samedi 7 mars 2020

MAHLER – Symphonie N°10 (Version complète de Deryck Cooke) – Simon RATTLE (1980) – par Claude Toon



- Mais Claude, Mahler avait composé le Chant de la Terre pour s'affranchir de la malédiction de l'écriture d'une 10ème symphonie, souvent fatale aux compositeurs…
- Oui Sonia, une obsession que nous avions évoquée largement dans l'article consacré audit Chant de la Terre ; en effet, Mahler est mot après avoir commencé cette 10ème
- Là je patauge, d'où sort cette version "complète" estampillée Deryck Cooke ?
- Mahler avait bouclé le premier mouvement d'une future 10ème symphonie. A partir des brouillons de la suite, des musicologues dont Deryck Cooke se sont proposés de l'achever…
- C'est risqué non ? Enfin, pourquoi pas ? Elle est souvent enregistrée cette édition complétée ?
- On ne joue souvent que l'adagio ; mais malgré d'évidentes faiblesses et facilités, ça se tient… J'ai choisi la première réalisation de Simon Rattle, je la préfère au remake de Berlin en 2000…

Mahler vers 1910
Mes lecteurs fidèles savent ce que je pense des tentatives d'achever des chefs-d'œuvre dont la composition a été interrompue par la mort des compositeurs. C'est méritoire de tenter un tel travail, mais il me semble toujours manquer la patte géniale des auteurs. Deux exemples : la symphonie "Inachevée" de Schubert qu'il n'a peut-être jamais souhaité achever, comme plusieurs autres de ses ébauches de symphonies disparues. Schubert manquait parfois d'imagination dans les deux derniers mouvements sur les quatre imposés par la tradition. Seule la 9ème "la grande" échappe nettement à cette difficulté de conclure. Même chose pour la 9ème de Bruckner dont le final "reconstitué" fait le grand écart en termes de richesse polyphonique et de noblesse avec les trois premiers mouvements qui se suffisent très bien à eux-mêmes. À noter que Bruckner aurait eu le temps de l'achever mais n'a jamais fait plus que jeter quelques mesures sur un manuscrit.
Bon, 9ème de Beethoven, 9ème de Schubert, 9ème de Bruckner, 9ème de Dvorak, et la mort avant l'achèvement d'un autre projet orchestral ! Cette fatalité n'est valable que pour ces très grands noms ; nombre de "petits maîtres" ont composé bien plus de symphonies que ce nombre fatidique. Mahler fait une fixette sur cette malédiction ! Mahler ne vit que pour diriger jusqu'à l'épuisement et composer des symphonies monumentales et des lieder pendant les périodes estivales hors des saisons de concerts. 1910 : Mahler est cardiaque et dépressif, son couple bat de l'aile, une de ses filles est morte, il se croit maudit (on le croirait à moins), et il pense que, comme ses illustres confrères, il sera emporté par la grand faucheuse après la composition d'une 9ème symphonie… Il décide donc d'écrire deux symphonies en 1907-1910 en parallèle après la création de la boursouflée 8ème plus proche de l'oratorio que de la symphonie. En chantier : la 9ème et une symphonie lyrique composée d'une longue suite de six lieder, un monument de l'histoire de la musique titré Le chant de la Terre et écouté il y a peu (Clic). 8 + 2 = 10, ouf !! Mais comme écrivait Edgar Poe "Ne pariez jamais votre tête au diable"… (Adapté au ciné par Fellini.) Un lieder même symphonique et d'une durée d'une heure n'est pas une symphonie ! La 10ème symphonie est mise en chantier dès 1910, mais la mort refusera toute concession par rapport au subterfuge et s'empara de Mahler en mai 1911.
À cette date, seul l'adagio initial est composé et orchestré. Mahler modifiait rarement ses partitions achevées. Il avait prévu quatre autres mouvements, mais il n'a pu coucher sur le papier que les esquisses assez compètes des lignes mélodiques et quelques idées d'orchestration. Dès sa mort la question d'achever la symphonie se pose et là commence un vrai cluedo musicologique…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Anna, Alma Mahler et Maria (+ en 1907)

Alma à Carnegie Hall vers 1960
La symphonie "complétée" telle que nous la connaissons aujourd'hui sera la conclusion de plus de cinquante ans d'une bagarre intellectuelle entre une foule de personnages se réclamant les héritiers (dans tous les sens du terme) ou les disciples du compositeur. En principe, le manuscrit aurait dû être détruit si on se réfère aux exigences de Mahler sur ce sujet : "Mahler aurait exigé la destruction de toutes ses esquisses qu'on trouverait après sa mort et s'opposait à l'exécution de ses œuvres avant leur achèvement."
Je parlais de moult personnages et au premier chef, son épouse : Alma. Alma, la veuve, une femme haute en couleur, pour ne pas dire sulfureuse. Viennoise, de vingt ans la cadette de Gustav qu'elle épouse en 1902. Une passion folle, mais Alma est une femme à hommes (ben quoi, on dit bien le contraire). Pendant et après les dix ans de vie conjugale sous le nom marital Mahler (qu'elle gardera jusqu'à sa mort en 1964), la belle, brillante, intelligente, artiste peintre et musicienne Alma collectionne les amants avec option mariage. Officiellement : l'architecte Walter Gropius (mariage de 1915 à 1920, une fille qui mourra à 18 ans de la polio), les peintres Gustav Klimt et Oskar Kokoschka, l'écrivain Franz Werfel (une liaison qui aboutira à un 3ème mariage en 1929, liaison qu'Alma débute tout en étant encore mariée à Gropius ; elle donne le jour à un bébé qui ne vivra que 10 mois !).
Une vie se résumant à un tragique mélodrame. Le rejet-attirance pour la gente masculine est souvent l'expression de la recherche d'une paternité de compensation chez les hommes qu'elle fréquente. Très plausible, sachant que son père, le peintre Emil Jakob Schindler, meurt jeune quand Alma n'est encore qu'une préadolescente… Ce phénomène d'éternelle insatisfaction décrit par Freud devait être au centre de l'entretien entre Gustav et le fondateur de la psychanalyse en 1910. Mahler se reprochait d'être un vieux mari et souffrait de la déliquescence qui rongeait son couple. Il est admis que l'étrange 10ème symphonie où s'affrontent sensualité et morbidité se nourrit de ses affres conjugales et sentimentales… À cela s'ajoutera une attirance pour l'alcool. La shoah nazie obligera Alma à fuir en France, puis en Espagne et enfin aux USA…
Revenons en 1910 ; quid de la partition supposée subir un autodafé ? Alma s'érige en gardienne du temple mahlérien et justement celui-ci lui aurait confié d'épargner voire de donner vie au moins à l'adagio introductif et au purgatorio. Un seul compositeur a la carrure pour achever le monument, Arnold Schoenberg, mais l'homme de nature humble ne se sent pas capable de relever un tel défi… Le musicologue Richard Sprecht, un ami des Mahler, écrit la première biographie du maître en 1913 et note que si "le compositeur souhaitait que soit brûlée la partition inachevée, Alma s'y oppose de manière posthume". Sprecht et Alma trient les manuscrits, travaillent avec Ernst Krenek (compositeur et gendre de Alma, car mari de Anna pendant 1 an !) sur l'existant et en 1924 sont créés l'adagio et le court purgatorio central achevés sous la direction de Franz Schalk puis de Alexander Zemlinsky. Un prototype Canada-Dry qui déçoit les fans de Mahler. Trop de retouches ont a priori trahi l'écriture mahlérienne (Schalk avait déjà bien maltraité les symphonies de son maître Bruckner)… L'œuvre hibernera plus de trente ans. De toute façon, Mahler est interdit pendant la peste brune et à par les mélomanes américains…
Pour le centenaire de Mahler, la BBC souhaite proposer le cycle complet de son œuvre et charge le musicologue Deryck Cooke de préparer les partitions. Ce dernier n'imagine pas faire l'impasse sur la 10ème symphonie et reprend à zéro l'adaptation orchestrale. En 1960, on joue cette version dite "exécutable", Alma fit connaître après coup son opposition à cette initiative, elle n'avait pas écouté la radio. Plus tard, elle entendra l'ouvrage et, bouleversée par cette musique quelque soit son authenticité et fidélité à l’idée originelle, acceptera qu'elle figure au catalogue de son créateur. En 1964, disparaît la vieille dame un peu fofolle, portée un tantinet sur la boisson et dotée d'une versatilité bien utile cette fois là, caprice pardonnable après une vie aussi romanesque et douloureuse, dont la mort précoce de ses  trois enfants…
Deryck Cooke ne s'arrête pas là, fera appel à des spécialistes pour trancher des points d'orchestration (la réduction pour quatre portée est unique, mais on compte une cinquantaine de variantes d'orchestration). Les années passent, il y a les chefs historiques contre le projet : Otto Klemperer et Bruno Walter qui n'a plus d'avis net puisque mort en 1962… Je fais l'impasse sur d'autres péripéties, sinon Luc va hurler ! 13 août 1964, la réelle première a lieu avec l'orchestre symphonique de Londres dirigé par Bertholg Goldschmidt (qui modifie des détails). La jeune garde des chefs et des fans en herbe (j'en étais) découvre la symphonie avec la première gravure de 1964 réalisée par le New Philharmonia dirigé par Wynn Morris, mahlérien trop oublié… Eugene Ormandy l'enregistre en 1965 mais bon, sans plus… Cooke fera des ajouts ultérieurs. C'est l'édition complète la plus jouée, une dizaine de chefs ou musicologues se sont attaqué à l'orchestration avec plus ou moins de bonheur, des travaux anecdotiques.

Désormais la discographie est pléthorique mais à mon sens les deux réalisations de Simon Rattle dominent le podium, surtout la captation écoutée ce jour avec l'orchestre de Bournemouth qui fit connaître le jeune chef surdoué en 1980 (25 ans !). Devenu le patron de la Philharmonie de Berlin, en 1999 il récidive avec un orchestre de rêve mais à mon sens avec un engagement moindre mais plus de lisibilité (tout est relatif, ça se discute).
- Mais après ce roman M'sieur Claude, vous avez un avis sur cette symphonie ? Tant d'intervenants ont-ils réussi à lui donner son unité ?
- Très bonne question Sonia. J'ai utilisé la métaphore Canada-Dry, ça ressemble à du Mahler (l'adagio est génial), mais à mon sens, une œuvre pour les inconditionnels…
 ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Nous avons rencontré déjà trois fois Simon Rattle dans le blog : Harmonielehre de John Adams en 1994 avec l'orchestre de Bournemouth, le 3ème concerto de Prokofiev avec Lang Lang au clavier et le poème symphonique Chevauchée nocturne et lever de soleil de Sibelius, deux enregistrements qu'il a gravé avec la Philharmonie de Berlin pendant son mandat de 2002 à 2017. Il remplaçait Claudio Abbado frappé par une grave maladie trop épuisante pour assumer une telle charge. Le chef italien poursuivra néanmoins sa carrière avec divers ensembles de prestige jusqu'à sa mort en 2014. Un article consacré à la 5ème de Mahler dirigée par ce maestro figure dans les projets…
Simon Rattle devait être présenté à l'occasion de ce disque culte produit en 1980, c'était une promesse. Bigre, là je ne croise plus Luc… Chose promise, chose due. Simon est natif de Liverpool comme les Beatles, il naît en 1955, étudie le violon, le piano et même les percussions. Il se fait remarquer à 21 ans en dirigeant la… 2ème symphonie de Mahler, œuvre facile à mettre en place pour un débutant, c'est bien connu !!!
Il commence une carrière brillante dès 1974 en dirigeant les orchestres de Bournemouth, de Liverpool puis de 1980 à 1998, l'orchestre de Birmingham. Un mandat long qui montre que le chef est fidèle à ses contrats, une qualité qui permet un travail en profondeur du répertoire, l'ouverture à des musiques nouvelles comme celle d'Adams ou à l'opposé des ouvrages baroques mais avec une approche plus baroqueuse. Sa direction est méticuleuse et tourne le dos au pathos germanique même haut de gamme. Cela lui valut des critiques en Allemagne dont il ne tient aucun cas, soutenu par ses amis comme Alfred Brendel avec qui il enregistra l'une des meilleures versions des concertos de Beethoven au début du siècle.
Il a pris les rênes de l'orchestre symphonique de Londres en 2018, succédant à Valery Gergiev parti à Munich.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Deryck Cooke (1919-1976)
Considérant que cette symphonie est à écouter par curiosité par des mélomanes déjà aguerris avec Mahler, je ne vais pas me lancer dans la rédaction d'un guide d'écoute très détaillée comme à l'accoutumée, les ouvrages sur Mahler en contiennent, souvent dix à vint pages. Une analyse fouillée est du domaine des musicologues confirmés. La structure de la symphonie est en cinq mouvements. Elle retrouve la symétrie particulière de la 9ème symphonie en plaçant deux grands adagios aux extrémités, deux scherzos plus courts en 2ème et 4ème positions. Nouveauté : un purgatorio (?) pour le moins bizarre est placée au centre et ne dure que quatre minutes.
L'orchestration est très riche mais ne reprend pas les délires en termes d'effectif de la 8ème.
5 flûtes (+ piccolo), 4 hautbois (+ cor anglais), 5 clarinettes (+ clarinette basse et petite clarinette), 4 bassons (+ 2 contrebassons), 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, 1 tuba, 6 timbales (2 timbaliers), caisse claire, grosse caisse, cymbales, tam-tam, glockenspiel, tambour ténor (militaire), harpe, cordes. Une orchestration similaire à la celle de la 9ème symphonie.
La composition de l'adagio achevée apparaît plus construite, raffinée et moderniste que celle des grands mouvements du groupe des symphonies instrumentales 5 à 7 où parfois la complexité un peu brouillonne déroute par la surenchère orchestrale ; finals des 6ème et 7ème symphonies hypertrophiés et un chouias braillards. Si j'écrivais précédemment que Mahler ne retouchait guère ses œuvres terminées, nous constaterons qu'avec l'adagio initial, une nouvelle étape esthétique voyait le jour. À l'opposé, les esquisses étaient profondément retouchées pendant la phase d'orchestration et les choix de Cooke ou d'autres musicologues resteront donc toujours un mystère quant à leurs pertinences. C'est de la très belle musique, mais qu'en aurait pensé l'exigeant compositeur ?

1 - Andante — Adagio : Hormis la 1ère symphonie Titan et la 8ème, les symphonies de Mahler commencent de manière rythmée, recourant à une marche funèbre ou à une procession. Là, nous écoutons un thrène de 16 mesures joué par les altos seuls à l'unisson. Très curieusement, une anacrouse donne le sentiment que la mélodie existait déjà et vient de nous parvenir, de nous convier à partager les sombres réflexions d'un Mahler en proie au mal-être sentimental et existentiel, comme toujours pourrait-on dire mais dans un langage rénové. Le timbre râpeux des altos donne à cette longue introduction une sonorité glaciale. Ce prélude introverti et funèbre était déjà expérimenté dans la 9ème symphonie. Au refus rageur de la mortelle destinée, thématique récurrente dans ses œuvres précédentes, se met en place une forme d'acceptation douloureuse. [1:11] Le premier thème surgit aux cordes et aux trombones, il conserve le ton méditatif de l'introduction mais dans une tonalité dissonante et angoissante. [2:44] Une troisième idée hiératique, scandée par des pizzicati, heurtant l'écoute par la superposition de dissonances, évoque un éveil chassant les songes ténébreux et relativisant la détresse du moment : maladie, infidélité d'Alma à qui Mahler veut tant pardonner. Ces successions d'expositions de thèmes suggère une forme sonate. Ce n'est guère le cas. Mahler nous offre d'emblée ses motifs de développement, rien de plus. Ces thèmes ne donnent pas lieu à des reprises au sens strict, ils s'entrecroisent, se combattent, cherchent une voie pour trouver une raison de vivre. L'orchestration aux couleurs versatiles assure la diversité du propos, les instruments traduisent ses pensées confuses par une succession frénétique de solos. Mahler est un homme perdu et éperdu. Tel sera le discours jusqu'à l'ultime note, discours au phrasé aux accents déchirants, aux traits acides des cordes, aux exhortations clamés par les bois qui s'opposent.
[15:50] Nouvelle étrangeté formelle : brutalement les tensions disparaissent et laissent libre cours à une méditation aux violons d'une rare intimité. Une quiétude et une abnégation enfin retrouvées ? Il n'en est rien et pour traduire sa fureur contenue qui explose enfin, Mahler fait jaillir (le mot est faible) un cluster ff de neuf notes rondes tenues, cluster hurlé en tutti par l'orchestre dont les arpèges de harpe, les chorals de cuivres, les clameurs désespérées des trompettes [16:44]. Deux tonalités s'opposent et renvoient aux expériences sur le mode tonal de Debussy. Le tutti est repris après une tentative de résolution de ce rugissement pathétique où s'entrechoquent de manière incertaine et absurde des micro motifs disparates. L'abandon des règles mélodiques à ce stade fait songer au Pelleas et Mélisande de Schoenberg mais avec des effets flippants, moins noyés dans un brouillard instrumental. [18:05]  Impossible d'aller plus loin dans la révolte, on peut s'interroger si la douceur de la longue coda qui suit n'est autre qu'une déclaration d'amour et de pardon, ou la froideur glaciale de l'abandon ? À mon sens, Mahler signe là la fin définitive des influences postromantiques dans son œuvre.


La mort - Egon Schiele (1890-1918)
2 - Scherzo. Schnelle Vierteln : [24:03]  Mahler avait déjà révolutionné la forme scherzo depuis ces premières symphonies. Celui de la 1ère symphonie "Titan" copiait la forme académique (un menuet, mais deux thèmes, tant dans le scherzo que dans le trio), mais avec plus de fantaisie a contrario de la rigueur austère de ceux de Bruckner. Dans la 9ème symphonie de 1907, les deux immenses adagios encadraient déjà deux mouvements très animés aux allures de scherzo, mais l'appellation avait disparu. Dans ce scherzo I de la 10ème, d'une durée d'une douzaine de minutes pour 522 mesures, la thématique de l'amour de la terre, des fêtes paysannes, de l'évocation des temps heureux, reprend ses droits après le mortifère adagio initial. Il comprend 9 sections, plus une coda, et intègre deux trios. Les variations de rythme au sein même des mesures (pulsations) apportent un esprit caustique qui rappelle le rondo burlesque de la 9ème. Laissons-nous entraîner par cette musique au ton bucolique et fantasque. L'esquisse comportait une ébauche d'orchestration, à l'écoute de la partition de Cooke qui a su bien exploiter ces indications, pas d'erreur, l'univers du Naturlaut (son de la nature) égaille ce scherzo. [25:30] On appréciera la rutilante et cocasse orchestration de la reprise du scherzo, aussi peu da capo que possible. [27:13] le premier trio danse langoureusement tel un ländler, un accès de sensualité est encore possible. [29:17] Reprise 1 du scherzo toujours aussi farfelu avec son solo de tuba et de subtiles variations. [32:43] Le second trio se veut plus nocturne que le premier, chorégraphique certes, mais empreint de nostalgie. [33:58] 3ème reprise du scherzo elle aussi pour le moins personnalisée suivie d'une ardente coda dans laquelle domine la fanfare des cuivres.

3 - Purgatorio. Allegretto moderato : [35:37] L'étrange et bref purgatorio était mentionné sur la partition Purgatorio oder Inferno. Mouvement énigmatique car l'esquisse est surchargée de citations en référence à la mort jusqu'à "Ô Dieu, ô Dieu pourquoi m'as-tu abandonné ?" ou encore "pitié". De forme tripartite ABA, le morceau n'a rien de diabolique avec son sarcastique perpetuum mobile. L'étrange musique sautille de pupitre en pupitre, de bois en bois, très rythmée… Une seconde idée plus pathétique se fait entendre aux cordes graves. [37:04] Un "trio" anxiogène scinde le Purgatorio avec ses traits de trompettes du jugement dernier. [38:25] Le motif A est repris da capo hormis une coda pour le moins insolite regroupant entre autres sur trois mesures un double arpège énergique de la harpe et une descente au purgatoire des contrebasses… ! Mahler et son éternel cynisme et sens du mystère…


Couple amoureux - Egon Schiele (1890-1918)
4 - Scherzo. Allegro pesante. Nicht zu schnell : [39:40] Ce second scherzo avait-il une place très définie quand Mahler fut interrompu dans sa composition ? Par son climat de sabbat ensorcelé, oui, mais dans la progression expressive funeste attendue quant à l'élévation mystique précédant l'adagio qui conclut la symphonie, je me pose toujours la question. Il reprend la forme a priori complexe à deux trios du Scherzo I. Le matériau thématique très disparate oscille entre danse macabre, lamentations et exclamations coléreuses… La page de garde des esquisses du projet porte une annotation assez explicite : "Le diable danse avec moi", et à la toute fin Mahler écrira "Ah ! Dieu ! Adieu ma lyre !". La première mesure du final  enchaîné directement laisse très interrogatif : un surprenant et violent coup de tambour militaire voilé. On pense aux coups de marteaux clouant le cercueil à la fin de la 6ème symphonie "tragique" ou une porte qui claque au nez d'Alma, la coda ayant pris les allures d'une ultime danse (ländler) en pleine dislocation, une danse de rupture… (Battement de tambour de deuil, un souvenir partagé avec Alma lors de l'hommage rendu à un pompier victime de son devoir à New-York semble-t-il.)

5 - Finale. Langsam, schwer : [51:31] Requiem, de profundis, lacrymosa, mais aussi in paradisium… Rhétorique des différents passages des messes des morts mêlant peur, larmes, mais aussi espoir d'une libération des souffrances terrestres… Un vocabulaire liturgique qui me vient à l'esprit à l'écoute de cet adagio à la fois extatique et effrayant. Contrairement au récit musical des deux scherzos où se succèdent les chagrins et les emballements dans une évidente indécision, le final va se structurer de sections en sections, un voyage mystique chaotique vers l'éternelle sérénité. Inutile de préciser que l'écriture est complexe et pourtant très lisible, l'un des mouvements de 25 minutes les plus aisés à écouter du compositeur, chaque épisode faisant appel à des thèmes déjà présents dans les quatre mouvements précédents, notamment le purgatorio qui montre ainsi son vrai rôle : assurer dans l'œuvre la frontière entre l'évocation concrète de la vie terrestre et des sentiments humains au quotidien et la tentative d'exprimer par l'abstraction, musicalement parlant, la confrontation de l'artiste face à l'angoisse du néant et à la spiritualité.
Principaux passages. Après le coup de tambour, le prélude morbide met en jeu les deux contrebassons, un basson, les cors, le tuba et, toutes les quatre mesures, un coup sf du tambour militaire. C'est gai ! Un premier thème inattendu prend son envol : le chant séraphique de la flûte soutenue par les violons et la harpe qui tourne le dos à l'abîme des premières mesures. Ce thème va servir de leitmotiv dans tout l'adagio. Repris aux cordes, aux cors (aux violons plus tard à [1:06:40])… La lumière et le repos angélique de l'au-delà ?
Le développement s'étire sans fin autour de ce thème malgré les tentatives de ruptures marquées par les coups de tambour ou les citations tragiques qui s'interposent [58:07]. [59:14]. La grande section très animée renvoie aux débordements colériques du scherzo II. Pourtant, elle semble chanter la vie en métamorphosant de manière ironique le lugubre thème introductif initial puis le chant de flûte qui est rejoué par une trompette au lointain. [1:03:27] Le destin et la damnation tentent un denier assaut en faisant rejouer rageusement par l'ensemble des cuivres le cluster de l'adagio initial, un destin qui s'acharne quelques mesures, en vain… De péripéties en péripéties, la symphonie s'achève sur une acceptation du destin à venir. Quand ? Peu importe. Et puis au-delà de l'acceptation, il y a le pardon et la réconciliation avec l'amour de sa vie. Mahler écrit en fin d'esquisse : " Vivre pour toi ! Mourir pour toi ! Alma !". (Pas de partition complète disponible.)


~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

La discographie se limite à 35 versions disponibles dont 23 dans l'édition de Cooke. C'est très peu pour une symphonie de Mahler. Les réussites marquantes ne sont pas légions. Comme le souhaitait le musicologue et ses deux étudiants fans de Mahler (Colin et David Matthews) qui participèrent à l'élaboration de la version la plus achevée, la Cooke II, il faut jouer du Mahler pas du "moi" ; excellente remarque et grande marque d'humilité… Simon Rattle l'a bien compris, d'autres, même des grands comme Kurt Sanderling beaucoup moins. Bigre que c'est massif…
Les deux interprétations pour EMI de Simon Rattle sont des références à la fin du XXème siècle. Hélas seule celle écoutée ce jour et gravée avec l'orchestre de Bournemouth est disponible dans des éditions à prix réduit. Celle avec la Philharmonie de Berlin n'est disponible qu'en MP3 ou d'occasion, no comment. Une réédition régulière sur CD s'impose, les couleurs des instrumentistes de Berlin sont sublimes… (EMI – 6/6 et 5/6)
Je conseille pour compléter ce billet : l'interprétation de 2008 de Daniel Harding à la tête de la Philharmonie de Vienne qui, on va finir par le croire, semble vraiment être le meilleur orchestre de la planète. Et puis quelle intelligence et quelle ironie de bon aloi de la part du jeune maestro, prise de son excellente. (DG – 6/6). (Deezer)
Et enfin, une autre adaptation due au musicologue américain Clinton Carpenter (débutée en 1949, et copieusement révisée en 1966) a donné lieu à plusieurs gravures. C'est une curiosité dans le sens où, à l'inverse du très scrupuleux Deryck Cooke, Carpenter ajoute des notes, élargit l'orchestration, traite certains passages à sa manière, c’est-à-dire réédite les "défauts" parfois critiqués des symphonies instrumentales 5 à 7. Le disque de David Zinman avec son orchestre de Zurich s'impose sans mal dans les enregistrements de cette symphonie de Mahler ou plutôt de Carpenter (RCA – 4/6). (Deezer)




3 commentaires:

  1. Longue et détaillée notice, merci !
    Cela dit, on reste avec cet "achèvement" dans une perspective forcément aléatoire, et on ne saura jamais si les trois derniers mouvements correspondent à ce qu'aurait écrit Mahler. Personnellement, je ne l'écoute quasiment jamais, hors l'adagio, et quand je le fais, c'est dans la version Zinman, relativement dégraissée.
    Je crois comprendre que tu aimes bien Rattle, qui est loin d'être mon chef préféré : je le trouve souvent un peu "gris", peut-être est-ce lié aussi à des prises de son EMI pas toujours exceptionnelles ? Mais même en concert avec Berlin, le manque de "couleurs" est parfois patent -je ne les ai entendus qu'une fois en concert sous sa direction, cela étant- et les spécialistes de cet orchestre signalent en général une baisse de qualité de l'orchestre durant son mandat -ça reste à démontrer : peut-être est-il simplement rattrapé par d'autres orchestres qui ont beaucoup progressé, d'une part, et les "normes" et options interprétatives ont quelque peu évolué depuis le décès de Karajan, d'autre part-.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Est-ce vraiment du pur Mahler ? Nous posons tous les deux la question, forcément et nous ne sommes pas les seuls…
      J'avais beaucoup aimé l'adagio par Zinman qui allégeait le trait, exact. Le reste, de Carpenter, je ne me répète pas…
      Oui j'aime assez Simon Rattle, mais plutôt par ses choix qui sortent du grand répertoire habituel comme Beethoven ou Sibelius… D'ailleurs, les deux chroniques sur des ouvrages ambitieux sont consacrées à John Adams et à cette 10ème de Mahler peu jouée dans la version Cooke, aucun des deux commentaires ne concerne un disque réalisé à Berlin… Les autres papiers sont des amuses bouches estivales du fait que je disposais d'une vidéo…
      Je l'ai entendu une fois diriger Berlin : la Nuit transfigurée de Schoenberg (magnifiques cordes) et le Scare (plus habituel). J'ai entendu la philharmonie de Vienne dirigée par Gergiev, là encore une sonorité de grand luxe. Parfois on concert, il y a des hauts et des bas. En haut : Gewandhaus de Leipzig – Ricardo Chailly – Nelson Freire (concerto 1) et déception cruelle : Pelleas de Schoenberg par la Staastkapelle de Dresde et Thielmann (Ein großes Sauerkraut). Mais comme tu le dis, les orchestres surtout américains ou british n'ont pas à rougir : Cleveland, Chicago, San-Francisco… etc.

      Supprimer
  2. Le dernier mouvement de cette 10ème est un des ceux dont je ne me lasse pas dans l'œuvre de Mahler. Je n'aime pas trop Rattle en général, par contre la version à laquelle je reviens toujours, pour cette dixième, est celle d'Inbal. Portée aux nues à sa sortie, cette intégrale est volontiers dénigrée actuellement, jugée trop "froide", trop "clinique". La musique de Mahler est déjà bien chargée émotionnellement parlant, surtout dans ce finale, pour qu'on ait pas besoin d'en faire trop. Et Inbal, tout en sobriété, fait chanter, et hurler, et geindre cette musique, dont on ressort comme on sort de l'écoute du largo de la 5ème de Chostakovich par Haitink : à genoux, les yeux humides...

    RépondreSupprimer