- Eh, oh, M'sieur Claude… Quelle
idée d'écouter plusieurs CD en même temps : du baroque, du Mozart, du Boulez,
du machin… Vous cherchez quoi au juste ?
- Mais enfin Sonia, ce
n'est qu'un seul disque, un concerto grosso du compositeur Alfred Schnittke, un
hommage farfelu à tous les styles et époques musicales…
- Hum, c'est qui ce Schnittke
? Encore un de vos compositeurs inconnus que vous aimez nous faire découvrir…
- Un compositeur russe
moderniste du siècle dernier qui en a bavé des ronds de chapeau pour s'imposer,
une vie assez tragique d'ailleurs, mais une œuvre très originale.
- Admettons, mais est-il
beaucoup écouté ce musicien ? Il y a beaucoup de disques qui lui sont consacrés
?
- Pas en France, bien
entendu, hélaaas ! Mais oui, c'est une pointure presque comparable à Chostakovitch
dans d'autres contrées. Bon je vous raconte tout cela…
Alfred Schnittke (1934-1998) |
Je
m'attendais à ce que Sonia me fasse la remarque suivante "Si ce concerto
grosso exploite pêle-mêle tous les styles musicaux, cela doit pouvoir permette à
un néophyte de découvrir l'histoire de la musique classique très rapidement".
Ma réponse serait "Surtout pas !". Ce divertissement (pas
toujours) exige une familiarité certaine avec les œuvres de styles très divers.
Ma chère Maggy a été désarçonnée par un flot sonore entendu comme a priori totalement
décousu. Alfred Schnittke était un
chercheur, comme Varèse, ou d'une certaine manière Beethoven,
Bartók ou encore Debussy
et Stravinsky. Pour mieux comprendre la
nature de son travail, il faut découvrir son parcours tout aussi sinueux que
son style personnel.
Schnittke est né en 1934 dans la région de la Volga. Le bébé voit le jour à l'époque où
Staline et ses sbires vont jeter une chape de plomb et de terreur sur tout le
peuple russe, y compris les artistes et les intellectuels. J'ai souvent parlé de
cette période maudite dans plusieurs articles consacrés à Chostakovitch,
notamment à propos de ses 4ème symphonie (cachée
sous le boisseau pendant deux décennies) et 5ème symphonie.
La famille du garçon étant d'origine juive lettone, on y parle allemand et
russe. Pendant les années de guerre, l'enfant va voir les convois de déportés
partir pour la Sibérie, pour des raisons obscures à ses yeux. Il va en rester profondément meurtri.
Ce
n'est qu'en 1946, après la
capitulation, que la famille part pour Vienne et que le jeune Alfred va
commencer son éducation musicale. Il est fort surpris par cet univers musical
très riche qui contraste avec les œuvres souvent "officielles et
patriotiques" qui ont baigné sa découverte de la musique en Union Soviétique.
Son premier instrument est un accordéon et il prendra quelques cours de piano.
Il n'écoute rien et commence à faire des recherches sur l'harmonie des accords
en martyrisant le pauvre piano jusqu'à son propre épuisement. Sa voie est tracée,
il sera compositeur. Comme Schnittke
est d'une nature mystique, il va considérer ce choix comme une mission. Il a 14
ans ; drôle de petit bonhomme.
En
1948, départ pour Moscou où il
intègre le conservatoire et travaille la composition, le contrepoint et
l'instrumentation. Pendant ses études, Staline crève, Khrouchtchev lui succède et
lâche un peu la bride aux créateurs, mais pas trop (faut pas déconner), et
c'est ainsi qu'en 1961, pour son diplôme, Schnittke présente Nagasaki Oratorio
qui, jugé trop moderniste, sera joué en l'absence de public… Ce qui n'empêchera pas
les autorités d'exploiter l'ouvrage à des fins de propagande anti-américaine !
Gidon Kremer |
Pendant
la guerre froide, Schnittke va rapidement
abandonner un poste d'enseignant pour se consacrer essentiellement à la
composition et à la recherche d'un langage nouveau chez cet admirateur de Mozart, Schubert
et Mahler. Homme passionné et indépendant il
s'adapte mal au dictat de l'Union des
compositeurs soviétiques. Il n'obtiendra jamais en cette période un
visa pour l'Ouest. On le sature de commandes de musique de film pour limiter
son temps de composition avant-gardiste. Sa 1ère symphonie
se voit refuser une création à Moscou. Guennadi
Rojdestvenski (du même âge que Schnittke)
organise une première à Gorki (en province en un mot). Dans un train bondé qui
part de Moscou pour cet évènement, on trouve tout ce que la Russie compte de
musiciens assoiffés de liberté et de renouveau, Mstsislav
Rostropovitch entre autres. Schnittke
utilise dans sa symphonie un thème du 1er concerto pour violoncelle
de Chostakovitch. L'Ouest le découvre
grâce à des partitions qui s'échappent via des microfilms…
Petit
à petit, pour paraphraser Rostropovitch, la censure se
fait moins pesante dans un pays dirigé par des vieillards séniles ou poivrots
(parfois les deux) à savoir Brejnev,
Andropov et Tchernenko, tous les trois englués dans la guerre en Afghanistan,
la stagnation économique et la corruption. Les temps changent et Schnittke connaît un début de reconnaissance
tant en URSS que dans le monde d'où lui parviennent des commandes. C'est des
années 1976-77 que date le Concerto Grosso N°1. Il en écrira 6. Le dernier composé en
1993 était le complément du disque chroniqué il y a quelques semaines à propos
du concerto pour violon de Philip
Glass avec déjà Gidon
Kremer en soliste. Je rappelle que c'est
l'illustre orchestre philharmonique de Vienne
qui était dirigé par l'illustre Christoph
von Dohnanyi
pour ce CD. (Deux illustres valent mieux qu'un.)
Les années post-Perestroïka, et la liberté créatrice retrouvée, seront la période la
plus féconde pour Schnittke dans tous les
genres. La technique du compositeur repose sur le polystylisme. Attention pas le plagiat ou le néoclassicisme ou
néo-je-ne-sais-quoi… Non Schnittke
s'inspire des formes de diverses époques, du baroque au monde contemporain,
mais dans une écriture nouvelle faisant appel au résultat de ses recherches sur
les timbres. Ce principe n'appartient qu'à lui. Une école à lui seul, de la même
manière que le minimaliste appartient à un groupe restreint : Glass, Reich,
Adams, etc.
Des
années de souffrances débutent en 1985
par une série d'AVC à répétition. Il sera déclaré mort à plusieurs reprises
mais survira à des comas de plusieurs mois jusqu'en 1998 où l'ultime accident cérébral l'emporte à 63 ans à Hambourg où
il s'est établi en 1990. Les
derniers temps il compose de son unique main gauche. Quasiment ignoré dans
l'hexagone, Schnittke a répondu à des
commandes des plus grands comme Kurt Masur
ou le Concertgebouw d'Amsterdam. Pierre Boulez qui a régné sans partage sur
la musique moderne pendant cinquante ans n'a jamais joué une seule de ces œuvres
avec le Domaine Musical. Impardonnable ! La discographie est
immense, couvre tout son catalogue, et cela à l'initiative d'artistes de grands
talents hors de nos frontières.
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Pour
ceux qui doutent que Schnittke
soit un compositeur important et bien présent au disque, un site web
mentionne une sélection de 11 gravures, pas moins, de ce concerto grosso n°1,
dont 3 avec son dédicataire Gidon Kremer
comme violon solo. Pour tout savoir sur ce violoniste très impliqué en musique
contemporaine, rendez-vous avec le concerto de Glass (Clic). La première fut donnée avec Guennadi Rojdestvenski,
l'ami de Schnittke en 1982 ; nous
écoutons aujourd'hui la 3ème de 1991
pour DG avec Heinrich Schiff à la
direction. Heinrich Schiff nous avait
rendu visite lors de la chronique consacrée au quintette avec deux violoncelles
de Schubert publiée en 2014. Le violoncelliste
et chef nous a hélas quittés depuis, en 2016,
à l'âge de 65 ans. (Clic)
L'effectif
comprend, outre deux violons solistes, un clavecin, un piano préparé et 21
instruments à cordes qui peuvent jouer de manière individuelle, ce qui fait que
la partition oscille entre 3 et 30 portées suivant la nature de l'écriture !
- Dites M'sieur Claude, un
piano préparé c'est quoi ? Un truc de chez le traiteur ? hi hi hi…
- Ne ricanez pas
stupidement Sonia. Tss Tss !
Le
piano préparé est une idée du compositeur, poète et touche à tout John Cage qui date des années 30… L'idée
est de placer des objets : brides, vis voire des balles de tennis, etc, sur les
cordes du piano pour altérer les timbres et obtenir des sonorités bizarres et
mystérieuses. On ne fait pas n'importe quoi, la partition mentionne les
modifications à apporter de manière très précise.
Ci-contre
une photo qui donne un aperçu du dispositif pour une sonate de Cage.
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Heinrich Schiff |
Le
concerto grosso
porte bien son nom emprunté à Haendel,
Geminiani et aussi à des concertos qui ne
portent pas le suffixe grosso mais en épouse la forme comme le 1er
concerto Brandebourgeois ou les suites de Bach. L'œuvre qui s'exécute en une
demi-heure comporte six mouvements dont les indications métronomiques et
formelles sont héritées des termes employés en musique classique depuis des
lustres.
1 – Preludio (Andante) : Le piano préparé, sous les
doigts de Yuri Smirnov, introduit l'œuvre
à la manière d'un carillon. La main droite enchaîne des accords aigrelets et la
main gauche des notes graves aux timbres naturels pour un piano. L'opposition entre
ces deux types de sonorités donne le ton de l'œuvre. [1:06] Surgissant du
silence, les deux violons entonnent une complainte quasi funèbre rapidement rejoints
par le clavecin. Ce dernier fait fonction de continuo baroque. À l'opposé, les
thrènes des violons puis des autres cordes abordent une mélodie grinçante de
dissonances que l'on pourrait entendre chez un Ligeti
ou un Penderecki à cette époque.
Quand je parlais de polystilisme, nous y sommes. Le climat n'a rien de divertissant
et nous rappelle que l'une des premières œuvres de Schnittke
évoquait le martyr de la ville Hiroshima et de sa population.
L'orchestre à cordes intervient de diverses manières par groupes (altos et
contrebasse par exemple), des interventions plutôt angoissées. Le discours me
fait songer au célèbre tableau Le cri
de Munch. On pourra trouver cette
musique étrange et dissonante parfaitement flippante. Schnittke
n'était-il pas un humaniste tourmenté ? Il nous le fait savoir
dans ce magnifique prélude. On pourra retrouver cette gravité en moins appuyée dans les premières mesures du 7ème
concerto grosso opus 6 de Haendel.
2 – Toccata (Allegro)
: [4:59] La toccata est une forme libre, à la limite de l'improvisation très prisée pendant la Renaissance et le baroque primitif (XVIIème). À la noirceur du prélude, la toccata respire en introduction la
fantaisie et l'esprit dansant de l'époque baroque, mais tout en conservant les sonorités
acerbes chères au compositeur. Dans une première partie, on peut s'imaginer
retourner dans un songe aux espaces distordus d'une Venise du temps de Vivaldi. La musique évolue vers une suite
de variations aux rythmes violents qui, elles, me rappellent les aventures
harmoniques et scandées d'un Bartók [5:50].
Le tout mêlant un esprit festif de danses orientalisantes [6:45].
Naissance de Vénus de Boticelli modernisé pour une pub. Une allégorie très personnelle du polystylisme |
4 – Cadenza (tempo libre) [16:19] Cette étrange cadence
oppose les deux violons solos seuls. Un combat sans merci qui rappelle le
principe des motifs sautant d'une portée à une autre dans le recitativo. Gidon Kremer et Tatiana
Grindenko soumettent à dur épreuve leurs instruments à travers
des ruptures dynamiques de type ff<ffff
!!! Diablement virtuose…
5 - Rondo (Agitato)
[18:50] Après deux mouvements assez sombres, Schnittke
nous plonge dans un climat onirique ayant pour décor le baroque
italien : le clavecin et le violon se pourchasse avec alacrité. Guilleret et
ensoleillé comme chez Vivaldi
? Possible… Dans ce rondo pour le moins pittoresque, la vivacité vénitienne
laisse la place à une danse aux accents slaves de restaurant servant caviar-vodka
[21:23] avant de réexposer la thématique initiale avec sauvagerie dans une
instrumentation de notre temps [22:58]. Impossible de ne pas penser dans ces
variations farfelues et dionysiaques au principe de collage et de superposition
de genres d'un Charles Ives. La fin du
morceau qui sollicitait déjà grandement le clavecin invite le piano préparé à
une bien curieuse coda : [25:02] des notes graves du piano naturel dialoguant
avec une gamelle (désolé je ne trouve pas vraiment un autre mot) 😀. Tout aussi
trivial : une musique totalement barrée ou déjantée…
6 - Postludio (Andante – Allegro - Andante) [25:59] Les mêmes
sonorités au piano préparé scandent une conclusion diaphane rejoignant le
silence dans une atmosphère de petite brise glacée aux cordes dans l'extrême
aigu. (Partition et écoute de cette interprétation.)
On
pourra détester, être intrigué ou amusé voire angoissé par cette œuvre caractéristique
du polystylisme de ce compositeur. Indifférent ? Je ne pense pas, toutes les
réactions sont pertinentes. Plusieurs écoutes dans de bonnes conditions sont
nécessaires pour en savourer sa diversité échevelée ou méditative.
Cette
gravure est excellente, comme toutes celles réalisées avec Gidon
Kremer.
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