- Mais
Claude, Mahler avait composé le Chant de la Terre pour s'affranchir de la
malédiction de l'écriture d'une 10ème symphonie, souvent fatale aux
compositeurs…
- Oui Sonia,
une obsession que nous avions évoquée largement dans l'article consacré audit
Chant de la Terre ; en effet, Mahler est mot après avoir commencé cette 10ème…
- Là je
patauge, d'où sort cette version "complète" estampillée Deryck Cooke ?
- Mahler
avait bouclé le premier mouvement d'une future 10ème symphonie. A
partir des brouillons de la suite, des musicologues dont Deryck Cooke se sont
proposés de l'achever…
- C'est
risqué non ? Enfin, pourquoi pas ? Elle est souvent enregistrée cette édition
complétée ?
- On ne joue
souvent que l'adagio ; mais malgré d'évidentes faiblesses et facilités, ça se
tient… J'ai choisi la première réalisation de Simon Rattle, je la préfère au remake
de Berlin en 2000…
Mahler vers 1910 |
Bon, 9ème
de Beethoven, 9ème
de Schubert, 9ème de Bruckner, 9ème
de Dvorak, et la mort avant
l'achèvement d'un autre projet orchestral ! Cette fatalité n'est valable que
pour ces très grands noms ; nombre de "petits maîtres" ont composé
bien plus de symphonies que ce nombre fatidique. Mahler
fait une fixette sur cette malédiction ! Mahler
ne vit que pour diriger jusqu'à l'épuisement et composer des symphonies
monumentales et des lieder pendant les périodes estivales hors des saisons de
concerts. 1910 : Mahler est cardiaque et dépressif, son
couple bat de l'aile, une de ses filles est morte, il se croit maudit (on le croirait
à moins), et il pense que, comme ses illustres confrères, il sera emporté par
la grand faucheuse après la composition d'une 9ème
symphonie… Il décide donc d'écrire deux symphonies en 1907-1910 en parallèle après la
création de la boursouflée 8ème
plus proche de l'oratorio que de la symphonie. En chantier : la 9ème
et une symphonie lyrique composée d'une longue suite de six
lieder, un monument de l'histoire de la musique titré Le
chant de la Terre et écouté il y a peu (Clic). 8 + 2 = 10, ouf !! Mais comme écrivait Edgar Poe "Ne pariez jamais
votre tête au diable"… (Adapté au ciné par Fellini.) Un lieder même symphonique et
d'une durée d'une heure n'est pas une symphonie ! La 10ème
symphonie est mise en chantier dès 1910, mais la mort refusera toute concession par rapport au
subterfuge et s'empara de Mahler
en mai 1911.
À cette date, seul l'adagio initial est composé et
orchestré. Mahler modifiait rarement
ses partitions achevées. Il avait prévu quatre autres mouvements, mais il n'a
pu coucher sur le papier que les esquisses assez compètes des lignes mélodiques
et quelques idées d'orchestration. Dès sa mort la question d'achever la
symphonie se pose et là commence un vrai cluedo musicologique…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La symphonie "complétée" telle que nous la connaissons
aujourd'hui sera la conclusion de plus de cinquante ans d'une bagarre
intellectuelle entre une foule de personnages se réclamant les héritiers (dans
tous les sens du terme) ou les disciples du compositeur. En principe, le
manuscrit aurait dû être détruit si on se réfère aux exigences de Mahler sur ce sujet : "Mahler aurait
exigé la destruction de toutes ses esquisses qu'on trouverait après sa mort et s'opposait
à l'exécution de ses œuvres avant leur achèvement."
Je parlais de moult personnages et au premier chef,
son épouse : Alma. Alma, la veuve, une femme haute en
couleur, pour ne pas dire sulfureuse. Viennoise, de vingt ans la cadette de Gustav qu'elle épouse en 1902. Une passion folle, mais Alma est une femme à hommes (ben quoi,
on dit bien le contraire). Pendant et après les dix ans de vie conjugale sous
le nom marital Mahler (qu'elle gardera
jusqu'à sa mort en 1964), la belle, brillante,
intelligente, artiste peintre et musicienne Alma collectionne les amants avec option mariage. Officiellement : l'architecte
Walter Gropius (mariage de 1915 à 1920, une fille qui mourra à 18 ans de la polio), les peintres Gustav Klimt et Oskar Kokoschka, l'écrivain
Franz Werfel (une liaison qui
aboutira à un 3ème mariage en 1929,
liaison qu'Alma débute tout en étant
encore mariée à Gropius ; elle donne
le jour à un bébé qui ne vivra que 10 mois !).
Une vie se résumant à un tragique mélodrame. Le
rejet-attirance pour la gente masculine est souvent l'expression de la recherche
d'une paternité de compensation chez les hommes qu'elle fréquente. Très plausible,
sachant que son père, le peintre Emil
Jakob Schindler, meurt jeune quand Alma
n'est encore qu'une préadolescente… Ce phénomène d'éternelle insatisfaction décrit
par Freud devait être au centre de
l'entretien entre Gustav et le fondateur de la
psychanalyse en 1910. Mahler se reprochait d'être un vieux mari
et souffrait de la déliquescence qui rongeait son couple. Il est admis que
l'étrange 10ème
symphonie où s'affrontent sensualité et morbidité se nourrit de
ses affres conjugales et sentimentales… À cela s'ajoutera une attirance pour l'alcool.
La shoah nazie obligera Alma à fuir
en France, puis en Espagne et enfin aux USA…
Revenons en 1910
; quid de la partition supposée subir un autodafé ? Alma s'érige en gardienne du temple mahlérien et justement celui-ci
lui aurait confié d'épargner voire de donner vie au moins à l'adagio
introductif et au purgatorio. Un seul compositeur a la carrure pour achever le
monument, Arnold Schoenberg, mais
l'homme de nature humble ne se sent pas capable de relever un tel défi… Le
musicologue Richard Sprecht, un ami
des Mahler, écrit la première biographie du
maître en 1913 et note que si "le compositeur
souhaitait que soit brûlée la partition inachevée, Alma s'y oppose de manière
posthume". Sprecht
et Alma trient les manuscrits,
travaillent avec Ernst Krenek (compositeur et
gendre de Alma, car mari de Anna pendant 1 an !) sur l'existant et
en 1924 sont créés l'adagio et le
court purgatorio central achevés sous la direction de Franz
Schalk puis de Alexander
Zemlinsky. Un prototype Canada-Dry qui déçoit les fans de Mahler. Trop de retouches ont a priori trahi l'écriture mahlérienne (Schalk avait déjà bien maltraité les
symphonies de son maître Bruckner)… L'œuvre hibernera plus de trente
ans. De toute façon, Mahler
est interdit pendant la peste brune et à par les mélomanes américains…
Pour le centenaire de Mahler,
la BBC souhaite proposer le cycle complet de son œuvre et charge le musicologue
Deryck Cooke de préparer les
partitions. Ce dernier n'imagine pas faire l'impasse sur la 10ème
symphonie et reprend à zéro l'adaptation orchestrale. En 1960, on joue cette version dite "exécutable",
Alma fit connaître après coup son
opposition à cette initiative, elle n'avait pas écouté la radio. Plus tard, elle entendra l'ouvrage et, bouleversée par cette musique quelque soit son authenticité et fidélité à l’idée originelle, acceptera qu'elle figure au catalogue de son créateur. En 1964, disparaît la vieille dame un peu fofolle, portée un tantinet sur la boisson et dotée d'une versatilité bien utile cette fois là, caprice pardonnable après une vie aussi romanesque
et douloureuse, dont la mort précoce de ses trois enfants…
Deryck Cooke ne s'arrête
pas là, fera appel à des spécialistes pour trancher des points d'orchestration
(la réduction pour quatre portée est unique, mais on compte une cinquantaine de
variantes d'orchestration). Les années passent, il y a les chefs historiques
contre le projet : Otto Klemperer et Bruno Walter qui n'a plus d'avis net puisque
mort en 1962… Je fais l'impasse sur
d'autres péripéties, sinon Luc va hurler ! 13 août 1964, la réelle première a lieu avec l'orchestre
symphonique de Londres dirigé par Bertholg
Goldschmidt (qui modifie des détails). La jeune garde des chefs
et des fans en herbe (j'en étais) découvre la symphonie avec la première
gravure de 1964 réalisée par le New Philharmonia dirigé par Wynn Morris, mahlérien trop oublié… Eugene Ormandy l'enregistre en 1965 mais bon, sans plus… Cooke fera des ajouts ultérieurs. C'est
l'édition complète la plus jouée, une dizaine de chefs ou musicologues se sont
attaqué à l'orchestration avec plus ou moins de bonheur, des travaux
anecdotiques.
Désormais la discographie est pléthorique mais à mon
sens les deux réalisations de Simon Rattle
dominent le podium, surtout la captation écoutée ce jour avec l'orchestre de Bournemouth
qui fit connaître le jeune chef surdoué en 1980
(25 ans !). Devenu le patron de la Philharmonie de
Berlin, en 1999 il
récidive avec un orchestre de rêve mais à mon sens avec un engagement moindre
mais plus de lisibilité (tout est relatif, ça se discute).
- Mais après
ce roman M'sieur Claude, vous avez un avis sur cette symphonie ? Tant
d'intervenants ont-ils réussi à lui donner son unité ?
- Très bonne
question Sonia. J'ai utilisé la métaphore Canada-Dry, ça ressemble à du Mahler
(l'adagio est génial), mais à mon sens, une œuvre pour les inconditionnels…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Nous avons rencontré déjà trois fois Simon Rattle dans le blog : Harmonielehre
de John Adams en 1994 avec l'orchestre de
Bournemouth, le 3ème concerto de Prokofiev avec Lang
Lang au clavier et le poème symphonique Chevauchée nocturne et lever de
soleil de Sibelius,
deux enregistrements qu'il a gravé avec la Philharmonie de
Berlin pendant son mandat de 2002 à 2017. Il
remplaçait Claudio Abbado frappé par
une grave maladie trop épuisante pour assumer une telle charge. Le chef italien
poursuivra néanmoins sa carrière avec divers ensembles de prestige jusqu'à sa
mort en 2014. Un article consacré à
la 5ème
de Mahler dirigée par ce maestro figure dans
les projets…
Simon Rattle devait
être présenté à l'occasion de ce disque culte produit en 1980, c'était une promesse. Bigre, là je ne croise plus Luc… Chose
promise, chose due. Simon est natif de Liverpool
comme les Beatles, il naît en 1955, étudie le violon, le piano et
même les percussions. Il se fait remarquer à 21 ans en dirigeant la… 2ème
symphonie de Mahler,
œuvre facile à mettre en place pour un débutant, c'est bien connu !!!
Il commence une carrière brillante dès 1974 en dirigeant les orchestres de Bournemouth,
de Liverpool puis de 1980 à 1998, l'orchestre de Birmingham. Un mandat long
qui montre que le chef est fidèle à ses contrats, une qualité qui permet un
travail en profondeur du répertoire, l'ouverture à des musiques nouvelles comme
celle d'Adams ou à l'opposé des
ouvrages baroques mais avec une approche plus baroqueuse. Sa direction est
méticuleuse et tourne le dos au pathos germanique même haut de gamme. Cela lui valut
des critiques en Allemagne dont il ne tient aucun cas, soutenu par ses amis
comme Alfred Brendel avec qui il enregistra
l'une des meilleures versions des concertos de Beethoven
au début du siècle.
Il a pris les rênes de l'orchestre
symphonique de Londres en 2018,
succédant à Valery Gergiev parti à
Munich.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Deryck Cooke (1919-1976) |
Considérant que cette symphonie est à écouter par
curiosité par des mélomanes déjà aguerris avec Mahler,
je ne vais pas me lancer dans la rédaction d'un guide d'écoute très détaillée comme à
l'accoutumée, les ouvrages sur Mahler en contiennent, souvent dix à vint pages. Une analyse fouillée est du domaine des musicologues confirmés. La
structure de la symphonie est en cinq mouvements. Elle retrouve la symétrie particulière
de la 9ème
symphonie en plaçant deux grands adagios
aux extrémités, deux scherzos plus courts en
2ème et 4ème positions. Nouveauté : un purgatorio (?) pour le moins bizarre est placée au
centre et ne dure que quatre minutes.
L'orchestration est très riche mais ne reprend pas les
délires en termes d'effectif de la 8ème.
5 flûtes (+ piccolo), 4 hautbois (+ cor anglais), 5
clarinettes (+ clarinette basse et petite clarinette), 4 bassons (+ 2
contrebassons), 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 6 timbales (2
timbaliers), caisse claire, grosse caisse, cymbales, tam-tam, glockenspiel,
tambour ténor (militaire), harpe, cordes. Une orchestration similaire à la celle de la 9ème
symphonie.
La composition de l'adagio achevée apparaît plus
construite, raffinée et moderniste que celle des grands mouvements du groupe des symphonies
instrumentales 5 à 7 où parfois la complexité un peu brouillonne déroute par la
surenchère orchestrale ; finals des 6ème et 7ème
symphonies hypertrophiés et un chouias braillards. Si j'écrivais
précédemment que Mahler ne retouchait guère
ses œuvres terminées, nous constaterons qu'avec l'adagio initial, une nouvelle étape
esthétique voyait le jour. À l'opposé, les esquisses étaient profondément
retouchées pendant la phase d'orchestration et les choix de Cooke ou d'autres
musicologues resteront donc toujours un mystère quant à leurs pertinences. C'est
de la très belle musique, mais qu'en aurait pensé l'exigeant compositeur ?
1 - Andante —
Adagio : Hormis la 1ère symphonie Titan et
la 8ème,
les symphonies de Mahler commencent de manière
rythmée, recourant à une marche funèbre ou à une procession. Là, nous écoutons un
thrène de 16 mesures joué par les altos seuls à l'unisson. Très curieusement, une
anacrouse donne le sentiment que la mélodie existait déjà et vient de nous
parvenir, de nous convier à partager les sombres réflexions d'un Mahler en proie au mal-être sentimental et
existentiel, comme toujours pourrait-on dire mais dans un langage rénové. Le
timbre râpeux des altos donne à cette longue introduction une sonorité
glaciale. Ce prélude introverti et funèbre était déjà expérimenté dans la 9ème
symphonie. Au refus rageur de la mortelle destinée, thématique récurrente
dans ses œuvres précédentes, se met en place une forme d'acceptation
douloureuse. [1:11] Le premier thème surgit aux cordes et aux trombones, il
conserve le ton méditatif de l'introduction mais dans une tonalité dissonante et
angoissante. [2:44] Une troisième idée hiératique, scandée par des pizzicati,
heurtant l'écoute par la superposition de dissonances, évoque un éveil chassant
les songes ténébreux et relativisant la détresse du moment : maladie, infidélité
d'Alma à qui Mahler
veut tant pardonner. Ces successions d'expositions de thèmes suggère une forme
sonate. Ce n'est guère le cas. Mahler
nous offre d'emblée ses motifs de développement, rien de plus. Ces thèmes ne donnent pas lieu à des reprises au sens strict, ils s'entrecroisent, se combattent,
cherchent une voie pour trouver une raison de vivre. L'orchestration aux
couleurs versatiles assure la diversité du propos, les instruments traduisent
ses pensées confuses par une succession frénétique de solos. Mahler est un homme perdu et éperdu. Tel
sera le discours jusqu'à l'ultime note, discours au phrasé aux accents
déchirants, aux traits acides des cordes, aux exhortations clamés par les bois
qui s'opposent.
[15:50] Nouvelle étrangeté formelle : brutalement les
tensions disparaissent et laissent libre cours à une méditation aux violons
d'une rare intimité. Une quiétude et une abnégation enfin retrouvées ? Il n'en
est rien et pour traduire sa fureur contenue qui explose enfin, Mahler fait jaillir (le mot est faible) un
cluster ff de neuf notes rondes tenues,
cluster hurlé en tutti par l'orchestre dont les arpèges de harpe, les chorals
de cuivres, les clameurs désespérées des trompettes [16:44]. Deux tonalités
s'opposent et renvoient aux expériences sur le mode tonal de Debussy. Le tutti est repris après une
tentative de résolution de ce rugissement pathétique où s'entrechoquent de
manière incertaine et absurde des micro motifs disparates. L'abandon des règles
mélodiques à ce stade fait songer au Pelleas et Mélisande de Schoenberg mais avec des effets flippants,
moins noyés dans un brouillard instrumental. [18:05] Impossible d'aller plus loin dans la révolte,
on peut s'interroger si la douceur de la longue coda qui suit n'est autre
qu'une déclaration d'amour et de pardon, ou la froideur glaciale de
l'abandon ? À mon sens, Mahler
signe là la fin définitive des influences postromantiques dans son œuvre.
La mort - Egon Schiele (1890-1918) |
3 -
Purgatorio. Allegretto moderato : [35:37] L'étrange et bref
purgatorio était mentionné sur la partition Purgatorio oder Inferno. Mouvement
énigmatique car l'esquisse est surchargée de citations en référence à la mort
jusqu'à "Ô Dieu, ô Dieu pourquoi m'as-tu
abandonné ?" ou encore "pitié".
De forme tripartite ABA, le morceau n'a rien de diabolique avec son sarcastique
perpetuum mobile. L'étrange musique sautille de pupitre en pupitre, de bois en
bois, très rythmée… Une seconde idée plus pathétique se fait entendre aux
cordes graves. [37:04] Un "trio" anxiogène scinde le Purgatorio
avec ses traits de trompettes du jugement dernier. [38:25] Le motif A est
repris da capo hormis une coda pour le moins insolite regroupant entre autres sur
trois mesures un double arpège énergique de la harpe et une descente au
purgatoire des contrebasses… ! Mahler
et son éternel cynisme et sens du mystère…
Couple amoureux - Egon Schiele (1890-1918) |
5 - Finale.
Langsam, schwer : [51:31] Requiem, de profundis, lacrymosa, mais aussi in paradisium…
Rhétorique des différents passages des messes des morts mêlant peur, larmes,
mais aussi espoir d'une libération des souffrances terrestres… Un vocabulaire
liturgique qui me vient à l'esprit à l'écoute de cet adagio à la fois extatique
et effrayant. Contrairement au récit musical des deux scherzos où se succèdent les chagrins
et les emballements dans une évidente indécision, le final va se structurer de
sections en sections, un voyage mystique chaotique vers l'éternelle sérénité. Inutile
de préciser que l'écriture est complexe et pourtant très lisible, l'un des
mouvements de 25 minutes les plus aisés à écouter du compositeur, chaque
épisode faisant appel à des thèmes déjà présents dans les quatre mouvements
précédents, notamment le purgatorio qui montre ainsi son vrai rôle :
assurer dans l'œuvre la frontière entre l'évocation concrète de la vie
terrestre et des sentiments humains au quotidien et la tentative d'exprimer par
l'abstraction, musicalement parlant, la confrontation de l'artiste face à l'angoisse du néant et à
la spiritualité.
Principaux passages. Après le coup de tambour, le prélude morbide met en jeu les deux contrebassons, un basson, les cors, le tuba et, toutes les quatre mesures, un coup sf du tambour militaire. C'est gai ! Un
premier thème inattendu prend son envol : le chant séraphique de la flûte soutenue
par les violons et la harpe qui tourne le dos à l'abîme des premières mesures. Ce
thème va servir de leitmotiv dans tout l'adagio. Repris aux cordes, aux cors (aux
violons plus tard à [1:06:40])… La lumière et le repos angélique de l'au-delà ?
Le développement s'étire sans fin autour de ce thème malgré les tentatives de
ruptures marquées par les coups de tambour ou les citations tragiques qui
s'interposent [58:07]. [59:14]. La grande section très animée renvoie aux
débordements colériques du scherzo II. Pourtant, elle semble chanter la
vie en métamorphosant de manière ironique le lugubre thème introductif initial
puis le chant de flûte qui est rejoué par une trompette au lointain. [1:03:27]
Le destin et la damnation tentent un denier assaut en faisant rejouer rageusement par
l'ensemble des cuivres le cluster de l'adagio initial, un destin qui s'acharne quelques
mesures, en vain… De péripéties en péripéties, la symphonie s'achève sur une
acceptation du destin à venir. Quand ? Peu importe. Et puis au-delà de
l'acceptation, il y a le pardon et la réconciliation avec l'amour de sa vie. Mahler écrit en fin d'esquisse : "
Vivre pour toi ! Mourir pour toi ! Alma
!". (Pas de partition complète disponible.)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
La discographie se limite à 35 versions disponibles
dont 23 dans l'édition de Cooke.
C'est très peu pour une symphonie de Mahler.
Les réussites marquantes ne sont pas légions. Comme le souhaitait le musicologue
et ses deux étudiants fans de Mahler
(Colin et David Matthews) qui participèrent
à l'élaboration de la version la plus achevée, la Cooke II, il faut jouer du Mahler pas du "moi" ; excellente remarque
et grande marque d'humilité… Simon Rattle
l'a bien compris, d'autres, même des grands comme Kurt
Sanderling beaucoup moins. Bigre que c'est massif…
Les deux interprétations pour EMI de Simon Rattle sont des références
à la fin du XXème siècle. Hélas seule celle écoutée ce jour et gravée
avec l'orchestre de Bournemouth est
disponible dans des éditions à prix réduit. Celle avec la Philharmonie
de Berlin n'est disponible qu'en MP3 ou d'occasion, no comment.
Une réédition régulière sur CD s'impose, les couleurs des instrumentistes de
Berlin sont sublimes… (EMI – 6/6 et 5/6)
Je conseille pour compléter ce billet :
l'interprétation de 2008 de Daniel Harding
à la tête de la Philharmonie de Vienne qui,
on va finir par le croire, semble vraiment être le meilleur orchestre de la
planète. Et puis quelle intelligence et quelle ironie de bon aloi de la part du
jeune maestro, prise de son excellente. (DG
– 6/6). (Deezer)
Et enfin, une autre adaptation due au musicologue américain
Clinton Carpenter (débutée en 1949, et copieusement révisée en 1966) a donné lieu à plusieurs
gravures. C'est une curiosité dans le sens où, à l'inverse du très scrupuleux Deryck Cooke, Carpenter ajoute des notes, élargit l'orchestration, traite
certains passages à sa manière, c’est-à-dire réédite les "défauts"
parfois critiqués des symphonies instrumentales 5 à 7. Le disque de David Zinman avec son orchestre
de Zurich s'impose sans mal dans les enregistrements de cette
symphonie de Mahler ou plutôt de Carpenter (RCA – 4/6). (Deezer)
Longue et détaillée notice, merci !
RépondreSupprimerCela dit, on reste avec cet "achèvement" dans une perspective forcément aléatoire, et on ne saura jamais si les trois derniers mouvements correspondent à ce qu'aurait écrit Mahler. Personnellement, je ne l'écoute quasiment jamais, hors l'adagio, et quand je le fais, c'est dans la version Zinman, relativement dégraissée.
Je crois comprendre que tu aimes bien Rattle, qui est loin d'être mon chef préféré : je le trouve souvent un peu "gris", peut-être est-ce lié aussi à des prises de son EMI pas toujours exceptionnelles ? Mais même en concert avec Berlin, le manque de "couleurs" est parfois patent -je ne les ai entendus qu'une fois en concert sous sa direction, cela étant- et les spécialistes de cet orchestre signalent en général une baisse de qualité de l'orchestre durant son mandat -ça reste à démontrer : peut-être est-il simplement rattrapé par d'autres orchestres qui ont beaucoup progressé, d'une part, et les "normes" et options interprétatives ont quelque peu évolué depuis le décès de Karajan, d'autre part-.
Est-ce vraiment du pur Mahler ? Nous posons tous les deux la question, forcément et nous ne sommes pas les seuls…
SupprimerJ'avais beaucoup aimé l'adagio par Zinman qui allégeait le trait, exact. Le reste, de Carpenter, je ne me répète pas…
Oui j'aime assez Simon Rattle, mais plutôt par ses choix qui sortent du grand répertoire habituel comme Beethoven ou Sibelius… D'ailleurs, les deux chroniques sur des ouvrages ambitieux sont consacrées à John Adams et à cette 10ème de Mahler peu jouée dans la version Cooke, aucun des deux commentaires ne concerne un disque réalisé à Berlin… Les autres papiers sont des amuses bouches estivales du fait que je disposais d'une vidéo…
Je l'ai entendu une fois diriger Berlin : la Nuit transfigurée de Schoenberg (magnifiques cordes) et le Scare (plus habituel). J'ai entendu la philharmonie de Vienne dirigée par Gergiev, là encore une sonorité de grand luxe. Parfois on concert, il y a des hauts et des bas. En haut : Gewandhaus de Leipzig – Ricardo Chailly – Nelson Freire (concerto 1) et déception cruelle : Pelleas de Schoenberg par la Staastkapelle de Dresde et Thielmann (Ein großes Sauerkraut). Mais comme tu le dis, les orchestres surtout américains ou british n'ont pas à rougir : Cleveland, Chicago, San-Francisco… etc.
Le dernier mouvement de cette 10ème est un des ceux dont je ne me lasse pas dans l'œuvre de Mahler. Je n'aime pas trop Rattle en général, par contre la version à laquelle je reviens toujours, pour cette dixième, est celle d'Inbal. Portée aux nues à sa sortie, cette intégrale est volontiers dénigrée actuellement, jugée trop "froide", trop "clinique". La musique de Mahler est déjà bien chargée émotionnellement parlant, surtout dans ce finale, pour qu'on ait pas besoin d'en faire trop. Et Inbal, tout en sobriété, fait chanter, et hurler, et geindre cette musique, dont on ressort comme on sort de l'écoute du largo de la 5ème de Chostakovich par Haitink : à genoux, les yeux humides...
RépondreSupprimer