jeudi 25 mars 2021

BRUCKNER - Messe n°3 en fa mineur (1862-1893) - Gerd SCHALLER (éd. : 1868/1996) – par Claude Toon



- Petite question Claude… Après avoir commenté les 10 symphonies officielles de Bruckner, je pensais que nous avions fait le tour de la question… Et voilà  en plus une messe…
- Côté symphonique, oui Sonia. On pourra en cas de disette parler d'une symphonie d'étude, histoire de… Mais Bruckner, très pieu a écrit 3 messes à ses débuts (plus 4 dans sa jeunesse)…
- Ah, c'est une surprise. Une bonne heure je vois, mais entre les encensoirs et l'admiration pour Wagner, ce n'est pas une choucroute liturgique, si j'ose dire ? ne me gronde pas…
- Mal interprétée, sans nuance ni ferveur, tu as raison de souligner ce risque Sonia. Mais Bruckner, en grand perfectioniste la fignolera. On a comparé l'œuvre à la Missa Solemnis de Beethoven…
- Ah oui quand même ! Tu as choisi une version par Gerd Schaller, un inconnu de moi et jamais cité à propos des symphonies… Un must ? une gravure isolée ?
- Parmi les nombreux disques connus, 70 environ, il en existe une demi-douzaine à peine de passionnants, dont celu-ci. 
Gerd Schaller est une valeur montante dans l'univers brucknérien…



Bruckner entre deux âges

Bruckner entre deux âges

On ne présente plus vraiment Anton Bruckner dans le Deblocnot, le symphoniste autrichien, auteur de dix symphonies numérotées 0 à 9 toutes chroniquées. Il est surtout connu de nos jours par cette production… Commençons par deux remarques.

Sonia, qui a suivi les dix ans de présentation du cycle symphonique intyerprété par dix maestros différents, connaît bien maintenant le style puissant de Bruckner reposant sur la technique de registration des grandes orgues puisque le maître était l'un des organistes les plus virtuoses de son temps, notamment en tant qu'improvisateur. Des œuvres aux dimensions cyclopéennes, des thèmes complexes et nombreux travaillés sans limite dans un contrepoint sophistiqué. Sans compter des durées d'exécution de 1H à 1H20 (voire plus chez Celibidache) qui ont rebuté près d'un siècle durant un public non germanique. Sacrée Sonia (et non pas Sonia ça craint), elle a raison d'avoir des craintes quant au risque d'absence de subtile spiritualité dans une messe catholique traitée avec une écriture aux accents telluriques plus adaptée aux symphonies romantiques qu'à la prière intimiste…

Et puis je ne peux m'empêcher de partager cette anecdote : Johannes Brahms n'aura pas eu de mots assez méchants pendant des décennies pour vilipender les méthodes de composition de Wagner et de BrucknerBrahms était un adepte d'un retour au classicisme mais avec des améliorations dans l'architecture musicale apportant fantaisie et élégie. Brahms qui soignait savamment son réseau social connaissait un succès fou à Vienne au contraire de Bruckner à qui seuls quelques élèves fidèles ou maestros visionnaires apportaient un soutien. Lors d'un concert de 1893, on donne cette messe en Fa Brahms est présent (surprenant en soi) et, subjugué, applaudira à tout rompre. Bruckner le timide maladif, déjà un pied dans la tombe, en sera bouleversé et viendra remercier chaleureusement son "ennemi" qui… n'en sera plus un. À ce sujet, je ne suis pas sûr que la Messe en Fa mineur soit devenue aussi populaire et jouée en concert que le poignant Requiem Allemand. Quoique

Pour paraphraser Derick Cooke*, la confusion chronologique dans le classement des innombrables révisions des symphonies pose un problème digne de la quadrature du cercle** de par la profusion d'éditions publiées ou pas. On ne compte plus les réécritures, les ajouts ou les coupures dans les manuscrits des partitions, de la main du compositeur ou de ses élèves trop zélés. Le problème existe aussi dans la musique religieuse moins pléthorique mais riche de 7 messes, deux requiem et quelques pièces chorales (motets, cantates sacrées ou profanes). On compte aussi des œuvrettes instrumentales isolées pour piano et orgue... Cette production date de la période d'apprenti compositeur de Bruckner, de la période dite de Saint-Florian entre 1845 (21 ans) et 1855 puis de celle des premières années à Linz de 1855 à 1863Bruckner ne reviendra à la musique religieuse que pour composer un Te Deum vers 1884 en parallèle de la 7ème symphonie. 

(*) Musicologue anglais qui acheva la version exécutable de la 10ème symphonie de Mahler (Clic).

(**) L'expression synonyme de "prise de tête" demeure valable. Même si au bout de 2500 ans, le mathématicien Ferdinand von Lindemann a démontré en 1882 par l'algèbre l'impossibilité de résoudre par une construction géométrique "règle-compas-crayon" le problème posé par les grecs. "Pardon Sonia ? On s'en fout C'est hors sujet ! Ah bon…"

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Gerd Schaller (1965-)

Lors de la rédaction des billets concernant les symphonies, j'insistais sur la pauvreté des éléments biographiques à notre disposition pour aller à la rencontre de l'homme Bruckner. La première chronique dédiée à la symphonie n°4 "Romantique", l'une des plus populaires, résumait les points essentiels. Naissance dans un milieu rural et modeste mais cultivé, le père étant instituteur. Anton, son premier né, montre des dons musicaux précoces et remplace papa à l'orgue pour les offices dès l'âge de huit ans. Anton ne sera ni un Mozart, ni un Mendelssohn, les petits génies déjà célèbres avant que leurs pieds atteignent les pédales d'un clavecin ou d'un piano…

La période dite de Saint-Florian nous montre un musicien passionné mais proche de l'amateur éclairé. En 1841, il s'inscrit à l'École Normale et obtient un diplôme d'instituteur adjoint. Notons qu'en 1837, le décès de son père lui ouvre les portes de l'Abbaye de Saint-Florian pour quatre années. Période pendant laquelle l'adolescent consolide sa foi chrétienne et sincère. Bruckner en ressort empreint d'une piété un peu naïve qui sera un quasi handicap dans l'Autriche bouillonnante d'idées révolutionnaires et idéalistes. Bruckner, un dévot provincial pittoresque et atypique en ce siècle souvent conflictuel opposant les artistes, philosophes et écrivains à la Sainte Église catholique et apostolique, une époque où les soulèvements sociaux s'enchaînent et où le Vatican perd progressivement son pouvoir absolu. Tout en enseignant dès 1845 aux chères têtes blondes, il travaille la direction du chant choral et l'orgue avec deux professeurs : le chef de chœur Hans Schläger et le compositeur Leopold von Zenetti, de nos jours complètement oublié, à tort !!

On connaît mieux l'existence du Bruckner arrivant à Linz en 1855, son allure empruntée de moine laïc, le bonhomme replet et sans soutien réel cherchant à percer dans le monde de la symphonie à partir de 1863 (31 ans). Or la symphonie n'est guère à la mode depuis la mort de Beethoven et l'anathème proféré par Wagner ; "la dernière des symphonies", comprendre : "Après Beethoven, toute symphonie est inutile" ! et paf ! Pourtant Wagner encouragera Bruckner en parcourant la partition de la 3ème symphonie qui lui est dédiée, courtoisement, sans plus… On ne se met pas à dos un admirateur 😊. Bruckner complète sa formation, notamment la technique du contrepoint auprès de Simon Sechter, un compositeur, organiste et pédagogue extravagant et lui-aussi trop oublié.

 

Je n'aurais jamais l'occasion de consacrer une chronique à propos d'un enregistrement d'œuvres de Simon Sechter. Il n'en existe aucun. Ce qui est sidérant pour un compositeur de 8000 partitions ! Telemann avec ses 6000 ouvrages aurait-il joué petit ? Il faut préciser que cet homme né en 1788, en pleine époque classique a composé 5000 fugues… On parle d'un pari fou de s'astreindre à l'écriture d'une par jour, ce qui explique ce score démesuré chez un musicien mort à 78 ans (une longue vie à l'époque). Ce n'est plus de la passion c'est de la rage, mais pas étonnant que Bruckner soit devenu un contrepointiste d'exception, l'un des plus doués d'après Sechter. Ajoutons à ce catalogue prolixe et surement très technique : 3 opéras et surtout des messes et des oratorios. Ces méthodes d'enseignement sont strictes voire impitoyables : Interdiction absolue de composer en solo tant que la formation n'est pas achevée. Or, pour Bruckner, elle va durer 7 ans !! Il terminera juste en 1856 son Psaume 146 commencé en 1850.


Simon Sechter (1788-1867)

Sechter : un tyran du ricercare, du canon et de la strette ? Oui et non. Si l'homme exige la rigueur de l'écriture avant tout, il apparaît dans sa biographie comme un homme disponible et généreux : il enseignera l'art du clavier aux jeunes aveugles, donnera des cours à Schubert qui, mourant et miséreux, ne paiera sans doute jamais la petite facture… On raconte qu'à la fin de sa vie, enseignant la théorie et la composition au Conservatoire de Vienne, Sechter dilapide ses appointements pour soutenir les élèves nécessiteux, sans doute Bruckner entre autres. Bruckner très studieux le remplacera à ce poste prestigieux en octobre 1868, soit un an après la mort de son mentor.

Sonia va me reprocher cette digression… Tant pis ; la musique ne se résume pas à une poignée de génies joués en concert. Sechter fait partie de ces personnages cocasses et visionnaires sans lesquels certains desdits génies n'auraient jamais fait carrière et encore moins conçu leurs chefs-d'œuvre ! Quid de la fugue démente et unique dans l'histoire du romantisme concluant la 5ème symphonie de Bruckner.

 

En 1861, devenu un as du contrepoint, Bruckner peut commencer sérieusement à composer ses premiers ouvrages ; il y est autorisé. Il suit en parallèle des cours d'orchestration auprès du maestro Otto Kitzler (1834-1915). De 1864 à 1868, les messes N°1 à 3 voient le jour. Les quatre messes de sa jeunesse semblent oubliées. Elles recevront des références posthumes dans le catalogue WBA. De vous à moi, de simples curiosités… En 1863, il compose une symphonie d'étude qui sera "répudiée", puis exhumée en 1973, elle porte le numéro "00", où plutôt le titre de symphonie en fa mineur ; contrairement à son habitude Bruckner ne la retouchera jamais. Même sort pour sa première symphonie de 1869 (qui est en fait la seconde, voire la 3ème) qui subira un autodafé par la mention Ø "Nullte". Un bijou romanesque connu sous cette dénomination, également sauvée par Wöß [1924] puis Nowak [1968]. Là encore, une partition jamais parachevée. Nous l'avions écoutée dirigée par Riccardo Chailly. Curieusement la symphonie N°1 commencée en 1865 connaîtra un sort meilleur et de nombreuses retouches. À écouter sous la baguette de Stanislaw Skrowaczewski(Index)

La 1ère messe, en ré mineur, créée en 1864 dénote encore un certain académisme, la thématique est assez pauvre. Plus originale, la seconde renoue à sa manière avec un style en vogue lors de la transition Renaissance-baroque primitif. La tradition d'un Gabrieli (1557-1612) ou d'un Palestrina (1525-1594) a influencé l'effectif : chœur à huit voix et orchestration limitée à une harmonie de bois et de cuivres, d'où des sonorités âpres dont raffolait les deux italiens. D'une profonde et intime spiritualité, l'ouvrage ressuscite le plain-chant grégorien en le modernisant et l'illuminant d'un écrin instrumental. Les deux œuvres ouvrent à Bruckner les portes de la reconnaissance ; il est devenu un compositeur qui compte. Hélas, ses symphonies, plus complexes voire ésotériques, mettront bien plus longtemps à s'imposer… 

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Terminée en 1868, la messe risque de poser un problème d'interprétation par sa durée imposante et sa complexité.  Sans engagement des interprètes, l'ennui sulpicien et la senteur des encensoirs menacent comme disait Sonia… Pourtant le jeune chef chargé des répétitions en 1869, Johann Herbeck (1831-1877), n'est ni un débutant ni un passéiste ringard (il a créé la symphonie inachevée de Schubert en 1867 et le début du Requiem allemand de Brahms début 1868 pour l'anecdote). Herbeck déclare l'ouvrage "injouable"… "Injouable", là où il faut comprendre "trop élaboré par rapport aux compétences des musiciens du temps" : une malédiction qui poursuivra Bruckner toute sa vie… Pourtant réputé maestro calamiteux, Bruckner prend lui-même les rênes le 16 juin 1872 et dirige SA messe dans la belle Augustinerkirche de Vienne (image ci-contre). Succès total et citation célèbre de Herbeck d'une rare honnêteté intellectuelle : "je ne reconnais que deux messes : la présente et la Missa Solemnis de Beethoven" (Sic).

 

Tout cela pour en arriver aux enregistrements. Longtemps boudé, l'ouvrage est pour la première fois capté à Cleveland en 1949, mais peu distribué. Il faut attendre 1963 et Eugen Jochum qui complète son intégrale des symphonies en cours de réalisation par une gravure de la messe en Fa qui a toujours ses adeptes ; vedettes de la scène lyrique de l'époque se font solistes, le chef dirigeant les chœurs et l'orchestre de la Radiodiffusion bavaroise qu'il a créés. J'y reviendrai. (Les autres messes n°1 & 2 seront publiées début des 70'.)

 

Les gravures sont désormais assez nombreuses, 70 environ. Par contre celles qui s'affranchissent totalement des dévotions pompeuses de sacristie le sont moins. Bruckner oppose ferveur fougueuse et spiritualité céleste que diable ! (Drôle de chute pour cette phrase 😊.) Si je me voulais excessif, je limiterais la sélection aux cinq versions citées dans cette chronique, celle de Gerd Schaller étant la plus récente (2016). Il faut dire qu'entre Bruckner et ce chef il y a comme une histoire d'amour musicale.

Gerd Schaller (né en 1965) est à la fois médecin et chef d'orchestre, il rappelle en cela Giuseppe Sinopoli (Voir article sur la 3ème symphonie - Clic) autre brucknérien émérite. Exit les consultations médicales 😉, le maestro commence sa carrière en 1993 comme chef de l'opéra de Hanovre puis dirige l’Opéra de Magdebourg de 2003 à 2006. 2006 est une année charnière où Gerd Schaller résilie tout contrat pour officier comme chef invité par les meilleures phalanges de la planète et surtout il fonde en 2008 son propre orchestre : la Philharmonie Festiva composée d'instrumentistes en résidence. Quand l'effectif le nécessite, il fait appel à des membres de divers orchestres européens. Là commence une aventure passionnée avec son compositeur de prédilection : Anton Bruckner.


William Carragan (1937-)

Son premier objectif est d'enregistrer l'intégrale des symphonies en tenant compte des découvertes les plus récentes dans la montagne d'éditions existantes. Exemple : il produit deux CD différents pour la 4ème symphonie de 1878 réécrite à près de 50 % en 1880 (les deux finals sont deux mouvements totalement différents). Bluffant ! dans le final de 1880, entre le legato sirupeux de nombre de ses confrères (exception : Klemperer), ou le staccato presque trop martial de Celibidache appliqué aux triolets aux cordes, Schaller trouve un juste milieu d'une magnificence qui me donne des frissons dans le dos… les tempi acérés, rappelant ceux de Jochum, réduisent avec bonheur les élans de mysticisme outranciers trop souvent encore de mise. Bruckner, homme de la terre, croyant ascétique, n'a jamais réécrit Parsifal à la sauce orchestrale… Pour cette réalisation essentielle très bien accueillie par la critique Schaller a reçu à l'unanimité la médaille d'honneur de la Bruckner Society of America en 2016.

 

La 9ème symphonie tout comme la 8ème de Schubert étant restée inachevée, de nombreux musicologues se sont pencher sur les bribes de manuscrits existants d'un projet de final. Le musicologue anglais William Carragan (84 ans) est le seul à dominer le sujet et Schaller à apporter encore diverses suggestions en s'épuisant sur les travaux de son collègue et de nouvelles sources sur les idées abandonnées par Bruckner. Question : ce dernier voulait-il vraiment terminer sa symphonie ? Il en aurait eu largement le temps avant sa mort. Considérait-il comme l'ultime signature d'une vie de travail semée d'embûches les accords cors-tubas qui concluent l'adagio, d'une beauté sidérale, descendant des sphères de l'au-delà ? ("L'expression de l'éternité" pour paraphraser Celibidache.) Le mystère ne sera jamais résolu. L'interprétation qu'en donne Schaller est de loin la moins mauvaise. (Avec Rattle, les Berliner ne sauvent rien, au contraire.) Mais la brutalité du résultat pour ne pas dire son incongruité face aux trois premiers mouvements me laissent pensif. Le travail contrapuntique est magnifique par sa sophistication, la fantaisie dans la partie centrale du mouvement aussi, mais que dire de la coda… elle fait tâche 😒. Dans la plupart de ses symphonies (4, 5, 8), Bruckner retourne après tous les développements à un silence primordial d'où la coda va s'élancer implacablement, se structurer d'un chaos énigmatique vers l'apothéose. Ce n'est pas le cas ici, nous subissons un fouillis de notes hurlées par les cuivres et enchaînées sans transition et sans logique mélodique accessible d'emblée par le mélomane lambda, un bout de thème répété à l'infini comme chez un débutant, le tuti entêtant qui tue (Allitération 😉). Chapeau à Gerd Schaller d'avoir osé. Hormis cette coda, il y a des passages savoureusement impétueux. Mon analyse et mon opinion sont celles d'un amateur.

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Albertinarampe und Augustinerkirche,
aquarelle de K. Müller (1938)


Le texte est celui de l'ordinaire de la messe en cinq parties : Kyrie eleison ("Seigneur aie Pitié") ; Gloria ("Gloire à Dieu, au plus haut des cieux") ; Credo ("Je crois en un seul Dieu"), (ici la version longue appelée Credo de Nicée-Constantinople) ; Sanctus ("Saint, Saint, Saint est le Seigneur"), dont la seconde partie commence avec la parole "Benedictus" (Bénis soit…) ; Agnus Dei ("Agneau de Dieu"). Bruckner découpe sa messe en 6 mouvements, Sanctus et Benedictus sont indépendants. Pour les mécréants, on trouve le texte gréco-latin partout 😊.

Côté orchestration, pas de surprise, l'orchestre romantique habituel : 2/2/2/2, 4 cors, 2 trompettes (sauf Kyrie), 3 trombones (alto, ténor, basse – sauf Kyrie), timbales, cordes, orgue ad libitum en improvisation.

Quatre solistes : soprano, alto, ténor, basse. Chœur mixte. L'influence des deux dernières grandes messes de Schubert (5 & 6) est patente, deux chefs-d'œuvre méconnus et c'est fort dommage ! (Je vois que les versions de Sawallisch à Dresde pour Philips, de loin les meilleures, sont rééditées chez Newton.)

Pas de commentaire trop détaillé, écoutons simplement. 6 mouvements : 6 vidéos enchaînées. Juste quelques détails qui expliquent l'importance qu'a pris cette messe dans le répertoire religieux, répertoire assez pauvre depuis Beethoven a contrario des époques baroque et même classique. Mozart et Haydn, adeptes de la franc-maçonnerie assuraient le job, sans plus…

Un petit détail qui, à mes yeux, a son importance : seul le Kyrie et le début de l'Agnus Dei sont en fa mineur. Bruckner a contrario d'un épicurien Mozart composait très souvent dans des tonalités mineures, plus austères, plus mystiques. Et bien les cinq autres mouvements seront écrits dans des modes majeurs, plus lumineux et optimistes : do, fa et si majeur. Astucieux : l'Agnus Dei commence en fa mineur, logique pour une prière plaintive, mais le Dona nobis pacem bascule en fa majeur, encore logique pour requérir du Divin paix et sérénité. Qui a dit que Bruckner était un bigot introverti ????

Partition 

1 - Kyrie : L'introduction joue la carte de la quiétude contemplative, une mélodie finement accentuée aux cordes qui laissera la parole au chœur. [0:48] Répété plusieurs fois crescendo, le mot Kyrie est chanté p> ; l'appel du pardon sur "Ki", la contrition sur le "rie", une idée d'une simplicité presque naïve. Bruckner connait la Missa Solemnis de Beethoven par cœur et donc le vibrant solo du violon dans le sanctus qui surprit tant en 1824. Il en reprend l'idée [2:50] pour inviter la basse puis la soprano à développer le Christie. Question virtuosité instrumentale, nous ne sommes pas à la Philharmonie de Vienne, mais Gerd Schaller dose savamment l'équilibre entre les voix, le chœur et les différents pupitres. La soprano anglaise Ania Vegry et la basse (profonde ?) finlandaise Timo Riihonen, spécialiste des rôles wagnériens musclés, abandonnent la théâtralité de leurs scènes lyriques habituelles pour la réserve du chant religieux et c'est… parfait d'humilité !


Ania Vegry, Franziska Gottwald, Clemens Bieber, Timo Riihonen

2 – Gloria : Déclamer "Gloire à Dieu" répond certes à un élan de vénération, mais un faste excessif s'impose-t-il comme parfois ? Un climat de tendresse se manifeste chez Bruckner qui après les premières mesures avec timbales et de joyeuses ornementations (pas au sens stricte) aux trompettes, énonce jovialement la prière en usant de contrastes festifs dans son orchestration. Gerd Schaller souligne avec précision tous les petits détails cachés dans les portées dédiées à l'harmonie, notamment dans la fugue conclusive. Aucune lourdeur dans le discours…  

Nota : dès la seconde partie du Kyrie, la mezzo-soprano allemande Franziska Gottwald fait son entrée, une chanteuse réputée dans le répertoire baroque ; même chose pour le ténor Clemens Bieber habitué à la fois aux prouesses vocales exigées à Bayreuth et au chant baroque (rôle de l'évangéliste dans les Passions de Bach.)

 

3 – Credo : LA grande prière, une œuvre dans l'œuvre comme souvent ; ici une vingtaine de minutes. Le credo, pour ceux qui boudent les offices, comporte trois sections évoquant la foi en Dieu le Père et en Dieu le fils, le sacrifice de la croix et la résurrection, la foi dans les principaux dogmes de la religion catholique. Certains compositeurs comme Vivaldi ou Penderecki ont même mis en musique de manière indépendante cette prière chantée ou récitée après la lecture de l'Évangile et le sermon. Dans les messes d'envergures, comme dans la messe en si mineur de Bach, une suite de neuf parties de style et de tempo divers se succèdent. Bruckner adopte aussi un découpage en plusieurs passages, mais contrairement à Bach, il ne modifie pas en profondeur la thématique et l'effectif vocal à chaque enchaînement, un credo en continu donc, mais avec de bien belles transitions (10). Succinctement (vidéo 3) :

[0:00] : Credo (Allegro) : Le Credo s'ouvre sur un rythme martial scandé par les cordes, un principe  d'orchestration qui restera cher à Bruckner. Le chœur chante seul le credo avec ardeur. Oui martial et hardi, expression de confiance absolue envers Le Père tout puissant et le Créateur. On pourra ressentir une forme de bonhomie populaire dans la direction de Gerd Schaller, le chef confirme préférer la gaieté à l'extatisme dans cette messe. Pourtant de nature mystique, j'avoue apprécier grandement cet optimisme, et de plus le chef ne recourt pas à un tempo précipité, évitant ainsi une exaltation disons… factice… Un petit regret : l'orgue n'est audible qu'au casque.

[1:11] : Et in unum Dominum Jesum Christum (même tempo) : (et en un seul Seigneur, Jésus-Christ…) : Bruckner confie aux quatre solistes le début de ce verset repris par le chœur. Le traitement musical trépidant prolonge celui du Credo.

[2:46] : Incarnatus est (molto mysterioso) : (Qui a pris chair de la Vierge Marie par l'opération du Saint-Esprit…). Quel amour maternel rayonne du solo de ténor soutenu par un violon solo (héritage de Beethoven et de son sanctus ? Une nouvelle fois ?) et le chœur féminin, avant que les basses et les violoncelles s'immiscent offrant une touche de virilité à ces mesures parmi les plus délicates du Credo.

[5:44] : Crucifixius (langsam = "tout doucement") : La barbarie de la Passion suivie de la crucifixion (la descente aux enfers n'est pas mentionnée dans ce Credo). Ténébreux, le chœur murmure avec un chagrin infini le récit de la tragédie. Bruckner permute du radieux mi majeur vers l'affligé do mineur pour cette litanie.

[8:50] : Et resurrexit (allegro) En fin de Crucifixius, des accords chromatiques et élégiaques aux cors et aux trombones et deux pizzicati aux cordes graves pp symbolisent la ténèbre et le silence du Saint Sépulcre avant qu'une chevauchée enflammée et crescendo de l'orchestre et des chœurs proclament Et resurrexit. Retour du triomphal do majeur avec un tutti fff sur le mot Gloria [10:33]. Un resurrexit déclamatoire, musicalement moins original que les deux passages précédents à mon sens. 

Sainte Trinté (icône grecque vers 1200)

[12:46] : in Spiritum Sanctum (Tempo 1 - Allegro) :  Bruckner omet le mot Credo, qu'il pense implicite, pour proclamer directement ff et puissamment "Je crois en l'Esprit Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie, Il procède du Père et du Fils.". C'est l'introduction de la dernière partie comportant les différents actes de foi dans les dogmes catholiques, et cela sur le même motif musical que le Credo initial. Une symétrie assez logique et donc une ardeur attendue après le climat plus secret de l'Incarnatus et du Crucifixius.

[13:17] : qui cum Patre (Moderato) (Sol majeur) : "Avec le Père et le Fils, Il reçoit même adoration et même gloire : Il a parlé par les prophètes" ; chanté par le quatuor de solistes, encore une innovation dans le déroulement de la ligne de chant, une intention reprise par le chœur et qui précède un intermède instrumental…

[15:14] : Et unam, sanctam (Moderato) : "Je crois (en) l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique.;" Chanté à pleine voix ff par le chœur soutenu par une orchestration nourrie, on ne mettra plus en doute la déférence de Bruckner pour l'autorité ecclésiastique. À l'inverse, ni franc-maçon comme Mozart, ni dévot comme Bach, Schubert se tenait à l'écart de l'absolutisme clérical imposé par le Vatican, il supprimait ce passage dans ses messes, sans ennui avec l'épiscopat apparemment… (Pour info 😊.)

[15:42] Confiteor (Moderato) : "Je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés." Enchaîné énergiquement dans le même style musical que Et unam. À noter l'absence des solistes dans ces deux dernières parties.

[16:07] Et expécto (Allegro) : "J'attends la résurrection des morts,". Alors là, Bruckner y croit fermement. Une fanfare de cuivres, une scansion des cordes ff, le retour du bienheureux do majeur et les chœurs à pleins poumons… Seulement quelques mesures, les morts jaillissent des tombes en pleine forme comme le suggère Saint-Paul dans la première lettre aux Corinthiens… (Même toi Sonia… ! Oui, ok, on n'en est pas encore là…) Une résurrection en une quarantaine de secondes en tout et pour tout, dont un point d'orgue final précédé de doux accords pp des cors et des trombones !!!

[16:49] vitam aeternam + Amen (Un peu plus lent qu'au début) : "à la vie éternelle.". La précision sur la retenue du tempo indiquée en allemand est explicite ; Bruckner ne veut pas d'un Credo qui s'achève de manière fanfaronne et précipitée ; la notion de vie éternelle étant antinomique avec un tempo impétueux. Le compositeur traite la fin du Credo à la manière d'une coda fuguée très imaginative dans sa construction. Entre le point d'orgue mentionné avant et la diminution notable de la nuance jusqu'à l'intime pp, sans compter la liaison par une double barre, la lecture de la partition donne le sentiment de l'ajout d'une pièce d'écriture indépendante.           
Altos et violoncelles ouvrent le final rythmé telle une procession vers le salut. Les sopranos entonnent mf une première fois et à l'unisson la courte et ultime intention. Le chœur répète en canon la phrase, 
Bruckner se refuse à accélérer, la conviction grandissante en l'éternité s'exprime par un régulier crescendo qui culmine ff. Un roulement de timbales et une mélodie sereine des hautbois introduisent la conclusion. [19:20] Amen est psalmodié par la soprano et la basse puis [19:31] le chœur retrouve l'unisson pour proclamer avec ferveur la combinaison "credo-Amen" portée par des cuivres incandescents. Gerd Schaller évite les violences wagnériennes qui ont à l'évidence influer sur la composition. L'un des Credo les plus riches de la littérature musicale, il tient la comparaison avec celui de la Missa Solemnis de Beethoven.


4 – Sanctus : (Moderato) (fa majeur) : Il est court, 2:27 dans cet enregistrement. Bruckner n'adopte pas une ligne de chant métronomique souvent de mise dans un sanctus. L'introduction nous immerge dans une belle mélodie articulée, emplie de dévotion. Flûtes, hautbois et violon dans l'aigu accompagne le chœur : sopranos et altos puis ténors et basses. [1:00] Cette profonde religiosité est contredite lors d'une réexposition plus glorieuse, moins polyphonique. [1:00] le Hosannah donne la voix aux quatre solistes, puis le chœur est chargé de conclure avec fougue le morceau. 


5 – Benedictus – Hosannah : (Allegro Moderato) (la bémol majeur) : Dans la liturgie traditionnelle, le Benedictus est intégré au sanctus entre deux Hosannah. "Beni soit celui qui vient au nom du Seigneur". Cette acclamation bien que toute simple conduit nombre de compositeurs à la mettre en musique avec largesse. Ce fut le cas déjà dans la Missa Solemnis de Beethoven où l'on entend le célèbre solo de violon, (une douzaine de minutes). Cette rencontre entre le divin et l'humain par le "bébé-Messie" Jésus interposé prophétisée dans l'ancien Testament, fondement du christianisme, inspire les musiciens par sa tendresse.   

J'ai un faible dans l'œuvre du jour pour le Benedictus. Le maître compose son Benedictus pendant les fêtes de Noël 1867, et par son style et le rôle des solistes, on pensera plus à un air d'oratorio qu'à celui d'une grand-messe rigoriste. Une mélodie aux accents de berceuse populaire jouée aux cordes et notée dolce nous baigne d'emblée dans un climat nocturne de quiétude. Les solistes sont en vedette. Le mot "Benedictus" est prononcé trois fois avec respect, successivement par la soprano, l'alto puis le ténor. La basse leur répond en citant vaillamment l'acclamation dans son intégralité, usant de sa tessiture virile et autoritaire de prophète (Isaïe ?) ; un intimisme bouleversant. La basse converse avec les trois autres personnages ; ce qui justifie ma remarque à propos d'un virage discret vers l'oratorio. Bruckner poursuit ce Benedictus enchanteur par un dialogue entre les quatre solistes puis le chœur. Le compositeur démontre quelle maitrise il a atteint dans l'écriture polyphonique, ajoutons que la mélodie se révèle d'une rare beauté… Timbales et trombones sont absents de l'orchestration, ce qui allège le discours, tout comme le chœur qui nimbe d'une lumière diaphane le chant des solistes. [7:03] Le Hosannah est repris da capo après un quasi endormissement du Benedictus sur le tempo Largo.

 

6 – Agnus Dei : (Andante) (la bémol majeur) : Cette dernière prière est une lamentation. "Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous. (Bis) / Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde, donne-nous la paix.". La lecture du texte souligne l'extrême humilité que doit revêtir la composition. Mélange de contrition et d'espérance, elle requiert un travail soigné du musicien, lamentation ne sous-entendant pas ici jérémiade mais un habile équilibre entre supplique et allégresse. L'Agnus Dei débute par une mélopée aux bois et au violon. Sur une rythmique processionnaire de quatre notes ascendantes aux cordes graves, le chœur puis les solistes chantent le texte sans forcer le trait plaintif, au contraire. Trouvant le ton juste, Bruckner impose un hymne extatique au chœur et une intonation plus recueillie chez les solistes. La messe s'achève de manière brillantissime par un tutti solistes-chœur-instruments ; la conclusion instrumentale, très pure, consiste en la répétition obstinée pp d'un motif guilleret aux altos… 


Une interprétation récente et très ouvragée. La vidéo You Tube ne rend pas vraiment hommage à la finesse de la prise de son. Pourtant, voici la musique de Bruckner qui ne sonne pas de manière pâteuse et rustaude comme maintes interprétations malhabiles des symphonies… Les plans sont bien étagés : solistes qui ne sont pas des héros d'opéra, lisibilité de l'orchestre, chœur à effectif modeste et intelligible, révélation de maints détails de l'orchestration… L'écoute sur une chaîne audiophile implique de féliciter les ingénieurs. Vous l'avez compris, j'aime ce disque même si on peut émettre quelques réserves sur les voix légèrement perfectibles des chanteurs et sur la couleur un peu neutre des instruments de cet orchestre encore jeune. On ne peut pas tout avoir. Gerd Schaller a enregistré toutes les symphonies de Bruckner et accumulé récompenses et éloges. 

Un plus : le double album comporte le Psaume 146, une oeuvre chorale d'envergure de 1858 et, encore plus rares, quelques pièces pour orgue vraisemblablemt jamais enregistrées à ce jour. Le maestro tient lui-même le clavier... (Hänsler - 5/6)

J'ai donc ajouté une seconde vidéo de meilleure qualité sonore, celle de Franz Welser-Möst à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Londres. Un orchestre de très haut niveau fort bien capté. Les chanteurs sont bons, mention pour la basse Alfred Muff. Je vais en reparler…


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La version idéale existe-t-elle ? Jamais dans des œuvres mettant en jeu de nombreux artistes différents. Petit tour d'horizon d'interprétations réputées.

Dans les années 80-90, Sergiu Celibidache entreprend un cycle de concerts annuels proposant toutes les symphonies. La lenteur incroyable des tempi fait débat (35' pour l'adagio de la 8ème symphonie). Un Bruckner cosmique qui permet de savourer la science du contrepoint et de l'orchestration d'une part et le mysticisme de l'inspiration du maître d'autre part ; certains diront "plutôt celui du chef hédoniste", pas faux 😊. En 1990, le chef roumain programme la Messe en fa mineur, une méditation de 77 minutes soit 20 minutes de plus que la normale. Je l'ai réécoutée avec une certaine déception, rien de surprenant après l'écoute de celle de Gerd Schaller qui accentue la vitalité bonhomme de cette messe. Je ne la conseille pas en première écoute, il y a un risque de somnolence ; réservée aux connaisseurs et aux fans de Sergiu Celibidache. (EMI – 4/6)

En 1963, conception inverse. Eugen Jochum bâtit une des premières intégrales (en parallèle de celle d'Haitink à Amsterdam). Un style rugueux, le vieux chef pionnier de ce répertoire bénéficie du talent de la philharmonie de Berlin ou de l'orchestre de la radiodiffusion bavaroise qu'il a créé. Des solistes d'opéra excellents. Un rythme fougueux, une précision d'orfèvre dans la mise en place, mais une détermination assez raide donc quelque peu austère. (DG – 4/6)

Colin Davis a dirigé en concert Bruckner lors de son passage comme directeur de l'orchestre de la radiodiffusion bavaroise de 1983 à 1993 ; un répertoire quasi obligé de cette phalange. Le maestro n'en deviendra pas pour autant un spécialiste du viennois comme les chefs cités avant. Il a cependant enregistré en fin de carrière avec le Symphonique de Londres les symphonies 6 & 9 ; honnêtes mais pas révolutionnaire. Le chef admirateur de Berlioz (merci à lui), comme tous les maestros anglais, se passionnait pour les grands ouvrages chorals et l'opéra. Qui ne connaît pas ses gravures du Requiem de Berlioz ou son Messie de Haendel de 1966 débarrassé de sa pesanteur victorienne ? ("Sonia ? une lacune à combler mon petit"). En 1989, avec un quatuor vocal de premier ordre et des tempos sages, Colin Davis magnifie cette liturgie musicale, une approche ni sulpicienne ni janséniste. (Philips – 5/6)

Autre grand cru, en 1993, Franz Welser-Möst à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Londres et lui aussi disposant de bons chanteurs, marque son début de carrière par une interprétation au scalpel sur la forme, la dévotion sur le fond. Prise de son d'exception (EMI – 5/6).


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