillards, et le pamphlet désespéré renvoyant les dictatures nazie et stalinienne dos à dos. Le succès du compositeur de nos jours résulte de cette maîtrise géniale de l'ambiguïté entre ces deux allégories extrêmes et opposées.
- Oui je vois, une constante dans l'œuvre de Chostakovitch si mes souvenirs sont bons…

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Evgeny Mravinsky (1903-1988)

Une biographie est à lire dans la première chronique consacrée à Chostakovitch et à sa 11ème symphonie dirigée en live par Valery Gergiev (Clic). Dix ans plus tard je ne change pas un mot mais détaillons néanmoins quelques événements importants précédant la composition de la 7ème symphonie.

Donc, naissance en 1906 à Saint-Pétersbourg dans une famille d'intellectuels d'esprit anti tsariste. Jeunesse à Petrograd et étude plus que poussée du piano, il songera à une carrière de virtuose. La mort en 1922 de son père et le chaos politique et économique ambiant, plongent l'adolescent dans une période de vache maigre. 1924 : mort de Lénine et prise du pouvoir par Staline pour… 30 ans. 1926, création et succès internationale de sa 1ère symphonie, ouvrage d'une rare maturité pour un compositeur de 20 ans. Alban Berg lui-même le félicite. Peu académique, la symphonie est pourtant accessible, joyeuse et vite populaire. Pendant les dix années suivantes, le public apprécie son style guilleret, l'ouverture vers le jazz, son sens de l'humour musical, et même de la satire exploitée dans un opéra-comique "Le Nez" d'après Gogol, une caricature de la mentalité petite-bourgeoise. L'écriture innovante (comprendre élitiste) n'est guère du goût de la censure friande d'académisme. L'ouvrage est interdit pendant 44 ans ! Nous sommes en 1929, des nuages noirs commencent à s'amonceler au-dessus de Dmitri

1934 : Chostakovitch compose un nouvel opéra Lady Macbeth de Mtsensk, une farce mêlant femme adultère, impuissance du mari, incitation au meurtre, suicide. Un drame caustique typique de son inspiration. La partition est ostensiblement provocante et contemporaine. Le succès public est total avec 200 représentations. 

1936, assistant à ce spectacle lyrique, Staline est choqué par une présentation de la sexualité dépravée des personnages, en opposition totale avec celle très saine famille soviétique. La Pravda crie à "l'obscénité et au chaos musical, aux sons discordants et confus". On le traîne dans la boue, y compris ses confrères, exception : Prokofiev et Kabalevski ; tous risquent la déportation. Ils s'en tirent mais de nombreux artistes laisseront leurs peaux lors des purges.


Chostakovitch en tenue de pompier volontaire

1935-36 : La répétition de la 4ème symphonie est prudemment stoppée par le compositeur. Ce chef-d'œuvre d'une heure fleure bon les sombres recherches mahlériennes qu'admire Dmitri. Celui-ci abandonne l'architecture classique et la forme sonate au bénéfice d'une succession d'épisodes antagonistes entre pessimisme et fureur. Le climat mortifère reflète un état dépressif et désenchanté. L'écriture morcelée implique une unité difficile à satisfaire par l'orchestre et le chef. Le régime attend de l'optimisme, pas une marche funèbre… Elle resurgira des tiroirs vers 1960Chostakovitch retrouve un satisfecit avec sa 5ème symphonie en apparence proche de la 5ème de Tchaikovsky. Ah les cons ! Sarcastique, Chostakovitch aurait dit "voici la réponse créative d'un artiste soviétique à de justes critiques" (non confirmé). Le mouvement lent a priori poétique évoque surtout les larmes du peuple et de l'auteur, quant au final, joué avec un tempo vif, la marche triomphale devient une musique de cirque illustrant la bouffonnerie carnassière qui sévit au Kremlin. Dmitri se fait un ami lors de la création par Evgueni Mravinski qui dirigera aussi la 6ème symphonie en 1938, une œuvre courte et farfelue qui trompe son monde. Un adagio plus sinistre que "pastoral", un final qui doit lui encore être joué à fond la caisse, un autre hymne glorieux qui se métamorphose en une danse frénétique de gnomes à hurler de rire. De nos jours, les chefs sont trop lents ; écoutez plutôt le ricanement orchestral en 1972 sous la baguette en folie d'Evgueni Mravinski. (Seconde vidéo.)

La quiétude semble de retour, Dmitri reçoit même un prix Staline pour son quintette.

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Samuel Samossoud

Juin 1941 : les armées nazies attaquent la Russie et sont aux portes de Leningrad bombardée en août. (Voir plus haut). Très myope, Chostakovitch n'est pas apte au combat mais désire être pompier volontaire… On ignore si la fameuse photo n'est pas un montage de propagande. En décembre, Dmitri et sa famille sont mis à l'abri près de Novosibirsk… Le pouvoir exige que le compositeur achève une symphonie en cours d'écriture à la gloire des défenseurs de Leningrad.

Le célèbre premier mouvement et sa marche "guerrière" implacable existe déjà, une quasi-certitude. Chostakovitch a deux habitudes : penser toute sa musique dans la tête avant de noircir la partition et adapter certains morceaux à toutes les circonstances : encenser le pouvoir ou le railler. De ce côté-là, il atteint des sommets, si je puis faire preuve de trivialité. Les trois autres mouvements sont rapidement terminés.

Chostakovitch a créé un monstre de 75 minutes à l'orchestration digne d'une division d'artillerie instrumentale : 3 flûtes + piccolo et flûte alto, 2 hautbois, 1 cor anglais, 2 clarinettes, 1 petite clarinette, 1 clarinette basse, 2 bassons, 1 contrebasson, 8 cors, 6 trompettes, 6 trombones, un tuba, timbales, triangle, caisse claire, grosse caisse, cymbales, wood-blocks, tam-tam, xylophone, 2 harpes, piano et 60 cordes !! Du jamais vu depuis Mahler.

La création de l'œuvre a lieu le 5 mars 1942. Samuel Samossoud (1884-1964) maestro d'opéra dirige son Orchestre du Théâtre Bolchoï. Toutes les radios soviétiques diffusent l'exécution y compris dans la ville assiégée grâce à des centaines de haut-parleurs. Une partition microfilmée parviendra chez les alliés (un voyage épique trop long à raconter). Alliances obliges, on la joue en avril à la BBC puis à la NBC de New-York par Toscanini en personne… Chostakovitch remercie tout un chacun pour cette reconnaissance, surpris par cet engouement pour sa symphonie trompeusement militariste. Au risque de me répéter, si l'ouvrage reste populaire pendant la guerre, la paix revenue, on y dénigrera ses outrances patriotiques… En 1970, je me rappelle les termes "creuse et ampoulée" à son encontre dans la presse spécialisée. Qu'en est-il vraiment de ces outrances ? Écoutons…

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ILevgeny Svetlanov

J'ai retenu l'interprétation de Evgney Svetlanov de 1968 avec l'Orchestre d'État d'URSS devenu Orchestre de la Fédération de Russie formation qu'il conduira pendant 35 ans de 1965 à 2000, date à laquelle il en est évincé sur le prétexte qu'il se produit trop à l'étranger (ce qui n'est pas totalement faux) … Un coup monté par Mikhaïl Chvydkoy, ministre de la culture fraîchement nommé par Vladimir Poutine qui vient d'éjecter Boris Eltsine du pouvoir ? Ah les russes et leurs rivalités chroniques… Evgney Svetlanov est décédé en 2003. Depuis des tâcherons sans beaucoup de talent se succèdent au pupitre d'une phalange agonisante, les mauvaises langues préférant d'ailleurs parler de l'ex "Orchestre Svetlanov".

Bref, je vous invite à lire la biographie du maestro aux interprétations incisives et musclées, mais jamais pesantes, dans la chronique consacrée à Rimski-Korsakov (Clic). Un style interprétatif bien adapté à la colossale symphonie.

Cette version gravée pour Melodya fut distribuée par Angel-EMI en occident. En début d'article, la jaquette d'origine du double LP, avec lequel j'ai découvert la symphonie dans les années 70, résume parfaitement le propos : Chostakovitch songeur, Leningrad avant et après le pilonnage nazi, un cercle de barbelés symbolisant à la fois le siège et le piège terrible de l'idéologie stalinienne…

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Leningrad, 1930, une certaine joie de vivre

Ah les belles naïades photographiées l'été 1930 lançant la mode du sexy bikini à Leningrad. C'était chouette cette époque, non ? Enfin, calmons-nous, j'aurais pu mettre aussi une photo d'un défilé de komsomolka fusil à l'épaule, gaies comme des cénotaphes ; une milice des mômes bien endoctrinés des jeunesses communistes soviétiques, les fayots malgré eux de Staline, aurait pu dire Soljenitsyne

1 – Allegretto [V1] : Dans une symphonie destinée à fustiger uniquement la trahison et la bestialité des hordes nazies, on aurait pu s'attendre à une introduction farouche, des traits de cordes graves terrifiants similaires à ceux des premières mesures de la 5ème Symphonie en ré mineur (Clic). Le ré mineur ; une tonalité parmi les plus sombres, choix surprenant d'ailleurs puisque Chostakovitch tentait et réussissait à redorer son blason auprès des censeurs dans cet autoportrait "bon socialiste et heureux de l'être" (Il n'en est rien mais la duperie dans la technique de composition de Dmitri pour leurrer le dogmatisme du "réalisme socialiste" est désormais bien au point…

L'allegretto est écrit en do majeur, tonalité naturellement optimiste. Ce qui confirme l'hypothèse que ce mouvement a été composé dans la période entre 1937 et 1941 où le compositeur retrouvait sa sécurité, produisait des musiques de films, et surtout retrouvait sa ville natale plus à l'abri des persécutions moscovites dont il est sorti rescapé miraculeusement. Leningrad, sa la vie culturelle intense, ses palais témoins d'un passé artistique hors de commun, sa Philharmonie, son Kirov temple des ballets, etc. mérite une ode avant la catastrophe absolue… 

défilé de komsomolka

Une mélodie martiale et impétueuse s'élance à grands traits de cordes égaillés d'acclamations débonnaires : celle des trombones et timbales pour débuter puis celle de tous les bois en tutti pour poursuive une parade enjouée. La musique virevolte sous réserve que le tempo allegretto et le staccato soient respectés, à l'opposé d'un moderato chagrin entendu dans presque toutes les interprétations occidentales de nos jours !!! Chostakovitch indique = 118 soit modérément vif. Sinon, l'effet produit dans ce premier groupe thématique est lugubre et non "allègre" ! Svetlanov adopte à merveille le ton gaillard souhaité. [V1-1:15] Une reprise est syncopée pour que s'élève une charmante aubade legato à la flûte solo, puis au cor anglais soutenu par les clarinettes, ou encore chantée aux premiers violons, un passage onirique et sensuel qui se conclut pp dans une surprenante délicatesse aux sons du picolo et du violon solo. Chostakovitch songe-t-il ainsi à Nina Varzar épousée en 1932 qui lui a donné une fille Galina en 1933 et un fils Maxime en 1938 ? Symphonie guerrière avez-vous dit ? Le calme avant la tempête ?

[V1-5:33] On attend un développement classique d'un second groupe thématique. Non, on entend un rythme anxiogène de caisse claire. La plus étrange des pages de Chostakovitch commence. Plutôt furtive au départ, une procession a priori cocasse va s'amplifier et culminer dans une férocité dantesque ; une forme de Boléro de Ravel, l'absurdité des temps et de la monstruosité humaine en procession. 

Les enfants fourbissent les mitraillettes

Cette progression infernale se traduit par la répétition d'un motif de 16 mesures inspiré de la veuve joyeuse de Franz Lehar (!?), la tonalité devient plus énigmatique : mi Majeur soit la relative do mineur. Le jeu à la caisse claire, comme chez Ravel est obsédant mais arythmique, un effet de suspens. Dans une première section, formellement, ce motif sera répété tel quel 12 fois, l'orchestration ne cesse de se métamorphoser et de s'enrichir. De badin, le discours sonore gagne sans cesse en dramatisme, n'étant jamais lancinant. Je détaille l'orchestration à d'éventuels fins pédagogiques "reconnaître les instruments"… exercice facultatif 😊. Ainsi pour les 9 premiers : [5:33] violons et alto en légers pizzicati ; [6:22] Flûte et violoncelles ; [7:02] Flûte et piccolo ; [7:42] dialogue hautbois – basson ; [8:55] piano et trompettes bouchées ; [9:36] piano et groupe des clarinettes et des hautbois ; [10:17] piano, cordes legato, rythme soutenu par les bois ; [11:00] Bois et cordes ensemble ; [11:38] Xylophone en écho de la caisse claire, bois et cuivres. Souvent les dernières mesures se concluent aux cordes graves à l'archet ou en pizzicati dès la seconde exposition.

[12:18] Sans changement de rythme à la caisse claire, les cordes et les cuivres s'élancent pour développer une furie belliqueuse, les cymbales martèlent ces variations se succédant dans une bacchanale de timbres agressifs. La ligne mélodique initiale demeure mais les solos disparaissent laissant place à des tuttis ffff exaltés, tous les pupitres étant sollicités, la diversité provient alors des variations de dynamique entre groupes instrumentaux. On pense atteindre un climax nous permettant d'échapper à cette terrifique escalade. Rien ne semble vouloir infléchir le cours de la tragédie.

Octobre 1942

Ce cataclysme symphonique n'a pas d'équivalent par sa barbarie dans la musique classique (même le final de la 2ème symphonie de Sibelius apparaitra comme une promenade de santé). Quelles intentions expressives Chostakovitch veut-il nous faire partager ? Ma perception intime empreinte trois voies : un simulacre de la pseudo-sérénité dans la cité de Pierre le Grand chère à son cœur, avant la tyrannie, puis le piétinement sans pitié par Staline et ses sbires de la liberté dans la ville chérie de Dmitri et enfin l'invasion mécanique et brutale des armées d'Hitler. Le choc entre deux despotes avec Leningrad et sa population comme enjeu de domination.

[15:08] L'orchestre semble perdre ses repères, les pupitres sous la baguette batailleuse de Svetlanov dépeignent une foule terrifiée et éperdue, du moins la mélodie aux accents déchirants le suggère-t-elle. Le tissu orchestral se nourrit de dissonances, de trémolos agrestes… [18:29] (poco più mosso) le calme revient à travers l'évocation du thème introductif de l'allegretto confiée aux cordes aigües sur un tempo assagi. Toute vitalité originelle a disparu, un thrène désemparé le confirme.

[20:12] Un de profundis entonné par un basson funèbre survole les décombres et les corps déchiquetés, le piano le soutenant par une discrète percussion. Chostakovitch offre souvent aux bassons des solos poignants très difficiles pour les musiciens. [22:16] La coda initialise d'ultimes reprises du thème principal, toujours aux cordes, reprises ponctuées de notes de tuba. Il est évident que la coda ne pouvait pas apparaître trop défaitiste et sinistre, mais plutôt symboliser la résilience des combattants qui avait empêché l'invasion de la ville. Au loin, nous entendons la caisse claire agonisante… Le siège de 900 jours, le froid, la faim inviteront la grande faucheuse à venir puiser son dû.

Mourir de froid ou...

J'ai utilisé pour l'analyse une partition défilante dans une vidéo YouTube (Clic). Pratique quand elle n'est pas disponible en ligne en pdf, mais l'interprétation associée est désastreuse, mollasse et impersonnelle, un discours épais sans relief, un tempo d'une lenteur de zombie ; dieu que l'on s'ennuie. L'exemple même du manque total d'implication d'un chef pour qui les affres, pourtant si présents dans cette œuvre, et qui poursuivirent Chostakovitch jusqu'à la tombe, lui sont totalement étrangers… Bizarre ! Svetlanov ou Mravinski se retourneraient dans leurs tombes. La comparaison avec Svetlanov est cuisante.


2 - Moderato (poco allegretto) [V-2] : Chostakovitch intercale un mouvement de détente après l'épuisant allegretto. Tant l'auditeur que les musiciens trouveront bienvenu ce que le compositeur nommait "intermezzo lyrique". Ce scherzo de forme atypique prend logiquement sa place entre les deux grands mouvements les plus dramatiques. Chostakovitch avait déjà eu recours à cet héritage du menuet classique ou du scherzo romantique, tradition agréable aux oreilles d'une censure friande des forme passéistes. C'était le cas notamment dans la restée secrète 4ème symphonie et la "bienséante" 5ème symphonie. En 2ème position comme chez Beethoven (9ème), Bruckner (8ème et 9ème) ou encore Mahler (1ère et 4ème), Chostakovitch était fan de ces grands maîtres… 

de faim... 

Le climat débonnaire, presque pastoral, surprend après les rugissements symbolisant le calvaire de la ville. La mélodie légère et primesautière des cordes graves rejointes par les premiers violons puis les seconds introduit la première section à la thématique subtilement libre. [1:24] Le solo de hautbois joue la carte de la poésie. [2:37] Le basson, puis le cor anglais puis, pas à pas, tous les bois nos entraînent dans une chorégraphie majestueuse que les cordes seules concluront [3:36], legato puis pizzicati soutenus par la clarinette lors des 4 dernières mesures.

[4:20] La seconde section (trio ?) rappelle l'agressivité et la frayeur de l'allegretto, mais sans la sauvagerie scandée jusqu'à l'insoutenable qui le caractérisait, plutôt une bataille chaotique entre cordes, cuivres agressifs, xylophone endiablé, hululement des flûtes, grosse caisse, cymbales etc. Jours et nuits de combat se succèdent pendant le siège avec des pauses bien relatives. Là encore la thématique existe mais très morcelée. Par ailleurs, la tonalité de ré majeur et la mesure 2/3 initiales seront fortement chahutées. Ô pas d'atonalité, mon dieu non, plutôt une multi-tonalité répartie entre diverses portées, et aussi des mesures à 3/4 par-ci, par-là… Chostakovitch pose discrètement un pied dans la modernité…

Svetlanov parvient à dédramatiser le propos par la clarté lumineuse de sa battue. Nous sommes en 1968. Brejnev réécrit l'histoire pour tenter d'effacer les exactions de Staline et de Khrouchtchev, pour étrenner les siennes. Le maestro était ado pendant la guerre, il réanalyse complètement une œuvre prolongeant la condamnation d'un régime, intention "dissimulée" dans les deux symphonies précédentes, tout en fustigeant la monstruosité du conflit contre le nazisme. Svetlanov réfutait ainsi la vision encore vivace d'une œuvre outrancière limitée à un rôle de propagande.  

Chostakovitch avait achevé le premier mouvement le 3 septembre 1941, le second (scherzo) le 17, travaillant jour et nuit jusqu'à l'épuisement. Fait-il cause commune avec les habitants ayant encore l'espoir que l'étau va se desserrer, n'imaginant pas par naïveté que Staline abandonnerait la ville 900 jours, préférant sauver SON repère à Moscou ? On en doute, le maestro russe très inspiré traduit ce qu'il était encore possible de penser : un optimisme combatif. L'orchestre est à son sommet à cette époque et la prise de son fort correcte malgré une petite acidité, fait rarissime chez Melodya.

[6:38] Le flot musical s'apaise et ralentit. La troisième section n'a guère de symétrie avec la première en termes de forme et d'orchestration pour un scherzo. Flûte alto, clarinette puis cordes entonnent une variante du thème introductif. [7:02] Incroyablement inventive et ironique, voici une facétie amère : une mascarade chantée par les flûtes traversière et alto, la clarinette basse et la harpe ! [8:24] Clarinette, clarinette basse pp et les cordes débutent ce qui sera la coda avec une reprise ténue du thème introductif. Franchement, nous écoutons davantage un poème symphonique d'une imagination folle qu'un scherzo académique. Je ne suis pas surpris que depuis une dizaine d'années fleurissent sur YouTube de nombreux live de la 7ème Symphonie filmés dans maintes salles de concert de la planète. 


Pour les "bouches inutiles" : 125g de pain par jour

3 - Adagio [V-3] : Enthousiasmé par son projet et subissant les pressions politiques, Chostakovitch travaille vite, s'épuise. L'allegretto et le Moderato puisaient leur inspiration dans la période précédant l'invasion, l'adagio et le final vont souffrir de cette ambiance de précipitation, du fracas des bombes et des hurlements des sirènes… Cet adagio de près de vingt minutes est terminé en 8 jours le 25 septembre. Certes le style propre à Chostakovitch est reconnaissable, mais la thématique longuette voire banale tranche de manière redoutable avec celle fantasmagorique clôturant la 4ème symphonie ou bien l'introspection douloureusement psychologique du Largo de la 5ème.

L'introduction prend la forme d'une suite adagio d'accords en tutti, des accords glaçants déclamés par la petite harmonie, quatre cors et les deux harpes. Un thème largo aux cordes se développe, un thrène funèbre aux cordes. Les autorités avaient fixé une règle du jeu : une musique simple pour un large public ; le compositeur recourt à la forme sonate répétitive la plus basique : adagio-largo-adagio-largo. Même Haydn était plus aventureux… [3:25] Une reprise du thème B surgit mettant en avant clarinette, clarinette basse, basson et contrebasson. Il en ressort un climat étouffant et sinistre en écho parfait avec les souffrances inouïes endurées par la population. Il y a un esprit requiem très marqué et d'une sincérité bouleversante qui sera la signature du mouvement…

Écriture a priori banale ? Oui, mais, en regard des photos montrant l'indicible, ne nions pas que des expériences musicologiques intellos n'avaient guère leur place pour traduire la tragédie subie. 

Et puis Chostakovitch était un as des musiques de films, donc considérons ces longueurs et répétitions comme justifiées, le leitmotiv d'un long métrage symphonique.

Les camarades libérateurs avant... d'autres purges...

[4:19] Un développement à partir du même groupe thématique avec son solo lyrique flûte et clarinette nous amènera à une partie centrale plus exubérante. Oui, certes la mélodie tourne en rond, mais dirigée par Svetlanov on la trouve belle avec ses cordes soyeuses, ses vents si colorés. Le thème B aux cordes fait son retour da capo.

[8:03] Un crescendo martial et rageur intervient avec des solos terrifiant des trompettes, des cors et une obsédante rythmique caisse claire. Un pathétisme un peu outré, mais dans le contexte difficile de ne pas avoir le plexus noué… [11:40] De nouveau le thème B, l'architecture la moins sophistiquée du parcours symphonique de Chostakovitch. Rapprocher cet adagio-largo du final de la 6ème symphonie "pathétique" de Tchaïkovski serait une cruauté musicologique gratuite. Composé en huit jours, la beauté du thème B et ses accents déchirants et humanistes reste celle d'un grand, d'un très grand malgré les faiblesses structurelles que l'on retrouve dans le final… Chostakovitch a déclaré "qu'il avait espéré représenter Leningrad au crépuscule, ses rues et les berges de la Neva suspendus dans le silence". L'étirement du temps s'explique ainsi plus facilement.

 

4 - Allegro non troppo [V-4] : Le final est sujet de controverse depuis quatre-vingt ans… Une marche triomphale et saccadée, frisant le grotesque, qui préfigure à sa manière les recherches de musique répétitive des Steve Reich et Philip Glass mais avec la grâce d'une division de Panzers. Même Bartok qui appréciait pourtant son confrère russe s'agaçait du succès au USA de la symphonie se terminant par une telle apocalypse de cuivres, de timbales, de cymbales, du ramdam 😊. Pour le charrier il mettra une citation pittoresque dans son concerto pour orchestre. À mon humble avis, Chostakovitch a atteint à 35 ans et la maîtrise totale de la diversité des formes et de l'orchestration (4ème symphonie végétant dans un tiroir, Largo de la 5ème). Dans d'autres circonstances historiques, il n'aurait jamais composé volontairement cette débauche gueularde à la thématique d'une pauvreté affligeante. Staline, Jdanov et Cie voulaient du populaire, ils ont du militaire dans la pire acceptation du terme. Chostakovitch maniait l'ironie la plus macabre face à une hécatombe érigée en victoire triomphaliste. 


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Un article très long, Luc va me vilipender, Sonia va bouder… Un projet de longue date. Une œuvre de musique singulière car n'ayant aucun sens dans la production de Chostakovitch sans expliciter les liens avec plusieurs périodes historiques parmi les plus noires du XXème siècle. Impossible d'ignorer ce contexte pour appréhender sa durée délirante, le contraste entre une apparente fonction patriotique et son pathétisme, des idées modernistes opposées à la ringardise "burlesque" du final. Chostakovitch ou le génie révolté.

Dans les sources, entre ouvrages, livrets, site web divers, un travail de synthèse objectif se révèle complexe. On ne peut s'absoudre d'impressions et de suppositions personnelles sur sa genèse. J'ai veillé à le préciser. Même de nos jours les sites russophones (merci les traducteurs) font l'impasse sur la désorganisation de l'armée rouge suite aux purges de 1937… 

Hitler voulait s'emparer des deux capitales avant le terrible hiver russe. L'organisation de la défense de Moscou que favorisa le tyran avec la triple ceinture de défense mise en place par Youkov, épuisant les allemands, conduira à l'échec les desseins du chef nazi. La chute aux enfers du führer commence là. Au sacrifice imposé pour ne pas dire désiré de Leningrad pour épuiser l'ennemi suivront les carnages de Stalingrad et Karkov qui précipiteront la chute du nazisme. La 8ème symphonie "Stalingrad" n'est en aucun cas une œuvre militariste, mais une sombre diatribe sur la barbarie, les oppressions de toute nature. (Clic). Staline, pour glorifier l(s)a victoire, souhaitait en 1945 la composition d'une symphonie au gigantisme pompeux comparable à la 7èmeChostakovitch écrira une petite œuvre de 25 minutes à l'orchestration modeste, une bricole dans le style "tout ça pour ça !". Le dictateur sera furieux et n'oubliera pas Dmitri pour les purges à venir…

Il existe une gravure reproduisant un concert de 1953 (tout juste après la mort de Staline) à la philharmonie de Leningrad sous la baguette de Mravinsky. 72 minutes ! La rigueur pointilleuse du chef rend justice aux meilleurs passages de l'ouvrage. Le sévère maestro nous laisse un testament sur le chagrin qui devait étreindre le compositeur en notant sa musique. Hélas le son est grinçant, forcément. Malgré tout, on entend tous les détails de la partition. L'adagio-largo est une merveille d'équilibre, le passage central renvoie à la sauvagerie de l'allegretto, pétrifiant de monstruosité. Un témoignage essentiel avec le meilleur orchestre russe de l'époque. La furie vertigineuse du final n'a aucune équivalence côté dérision, un sabbat d'ogres féroces.

 

Pour des interprétations occidentales modernes on retiendra : Leonard Bernstein en 1962 avec l'orchestre de New-York, une vision opposant détresse et bataille (Sony – 4/6), une interprétation de 1979 de Bernard Haitink à Londres favorisant les dimensions humanistes de l'œuvre (Decca – 5/6) et enfin, plus récemment (la discographie est de plus en plus riche), Andris Nelsons a réuni en 2019 les symphonies 6 et 7 dans un album sous-titré "le fantôme de Staline" gravé avec le splendide orchestre de Boston, la prise de son magique nous permet là encore de découvrir l'inventivité de l'orchestration (DG - 5/6) 



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