samedi 25 janvier 2020

VAUGHAN-WILLIAMS – Symphonie N°6 (1944-47) – Sir Adrian BOULT (1967) - par Claude Toon



- Il y a des soldes ou des promos sur la musique anglaise M'sieur Claude ? Les variations Enigma d'Elgar par M'sieur Diablotin il y a peu, Vaughan-Williams aujourd'hui…
- Des soldes ! Enfin Sonia, je préfère comme notre ami parler de promotion de la musique anglaise si mal connue en France, doux euphémisme…
- Ah, ça fait un bail que vous nous avez proposé une symphonie de ce compositeur M'sieur Claude, en 2017, la 4ème. Il y en a combien ?
- Neuf, le fameux nombre fatidique qui terrorisait Mahler. Les symphonies N°3 à 6 sont les plus passionnantes à mon sens…
- Ô çà, il va falloir le justifier… Comme M'sieur Diablotin à propos d'Elgar vous semblez apprécier Sir Adrian Boult, souvent cité dans les billets classiques…
- Ce chef à la longévité désarmante a été un grand serviteur de la musique anglaise ; il fut d'ailleurs le créateur ce cette œuvre en 1948… La discographie est pléthorique !

Ralph Vaughan Williams âgé
C'est dingue ! On imagine en France que l'Angleterre n'est pas le creuset de compositeurs talentueux comme l'Allemagne-Autriche, l'Italie ou la France. Certains citent Haendel pour faire intello alors que l'auteur du Messie était allemand, et éventuellement Purcell grâce à un air du froid tiré de son semi-opéra King Arthur et cuisiné à divers sauces pop (Klaus Nomi, Sting). Ah si, on pense parfois à Benjamin Britten dont les opéras font quand même partie du répertoire des scènes lyriques. Pourtant Le compositeur le plus inventif et prolixe de la perfide Albion reste à mon sens Ralph Vaughan-Williams dont la longévité (1872-1958, soit 86 ans) lui permet de franchir le seuil du postromantisme vers la musique moderne. Il est donc contemporain de Sibelius et de Richard Strauss ; ah oui quand même. Si la musique orchestrale du finlandais (dont 7 symphonies) et du Bavarois (Poèmes symphoniques et opéras majeurs) est maintenant bien jouée même dans l'hexagone, rien à battre des grandes pages du britannique…
Dans l'index, vous trouverez des liens vers des chroniques parlant de concertos, de jolies pièces de genre comme The Lark ascending (L'envol de l'alouette pour violon et cordes) et des symphonies 3 & 4, deux chefs-d'œuvre du XXème siècle. Pourquoi l'homme ne s'impose pas ? Sans doute parce qu'il n'appartient à aucune courant officiel comme l'École de Vienne. Ô, et puis jusqu'en 1945, on ne joue pas de la musique anglaise, l'ennemi héréditaire, alors en France, avec un intérêt en berne pour l'innovation musicale, vous pensez… Et après le Brexit, là c'est la mort assurée pour la nuit des temps… Et oui, je râle, je râle… La biographie détaillée et sans polémique (c'est la mode) est à lire dans le billet sur la 3ème symphonie. (Clic)
Passons aux symphonies. Contrairement à Brahms, Sibelius ou Bruckner, le parcours est hétérogène. La 1ère symphonie sous-titrée "Sea symphony" se présente comme un oratorio longuet avec chœur, style dont raffolent nos amis british. La 2ème sous-titrée "London" ne brille pas par des thèmes attachants. Encore un sous—titre que n'aurait pas choisi son auteur ; une manie fréquente des éditeurs.

Londres fracassés par la Luftwafe
Les symphonies 3 à 6 sont passionnantes voire bouleversantes. La 3ème dite "pastorale" n'est autre qu'un Requiem mystique écrit pendant et après le carnage absurde des tranchées à laquelle a participé Vaughan-Williams. Pourquoi "pastorale" ? Le compositeur est connu pour ses pièces impressionnistes aux accents bucoliques, des petits moutons broutant l'herbe grasse du Gloucestershire. Bizarre donc d'imaginer des pâturages verdoyants à l'écoute des mouvements aux tempos méditatifs et lugubres de la symphonie… Vaughan-Williams revendique le statut de "musique pure" pour ses symphonies, à juste titre.
Férocité, pressentiment, tissu mélodique apocalyptique forment la quintessence de la 4ème symphonie (Clic). D'un style apocalyptique en opposition totale avec la 3ème, cette partition rageuse de 1931 traduit l'angoisse prémonitoire du compositeur persuadé qu'en ce début de crise économique mondiale, le slogan "la der des ders" à propos de la guerre de 14-18 n'était qu'une utopie. Certains musicologues considèrent cette œuvre glaçante comme l'une des symphonies les plus réussies depuis celles de Beethoven ! Quant à la 5ème, composée entre 1938 et 1943, elle opère un retour musical à la quiétude de la 3ème, sans titre, elle suggère une intense et énigmatique réflexion intérieure, peut-être un message de paix alors que l'Europe et le monde se déchirent dans un nouveau bain de sang. Chronique à venir…
Et nous voici en 1944-1947. L'Europe est un champ de ruines, nazis et japonais ont anéantis des populations entières dans leurs camps d'extermination et, à Hiroshima, l'atome a enclenché une nouvelle terreur absolue, celle de l'extinction de l'humanité. Vaughan-Williams s'est défendu d'avoir écrit sa symphonie violente et cynique comme un avertissement explicite. Les critiques cherchent souvent des repères concrets pour influencer le public. La 8ème symphonie de Chostakovitch, contemporaine, s'était vue affublée du sous-titre "Stalingrad" par les autorités à des fins patriotiques alors que, comme cette 6ème de Vaughan Williams, la volonté de railler par l’abstraction l'absurdité d'un monde barbare sans recours à des effets musicaux descriptifs est évidente. Je ne sais si les deux compositeurs se connaissaient, mais la similitude dans l'expression du désarroi face à la chute en enfer de l'humanité est manifeste. Personne n'attendait de la part du compositeur âgé de 75 ans un ouvrage aussi aride et pamphlétaire. Créée en avril 1948 par Adrian Boult, la symphonie rencontre un grand succès. Avant la fin de l'année Serge Koussevitzky fera découvrir l'œuvre à Boston, Pittsburgh et Chicago ! Leopold Stokowski dirige le premier enregistrement en 1949 à New-York pour CBS.

Le cycle des quatre symphonies marquantes de Vaughan Williams se termine ici, même si l'homme a encore 11 ans à vivre. La 7ème logiquement nommée "Antartica" est la compilation instrumentale d'une musique de film dédiée à illustrer L'Épopée du capitaine Scott. Ô ça jette, mais bon… Les 8ème et  9ème, ouvrages tardifs sont plus anecdotiques dans le sens où on discerne surtout un compositeur octogénaire toujours épicurien qui s'amuse avec des formes et des orchestrations très farfelues. Je ne pense pas que ces symphonies aient été jouées en France ? Du moins, je ne trouve aucune trace, dommage car Vaughan-Williams avait perfectionné son sens de l'orchestration auprès de… Maurice Ravel !!! Quelques hits pour compléter des programmes de concert, rien de plus… Tiens, en 2017, Sofi Jeannin, mezzo et cheffe de chœur suédoise a dirigé avec la Maîtrise de Radio France Folksongs of the Four Seasons de Vaughan-Williams et la peu connue Messe en ré majeur de Dvorak. Merci Madame 😊.
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Depuis 1922, Adrian Boult est l'un des créateurs fidèles des symphonies de Vaughan-Williams (1922 pour la 3ème, 1935 pour la 4ème, mais c'est le compositeur qui assurera lui-même la première exécution de sa 5ème symphonie en 1943. Mais voici de nouveau Adrian Boult en avril 1948 à la tête de l'orchestre de la BBC pour créer la nouvelle symphonie, nouvelle dans tous les sens du terme.
La longue carrière de ce maestro disparu à 92 ans se termine juste après la décision de ne plus diriger… Son répertoire était très large, même si il s'attache à promouvoir la musique de ses compatriotes : Walton, Elgar, Bax… Sa biographie est à lire dans l'article présentant le concerto pour violoncelle de Dvorak interprété pour EMI par Mstislav Rostropovitch (Clic).
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Adrian Boult vers 1950
L'orchestration met en jeu un effectif moderne et luxuriant :
2 flûtes + piccolo, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes, saxophone ténor, clarinette basse, 2 bassons, contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, caisse claire, triangle, grosse caisse, cymbales, xylophone, harpe (voire 2), cordes. En un mot, l'orchestre de Prokofiev ou de Chostakovitch.

1 - Allegro : Les premières mesures de l'allegro, d'une puissance minérale presque barbare, suggèrent deux allégories : la chute de l'humanité dans l'abîme de  l'autodestruction ou encore le mythe de Sisyphe, personnage mythologique grec condamné à hisser une lourde pierre en haut d'un sommet, pierre retombant éternellement dans le gouffre, etc. Parmi plusieurs interprétations, j'y vois le symbole affligeant d'une humanité qui semble ne jamais vouloir apprendre de la tragédie précédente ; dans le contexte : la tuerie des tranchées puis, un quart de siècle plus tard, nouveaux carnages et génocides planétaires se terminant dans l'effroi à Hiroshima et Nagasaki. Certains musicologues associent cette terreur atomique ultime à la genèse de la symphonie, principalement par la violence de son introduction. Vaughan-Williams s'en défendait et je partage sa vision plus générique même si l'apocalypse nucléaire était un choc (Plutonium symphony de Glass). Le compositeur se défendait de tout raccourci : "Il me semble que les gens n'imaginent jamais que l'on veuille juste écrire un morceau de musique". Donc, pas d'illustration objective de la folie guerrière, plutôt l'expression d'une angoisse existentielle face à l'absurdité de la vie, idée développée par Camus, précisément dans le Mythe de Sisyphe. Il est fréquent que les critiques et éditeurs essayent en toute bonne foi d'aiguiller le mélomane sur une piste descriptive. Exemple connu : La 8ème de Chostakovitch sous-titré "Stalingrad", soi-disant pour honorer la victoire soviétique alors que l'œuvre est un pamphlet douloureux en hommage aux soldats martyrs de l'armée rouge trahis par des dirigeants incompétents.
mythe de Sisyphe
Ladite introduction déroutante nous prend à bras le corps sauvagement : par cinq fois l'orchestre au complet hurle un motif en forme d'arpèges descendants, chacun conclu par un roulement de grosse caisse. Attention chaque motif diffère subtilement du précédent pour accentuer l'effet de chaos. Vaughan-Williams distribue des tonalités différentes sur les portées : mi mineur, si mineur, fa # mineur et même do majeur !! Le chromatisme est abondamment utilisé. Vaughan-Williams ? Un compositeur tonal à l'ancienne ?! Pas vraiment… il prend encore plus de liberté que l'École de Vienne ancrée sur le sérialisme. Quant à l'indiscipline mélodique dans les arpèges furieux et glaçants, le compositeur montre que la forme sonate n'a pas sa place dans cette œuvre en aucun cas divertissante ni d'écoute facilitée par la répétition de thèmes. [0:49] Après les furies appuyées de cuivres et de cordes, une nouvelle "idée" se développe. (Ne parlons surtout pas de thème, il n'y en aura pas vraiment dans l'ouvrage, plutôt des groupes mélodiques aux intentions émotionnelles similaires pour assurer la cohérence du propos.) Sur le martèlement de la caisse claire, une mélodie déchaînée et décousue, à l'image d'un monde en plein chaos, assure la transition vers une seconde partie plus calme à l'humour noir que n'aurait pas renié son confrère russe. [1:24] Un changement de discours en faveur d'une marche drolatique bien cynique. Musique pure certes, mais l'obscure cocasserie témoigne d'un état d'esprit bien noir chez un compositeur souvent associé à l'évocation des petits moutons ou aux gags musicaux comme le concerto pour tuba (Clic).
L'humour anglais connaît ici ses limites dans la facétie. La partition propose un tissu mélodique très mouvant, Maggy pense à une musique de film dramatique, ça se défend. Vaughan-Williams va jouer dans tout le mouvement sur les ambiguïtés, le mélomane est soumis à un effort intense de mémorisation pour suivre ce ballet mortifère et ironique. Même Chostakovitch n'ira pas aussi loin dans la pitrerie, il ne pouvait guère se le permettre face à la dictature stalinienne, exception la 9ème. [6:24] Surprise de taille pour la conclusion, quasiment sans transition le compositeur nous entraîne dans un tableau pastoral pour le moins inattendu ; le souvenir des temps heureux à déguster jour après jour tant que cela se pourra. L'espoir sera-t-il déçu ? On y songera lors de la coda : [7:53] une reptation alanguie et lugubre de l'effrayant motif initial.

2 - Moderato : [V2 – en réalité, tous les mouvements sont enchaînés] Pour la traditionnelle sérénité fréquente dans un mouvement lent, il faudra attendre. Nous écoutons plutôt une marche funèbre rythmée par un motif obsédant et syncopé de trois notes (2 doubles croches et une croche) joué aux cordes ou à la caisse claire. Le moderato exclut la thématique, place à une nostalgique mélopée qui exploite ce motif de trois notes qui sera le leitmotiv à partir duquel Vaughan-Williams construira un de profundis. Là encore, il recourt à un chromatisme élaboré qui ne détermine aucune émotion précise autre qu'une complainte évoluant inexorablement vers un crescendo désespéré ponctué par un climax tragique. Peut-on parler de colère ? Le calme revenu, les larmes du cor anglais concluent le moderato.

William Turner : squelette chutant d'un cheval
3 - Scherzo (Allegro vivace) : [V3] Une frénétique diablerie orchestrale débute ce scherzo. Les passages colorés d'interventions du xylophone et du triangle font vraiment penser à la goguenardise de Chostakovitch. Le compositeur soviétique était très joué dans les pays anglophones pendant le conflit planétaire. Le trio n'échappe pas à ce style sardonique grâce à un solo insolite du saxophone, instrument rare dans le monde symphonique. Le scherzo, si c'en est un, se termine dans un impertinent charivari avec quand même une vague, mais discernable, symétrie traditionnelle.

4 - Epilogue (moderato) : [V4] Peu de commentaire sur l'un des finales les plus étranges de l'histoire de la symphonie. Une litanie s'étire paisiblement, essentiellement aux cordes. Là encore pas de motif, pas de continuité logique et structurée avec rigueur. A chacun sa propre perception  en écoutant ce mouvement lent, sans variation de tempo, d'inflexion ou de nuance sonore, le ton restant imperturbablement pianissimo. Vaughan-Williams libère nos sentiments de toute influence. La mort ? Le rêve ? Mystère ? Hermétique à coup sûr mais envoutant. Les solos diaphanes des flûtes et picolo [V4-2:45], puis des cors suivis des clarinettes [V4-3:09], etc. et les frémissements des cordes ne peuvent qu'émouvoir
Beaucoup considèrent la 6ème symphonie du maître comme son chef-d'œuvre symphonique, et même l'un des modèles du genre au XXème siècle. Vous connaissez ma prudence face à ces étiquettes. La plus moderniste sur le fond et la forme de Vaughan-Williams, à coup sûr. Quoique plus farouche dans l'écriture, la mélancolie qu'elle porte dans son discours sépulcral est à rapprocher du climat étouffant et onirique de la 15ème symphonie de Chostakovitch de 1971 ; c'est tout dire… 
(Partition)

L'interprétation de Adrian Boult et pour une écoute de meilleure qualité sonore, celle de Bryden Thomson :


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La discographie est abondante et dominée par les gravures d'Adrian Boult, notamment celle écoutée ce jour à l'époque où le maestro dirigeait la Philharmonie de Londres, ne serait-ce que par sa qualité sonore. L'enregistrement de Leopold Stokowski de 1949 à New-York est à connaître pour sa clarté, son articulation épique, une bacchanale bien dans le style extravagant du chef. (Sony – 6/6). J'admire la probité de Boult, mais j'adore la dérision agreste de Stokowski. Les ingénieurs du son ont fait des merveilles pour cette gravure monophonique ancienne. En complément, la 4ème symphonie dirigée par Dimitri Mitropoulos tout aussi habitée.(Clic)
Une évidence : des enregistrements rivaux nous viennent des chefs anglais spécialistes de cette musique. En premier lieu, celle de Bryden Thomson (Clic) avec l'orchestre symphonique de Londres dont la prise de son est époustouflante de clarté. Une conception moins rigoureuse que celle de Boult, on ne peut pas tout avoir (Chandos – 5/6). Même orchestre, même label, autre chef de grand talent et mal connu dans l'hexagone, Richard Hickox, (Chandos – 5/6). Bien entendu, toujours le même problème avec le label anglais, des merveilles, mais une durée de vie bien courte au catalogue et des tarifs assez dissuasifs. Plus abordable question prix, on termine sur une belle réalisation d'Andrew Davis avec l'orchestre de la BBC, énergique quoique parfois chaotique mais là encore une prise de son moderne (Warner – 5/6)

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