mercredi 10 novembre 2021

CHICAGO TRANSIT AUTHORITY (1969), by Bruno



     Il y a parfois des groupes qui, totalement confiants en leur art, débarquent fièrement avec un disque se distinguant - peu ou prou - des tendances du moment, et qui font un carton amplement mérité. Néanmoins, lors de cette période, au crépuscule des années soixante, il était de bon ton de se démarquer, de proposer quelque chose de nouveau, pourvu que cela ait du sens. Et qu'importait le niveau des musiciens, du moment que l'émotion était transmise. L'année 1969 est riche en disques magnifiques, parfois naïfs, mais généralement pourvus d'une âme.

     Dans le cas présent, le groupe et la compagnie de disque qui lui accorde sa confiance, peuvent paraître orgueilleux ou ambitieux, en débutant une carrière discographique en sortant carrément un double album. Une première. Et c'est une réussite, tant artistique que commerciale. Certes, l'album aurait gagné à être amputé d'une ou deux pièces, mais cela ne l'a pas gêné pour grimper dans les charts européens et américains ; squattant ces derniers pendant pas moins de 171 semaines... soit pendant plus de trois années.


   Le groupe, c'est Chicago Transit Authority ; un septuor de Chicago qui a décidé d'écumer les bars de l'état en mêlant la Soul au Rock et au Jazz. Sept jeunes gens, la vingtaine fraîchement franchie, - à l'exception du batteur qui n'a que dix-neuf ans - qui se réunissent en 1967 sous l'orgueilleux patronyme de The Big Thing. Avant d'opter pour un plus modeste "Chicago Transit Authority", du nom de la plus grosse compagnie de transports du Michigan. Avec sa solide section de cuivres, le groupe est une formidable machine à broyer du Jazz pour le mélanger avec de la Soul et du Rhythm'n'Blues. Tandis que la guitare rageuse de Terry Kath et la batterie survoltée de Danny Seraphine mettent alors un point d'honneur à cimenter le tout de Rock brut.


     Le saxophoniste, Walter Parazaider, invite un de ses amis de fac, James William Guercio, à venir écouter son groupe. Guercio est séduit. D'autant qu'il en connaît déjà un rayon en matière de musique. Musicien lui-même (il joua notamment avec Frank Zappa, dans ses Mothers of Invention, avant l'enregistrement du premier album), également compositeur (avec quelques petits succès), il est alors producteur pour Columbia. Dans quelques mois, il va se faire connaître en produisant le deuxième essai de Blood, Sweat & Tears - l'album éponyme qui va être auréolé de succès. Ce dernier groupe partage d'ailleurs bien des points commun avec Chicago Transit Authority, à commencer par ce goût pour faire fusionner la Soul et le Jazz avec une bonne dose de Rock, le tout avec des cuivres expansifs. Guercio commence par faire émigrer le groupe en Californie où, pense-t'il, la scène est plus riche et vivante, puis obtient un contrat avec Columbia. En janvier 1969, le groupe enregistre en seulement quatre jours un copieux double album qui va faire date.

     Avec ces quatre faces à leur actif, le septuor a tout le loisir pour exposer en long et en large les diverses facettes de sa musique multicolore. C'est pourquoi l'album débute avec assurance ... "Introduction". Une introduction qui s'étale tout de même sur plus de six minutes. Plus instrumental que chanson puisque Kath ne chante pas plus d'une minute sur le premier mouvement. Cette pièce serait presque une carte de visite en faisant passer furtivement diverses tonalités de sa musique, notamment avec ce break surprenant, arrivant comme l'œil du cyclone après la tempête. Une douceur rafraîchissante Les cuivres y sont puissants et terriblement expressifs. Ils semblent prendre le contrôle mais sans occulter leurs compères. Au contraire, ils se taisent régulièrement pour laisser la place à leurs camarades, qui se révèlent alors de formidables musiciens. A ce titre, Danny Seraphine est un monstre infatigable, un agité en mouvement perpétuel, ne perdant jamais le sens du rythme, même s'il paraît parfois s'acharner méchamment sur son kit de batterie, n'épargnant aucune cymbale (le kit est assez modeste - standard de l'époque - mais aucun élément n'a le temps de prendre la poussière). Un mariage de Michael Shrieve, de Ginger Baker, de Buddy Rich et de Mitch Mitchell (ces deux derniers faisant partie de ses influences). Ses énergiques pulsations hypnotiques, parfois aidées par d'autres musiciens occasionnellement aux percussions, donnent à certains mouvements épars de cet album, la sensation d'être en présence d'un Santana poussé par un Big Band.


   Et Terry Kath, un grand guitariste, un guitar-hero des 70's. Oublié depuis des lustres car, sous l'emprise de l'alcool, le 23 janvier 1978, il s'est fait stupidement sauter la cervelle en jouant avec une de ses armes de poing. Drame qui faillit entraîner la fin du groupe. (longtemps, c'est l'hypothèse de la roulette russe qui a été retenue, mais suivant l'enquête et les témoignages du seul témoin, Don Johnson, un roadie, ce serait une cartouche oubliée dans la chambre de l'arme). Terry Kath aurait dû briller de mille feux. Bon compositeur - lorsqu'il s'en donnait la peine -, chanteur à la voix chaude et légèrement fatigué, et surtout donc, un formidable guitariste. Hendrix appréciait particulièrement son style chaud et bouillant, qui encanaillait par de fulgurantes vibrations de hard-blues la musique de Chicago. Sur "Poem 68", à l'aide de sa guitare, chargée d'une fuzz souffreteuse et en pleine crise existentielle,  il entraîne le groupe dans les profondeurs d'un épais et sulfureux Hard-blues. Morceau pourvu d'un petit break reprenant le thème de "Twilight Zone". Avec "Free Form Guitar", il part dans l'expérimentation de larsens stridents et paralysants, pouvant presque faire passer les accès de fureur d'Hendrix pour de gentilles ritournelles. Il explose aussi la célébrissime reprise du Spencer Davis Group, "I'm a Man", avec une wah-wah incandescente. Moment de bravoure, partagé par les trois chanteurs, Kath, Cetera et Lamm. Partagé aussi avec Seraphine qui, sur sa lancée, interprète un solo qui inspira peut-être quelques mois plus tard, le 16 août 1969, Michael Shrieve. Indéniablement une des meilleures versions de ce hit.

   Enfin sur le long morceau de clôture, "Liberation", Kath et sa guitare partent dans une transe de près de dix minutes ; puis, épuisés, vidés, finissent embourbés dans un psychédélisme boueux. Finalement, les cuivres les en extirpent, et ils s'élèvent dans une épiphanie, jusqu'à ce que toute la troupe communique dans un bref mais nerveux et trépignant rhythm'n'blues.

   Mais auparavant, dès la seconde pièce, "Does Anybody Really Know What Time It Is ?", c'est Robert Lamm qui prend les devants en commençant avec son seul piano une longue improvisation jazzy, un chouia "free". Puis, en chantant avec son cœur cet appel à l'insouciance dans une floraison de chœurs californiens et de cuivres sereins. Sorti tardivement en 45 tours, après le second opus, cette chanson va s'incruster dans les charts. "Beginnings" est de cette même veine, gorgée de soleil et contentement, avec un savoureux swing nonchalant. Simple chanson d'amour, des premiers et intenses instants d'un amour naissant. Pratiquement une bluette pop mais galvanisée par une section rythmique et de cuivres empruntées aux chaudes nuits de New-Orleans.


   Le bassiste Peter Cetera est également un chanteur de valeur. Bien suffisamment pour prendre occasionnellement le micro, ou le partager avec Lamm et Kath. Plus dans des tonalités de ténor, il se distingue aisément des deux autres
 de l'ordre du baryton, plus typés Soul et Jazz, et s'acclimate plus aisément des ambiances Pop. Il se fait entendre pour la première fois sur "Questions 67 and 68", une forme de puissante ballade inspirée des Beatles que l'on aurait couplé à un Big Band, évoquant aussi l'Electric Flag de Nick Gravenites et Bloomfield. Sa basse aussi s'y montre guillerette, comme un papillon ravi de la chaleur du Soleil.

   Ce n'est qu'à partir de "Listen" que le Rock parvient à prendre l'avantage. Mais de quelle façon ! probablement en réponse à quelques mauvaises critiques, Lamm troque sa soutane de Soulman, se vêt de cuir, et harangue l'auditeur, . "Si vous pensez que nous sommes ici pour l'argent, vous pourriez avoir raison. Mais le pain n'est pas très bon ici. Cela n'a pas toujours été comme ça, tu sais. J'ai dit : "tout ce que tu as à faire c'est d'écouter !" ". Terry Kath, à l'affût, profite de l'ouverture pour, armé de sa robuste guitare, projeter la troupe dans des dimensions aux frontières poreuses, laissant filtrer quelques sonorités bien Heavy.

   Le groupe fait part de sa désapprobation à propos de l'implication des USA au Viet-Nam. D'abord avec un court pamphlet de James William Guercio (capté en live ?), suivi d'un passable et anecdotique "Someday" où la voix de Lamm paraît passer par un discret vocoder. "Le monde entier regarde".

     Ce double-album s'inscrit dans les succès de l'année - et de l'année suivante - ; il fait aussi l'objet de quatre 45 tours. Le second, "Beginnings", s'offre une première place dans les charts. C'est le seul album du groupe portant le patronyme de "Chicago Transit Authority". La compagnie de transports entame une action en justice pour l'usage non autorisé du nom de la société. Ainsi, le second essai apparaît avec "Chicago" pour seul nom - de groupe et d'album. Pendant toute la période de Terry Kath, les pochettes d'albums se borneront à afficher un sempiternel et énorme logo "Chicago". Ce premier disque du septuor de Chicago garde encore son essence brute ; celle que l'on retrouve encore lors de leurs concerts. Et c'est déjà un grand disque, un classique indétrônable, le suivant est un chef-d'œuvre. Hélas, progressivement, la matière Rock - et d'autant plus heavy - va s'effacer jusqu'à ne devenir plus qu'une teinte pastel. Il y a un monde entre ce Chicago Transit Authority et les années sirupeuses encouragées par Peter Cetera.



🎼🚚🎷🚌🎺

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire