- Et bien M'sieur Claude… Un
album avec trois compositeurs différents dont deux nouveaux, ce n'est pas dans
vos habitudes…
- Un album un peu mythique,
la rencontre de styles similaires. Je vais uniquement parler de Arvo Pärt, le
compositeur estonien qui vend énormément de disques !
- Heuu, Glass, c'est la
musique minimaliste dont on a parlé souvent ces derniers temps avec Adams et le
dogmatique même si talentueux Steve Reich… Idem avec Arvo Pärt ?
- Tabula rasa de Pärt est
une forme de concerto qui marque la transition du compositeur adepte du sérialisme
vers une forme de musique minimaliste qui lui est très personnelle…
- Le piano a un son
bizarre, il est tombé dans l'escalier avant la session ? hi hi ?
- Non Sonia, c'est un
piano préparé, une technique de verrouillage des cordes que je vais réexpliquer
et qui donne ces sonorités zarbies. Sacrée Sonia… l'escalier, ha ha !
Premier
papier dans le Deblocnot consacré à Arvo Pärt,
un compositeur extrêmement populaire en occident et dont les ventes de disques
rendraient même jalouses certaines stars déclinantes du rock ou de la pop. Phénomène
curieux pour l'œuvre très mystique de cet homme employant qui plus est les langages déroutants
que sont le sérialisme ou le minimalisme. Attention, nous parlons de mysticisme
et non de religion au sens uniquement liturgique. Et dans notre monde où
l'attente d'une musique New âge venue des sphères, la recherche de mélodies
planantes à des fins de méditation et de relaxation, Arvo
Pärt rencontre un franc succès chez les amateurs de soirées à tendance sophrologique rythmées
par les tambours tibétains… Sans aucune ironie, Arvo Pärt représente l'antithèse absolue
des forces sonores telluriques de groupes comme AC/DC
ou, pour rester dans l'univers "classique" : celles de Liszt, Scriabine
ou du très catholique Bruckner,
tous adeptes de musique fortissimo à décoller la tapisserie, excitation à
éviter avant d'aller se blottir dans les bras de Morphée. Par ailleurs
l'extrême simplicité et la pureté de la musique du compositeur estonien permet
d'atteindre les cœurs les plus endurcis ; on ne rencontre aucun
intellectualisme ou une écriture moderniste sophistiquée comme chez Messiaen,
Boulez ou Kaija
Saariaho, la compositrice finlandaise. Des musiques attachantes
voire géniales mais plus difficiles à adopter, il est vrai…
Arvo Pärt est né en 1935 en Estonie. Il est important, pour comprendre son parcours difficile de regarder dans quel climat
politique et culturel a grandi l'enfant et le jeune compositeur, de rappeler l'histoire
moderne de ce petit pays, le plus nordique des trois États baltes. La côte nord marquant
l'entrée du golfe de Finlande face à la côte sud de la province finlandaise de
Carélie. Au fond du golfe, la grande ville de Saint-Pétersbourg renommée
Leningrad à l'époque. Par sa situation, la patrie de Arvo sera une région martyre des guerres et
des révolutions du XXème siècle. Dès 1934, l'URSS de Staline a installé
un régime dictatorial strict. 1939 :
la guerre éclate. Pacte germano-soviétique oblige, l'Estonie devient russe. 1941,
les estoniens sont presque soulagés de voir les nazis chasser les russes. Ils vont
déchanter. En 1944, le pays est à
genou. Malgré la résistance à l'occupant, les soviétiques imposent une chape
de plomb qui ne se lèvera qu'en 1991. Cela dit, l'Estonie profitera néanmoins
d'un bon économique sensible après les ravages causés par le passage du front
germano-soviétique dans les deux sens…
Gidon Kremer |
Dès
1960 il compose ses deux premières symphonies en mode sériel. Idéal pour se
faire des ennemis. Son inspiration se veut par ailleurs religieuse, Arvo Pärt étant de confession orthodoxe. Décadence
bourgeoise occidentale, christianisme, sa musique n'a aucune place dans
l'univers soviétique…
En
1968, souffrant de cette relégation chronique
de la part des autorités, il abandonne le sérialisme et se tourne vers le
minimalisme imaginé par les compositeurs US souvent à l'honneur dans le blog
comme Philip Glass ou Steve Reich, des hommes de sa génération.
En parallèle, il se passionne pour la pureté des lignes mélodiques du plain-chant
grégorien et des musiques médiévales de Guillaume de Machaut
à Josquin des Prés. Arvo
Pärt n'aimera jamais écrire des partitions noires de notes et
expansives. Son langage cherche la légèreté et l'illumination.
En
1980, lassé de la censure dans un
bloc de l'Est en décomposition, il part en Autriche dont il obtient la
nationalité. La reconnaissance internationale arrive enfin, surtout aux USA
friands de musique d'essence métaphysique. Après la chute de l'empire
soviétique, il revient à Tallin. On l'a parfois classé dans la catégorie
"minimaliste mystique" à côté de Gorecki
(Clic).
Il suffit d'écouter la violence de la symphonie Copernic de ce dernier
pour douter d'un tel rapprochement.
Son
œuvre, immense, bénéficie d'une discographie abondante pour un compositeur
contemporain. La douceur et la sérénité de sa musique peut expliquer ce succès.
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Si
Arvo Pärt a écrit quelques symphonies ou
concertos, en un mot des formes classiques, il n'est en rien un formaliste. Son
style se libère de tout carcan en termes d'architecture.
Il
est d'usage de classer ses œuvres en trois époques chronologiques : le
sérialisme de 1956 à 1966, une période de transition de 1968 à 1976 où l'homme compose très peu (deux ouvrages) et enfin, à partir
de 1976, le mode tintinnabulum (j'expliquerai ce mot plus loin) fortement
inspiré du minimalisme. Tabula Rasa datant de 1977 est une forme de concerto grosso
caractéristique de ce nouveau style. Il est écrit pour deux violons solos, un piano
préparé et un ensemble de chambre pour cordes.
Piano préparé |
L'ouvrage
d'une petite demi-heure est dédié au violoniste letton Gidon
Kremer, un artiste au répertoire très éclectique et très investi
dans la révélation à un large public de la musique contemporaine. Nous avons
déjà rencontré cet artiste dans le merveilleux concerto pour violon
de Glass (Clic). Je vous invite à y lire sa biographie…
Contrairement
à ce qu'on peut lire, Gidon Kremer
n'a jamais enregistré Tabula Rasa avec Keith Jarett
au piano. Les deux hommes ont par contre gravé Fratres, également de 1977. Une pièce de musique libre comme
l'art de la fugue de Bach, l'une des idoles de Pärt, transcrite ici pour violon et piano et gravée pour
le label ECM.
Pour
l'enregistrement de ce jour, nous entendrons au second violon : Tatiana Grindenko et Reinut
Tepp au clavier du piano préparé. Le trio
est accompagné par l'orchestre de chambre Kamerata
Baltica dirigé par Eri
Klas.
L'album
titré Silencio est complété par
Compagny,
une œuvre pour cordes de Philip Glass
datée de 1983 et enfin Com in,
une très jolie suite de Vladimir
Martynov de 1988. Un
album paru chez Nonesuch vers 1983 et réédité en 2000. Je n'ai pas pu résister à l'ajout de la suite de Martynov disponible sur YouTube. Ce musicien russe né en 1946 est le mari de Tatiana Grindenko. Com in apparaît comme une œuvre tendre et néoclassique. Très relaxante. Un programme d'une grande cohérence pour ce disque.
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Tatiana Grindenko, second violon |
1 – Ludus - Con moto :
(Ludus = jeu en latin). La première mesure
surprend. Les deux violons déchirent le silence en jouant un accord à
l'octave ff ! Puis, le silence,
relativement prolongé pour une introduction, reprend ses droits. Le silence, peu
utilisé à l'époque classique et romantique bénéficie d'un recours en grâce à
notre époque. Webern le définissait
comme l'une des quintessences de la musique. Ce premier mouvement, très ludique
va enchaîner de nombreuses variations, des cadences, des canons et surtout des
silences… Rien à voir avec la forme sonate chère aux compositeurs des périodes
classique et romantique.
Rien
n'est laissé au hasard dans cette musique, le travail sur le contrepoint est
pointu, la durée des variations successives obéit à une règle numérologique qui
n'est pas sans rappeler l'intérêt que portait Bach
à cette "mathématique" du solfège dans ses œuvres ; l'utilisation de
150 manières différentes du thème de l'art de la fugue. Doit-on étudier cette
technique savante pour apprécier et savourer cette musique ? Et bien en aucun
cas !
[0:15]
Sur un accompagnement des cordes les deux violons engagent un dialogue à armes
égales. Le minimalisme est bien là avec sa simplicité, son phrasé rythmé modulant
une thématique répétitive très simple et guillerette. Cette entrée en matière
est ponctuée par un premier accord du piano dans sa couleur naturelle. L'exposé
du thème (leitmotiv) par les violons est interrompu par un quadruple accord du
piano, mais sur les touches des cordes "préparées". La surprise est totale
lorsque l'on entend des sonorités proches d'un gong ou de cloches. Et voilà le
principe tintinnabulum
présenté plus haut (la "cloche" en latin). On imaginera un clerc
sonnant l'angélus au lointain. Expression des tintements, ces sons très
minimalistes qui rythment les heures au sens liturgique du terme. Le temps devenant
avec ses interventions cuivrées et les silences la marque du style onirique et
secret de Arvo Pärt.
Reinut Tepp au clavier et Eri Klas à la direction |
[7:02]
Une longue coda termine le mouvement. Un crescendo qui va initier un combat
farouche entre solistes, orchestre et piano. L'œuvre commencée de manière
poétique se termine à la fin de ce premier mouvement dans une furie dramatique,
des traits de violons cinglants et pathétiques, une frénésie qui gagne en
férocité mais jamais en précipitant le tempo. Je reviendrai plus loin sur
l'interprétation hallucinée de Gidon Kremer
et de ses compagnons. Une remarque s'impose d'emblée : non, on ne joue pas la
musique contemporaine n'importe comment…
2 - Silentium - senza moto [10:32] (Silencieux en latin) : Le second mouvement apparait beaucoup plus méditatif, le climat musical assurant un prolongement des jeux de timbres féériques entendus dans Ludus. Des arpèges sur le clavier préparé accompagnent le début d'une longue mélopée des deux violons qui, loin de s'affronter, jouent de concert et en canon ; les violoncelles les soutenant par leur sonorité soyeuse, une forme de continuo. Ludus était très rythmé. Là, le temps semble suspendu. Les silences ont disparu. La mélodie se développe telles des volutes de brume mordorées. Un moment de contemplation d'une douceur sidérale… Doucement, la musique va subir un serein decrescendo, s'assoupir dans un silence rêveur…
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L'interprétation
de Gidon Kremer et de ses amis me semble la
plus émouvante des diverses versions que j'ai écoutées. Un disque qui
démontre qu'au-delà d'un exercice de recherche expérimentale, la musique
contemporaine, quelque soit la sophistication et l'innovation du langage
requis, peut en premier lieu toucher le cœur et les âmes. Naxos, le petit label
innovant propose diverses gravures consacrées aux ouvrages majeurs de Arvo Pärt. Hélas, pour Tabula Rasa,
enregistré sous la direction du chef japonais Takuo
Yuasa, je suis très déçu par un phrasé sec et invertébré qui
dénature totalement la magie de la partition. A proscrire !
À
l'inverse, je peux conseiller un album de Gil Shaham
paru chez DG, une interprétation
enfiévrée bénéficiant d'une prise de son exemplaire. Un programme comportant
aussi une excellente 3ème symphonie.
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