Vous rappelez-vous Anthony Perkins demandant à
Ingrid Bergman : "Aimez-vous Brahms ?" ? Question dont la formulation n'est autre que le titre du film d'Anatole Litvak
(1961), titre éponyme du roman de Françoise Sagan (1959). En cette
fin des années 50 à Paris, la demande est pertinente. La France
d'après-guerre découvrait le compositeur allemand mort en 1897. Ce
retard de l'adhésion par le public est assez curieux pour un compositeur
romantique qui a composé, avec génie, une musique d'écoute plutôt facile,
élégiaque sans être mièvre, et non dépourvue de tempête intérieure, bref,
un grand compositeur !
On garde parfois l'image d'un Brahms ventripotent et barbu comme moïse.
J'ai choisi ce portrait du musicien jeune qui fut un grand
séducteur...
Johannes Brahms
Johannes Brahms nait en 1833 à Hambourg. Artisan de son état, son
père arrondit les fins de mois en jouant du cor et de la contrebasse dans
des petits ensembles de la ville. C'est lui qui donne les premières leçons
au gamin heureusement très motivé. Il apprend le piano dès 7 ans avec
Otto Cossel puis Eduard Marxsen qui veut faire un prodige de
l'adolescent en lui apprenant la composition et l'harmonie. Dès 13 ans il
pianote dans les tavernes de la ville portuaire… Vers 16 ans, il est gagné
par le feu de la composition, ses premières fantaisies révèlent son don,
nous sommes en 1849.
Brahms s'inscrit dans le courant romantique tel un personnage de
Balzac. Il faudrait 10 articles pour faire le tour de la vie de
Johannes qui côtoie tous les grands musiciens de son époque, à l'inverse
d'un Bruckner, homme discret, et contre lequel Brahms montera une cabale
pour discréditer un art très opposé au sien (pas sympa). En 1853,
le célèbre violoniste Joseph Joachim le presse de
rencontrer
Franz Liszt. Brahms ne se sent pas proche des théories du hongrois, mais celui-ci
lui conseille de rencontrer Robert Schumann. Là commence un roman.
L'amitié de Brahms pour Schumann s'accompagne d'un amour intense pour
Clara, l'épouse de son ami. La relation sera épistolière et
enflammée jusqu'à la mort de Robert dans un asile en 1856. Une
tragédie qui écartera lentement Clara de Brahms. Brahms n'aura jamais de
liaisons féminines durables et restera célibataire jusqu'à la mort.
Sa carrière va le conduire de Detmold à Hambourg puis enfin
en 1862 à Vienne qu'il ne quittera plus, une période où il
composera jusqu'à la fin de sa vie en 1897.
Brahms apparait parfois comme un romantique peu novateur tourné vers
les formes héritées des classiques (l'ombre de Beethoven) voire de
l'époque baroque (Bach). Il s'opposera farouchement au clan des
modernistes regroupés autour de Wagner et Bruckner,
querelles paraissant un peu vaines plus d'un siècle en arrière. Pourtant
il renouvelle considérablement l'écriture de la musique de chambre,
s'écartant de la forme sonate pure et dure pour les
variations.
Il compose l'un des plus beaux patrimoines pour les ensembles de
chambre aux effectifs les plus variés : trios, quatuors, quintettes
(piano, clarinette, alto), sextuors et des sonates pour piano solo ou
avec violon, clarinette et cor. Intimidé par le génie des symphonies de
Beethoven, il écrira tardivement quatre symphonies (des chefs-d'œuvre)
et des concertos notamment deux pour piano. Et puis Il y a les fameuses
danses hongroises… et le Requiem allemand qui aura sa chronique en temps
voulu.
Le quatuor Melos, Gérard Caussé et Michel Portal
Vous allez trouver insolite le choix de la photo du coffret de
l'intégrale des quatuors de Schubert pour présenter le
quatuor Melos. Les photos "officielles" semblent inexistantes.
Cet ensemble fondé en 1966 à Stuttgart par
Wilhelm Melcher (violon 1), Gerhard Voss (violon 2),
Hermann Voss (alto) et Peter Buck (violoncelle) s'est
illustré sur toutes les scènes du monde jusqu'en 2005. Une
tournée d'adieu était prévue cette année-là, mais la mort de
Wilhelm Melcher ne permit pas de conclure avec le brio attendu
les 40 années de complicité. (Ida Bieler avait remplacé Gerhard
Voss en 1993). Le CD Brahms commenté aujourd'hui a été enregistré
en 1991. Et puis cette pochette nous rappelle que ces disques
furent un choc pour les mélomanes du début des années 70, qui pouvaient
enfin entendre l'intégrale des quatuors de
Schubert, seuls les 4 derniers (12-15) étant fréquemment enregistrés. Ce
coffret toujours disponible n'a pas d'équivalent à ce niveau. Ces
artistes ont excellé dans un répertoire très étendu de Haydn à
Bartók. Ce disque Brahms reste une pierre angulaire de leur
discographie en réunissant les quintettes pour alto et
clarinettes.
L'altiste toulousain Gérard Caussé né en 1948 a été
membre du Quatuor Via Nova et du Quatuor Parrenin, et également soliste de l'Ensemble intercontemporain. Il est également soliste dans des concertos au niveau international.
Son instrument est un alto datant de la Renaissance, du luthier
italien Gasparo da Salo (1560 !)
Michel portal, né en 1935, est un clarinettiste et
saxophoniste bien connu des amateurs de jazz. Il a ainsi beaucoup joué
avec Daniel Humair et Henri Texier. Très éclectique, il
aborde avec passion la musique classique (Mozart et Brahms), ou
contemporaine (Berg, Boulez, Stockhausen, Berio). Nous avions déjà
rencontré dans ce blog l'affinité d'un
Benny Goodman pour Mozart. Il est compositeur de B.O.F. Il a enregistré le trio opus 114 de
Brahms pour piano, violoncelle et clarinette chez Harmonia Mundi.
Le quintette pour alto opus 111
En 1890, la notoriété de Brahms en tant que pianiste et chef
d'orchestre est telle qu'il ne compose plus. Pendant l'été, il écrit ce
qu'il pense être son ultime ouvrage, un second quintette avec alto,
effectif que Mozart avait transcendé dans six partitions. En sol majeur,
le quintette respire cet été insouciant d'un homme encore jeune (57 ans)
séjournant à Bad Ischl, station thermale huppée. Contrairement à
Schubert ou à Schumann, je n'ai pas le sentiment que Brahms concevait
cette musique autour d'une inspiration littéraire ou "à programme". Je
ressens plutôt une intériorité émotionnelle avec le recours à des
ambiances symboliques et impressionnistes, même si ces mots renvoient
plutôt à la peinture et à l'école française guidée par Debussy à la même
époque.
Une furie de trilles des cordes aigües balayent l'introduction. Le
violoncelle énonce seul un premier thème martial, bonhomme. Brahms flâne
en plein vent, regarde les feuilles et branches frissonner. Il conçoit son
premier mouvement avec une puissance quasi symphonique, une musique
insouciante mais de robuste facture. L'œuvre va être marquée par cet
esprit bon vivant. Ce motif initial au violoncelle va gagner de mesure en
mesure les autres cordes dans ce fulgurant et joyeux prélude. Plusieurs
idées vont se succéder dans un tempo plus retenu après cette tempête. Un
motif élégiaque est confié à l'alto qui en fait ne s'impose jamais comme
soliste, son rôle étant d'apporter une couleur rugueuse à cette musique
aux accents villageois. Brahms affectionnait la musique populaire, les
danses paysannes, l'agitation des tavernes. Tout semble réunit dans ces
pages. Le mouvement se prolonge dans une joyeuse variation alternant calme
et tornade. Le développement central se fait par instant plus secret,
intime, langoureux. Sans aucune pause, le discours va s'épanouir jusqu'à
la frénésie. Ce point culminant, je ne n'hésite pas à parler (désolé pour
la hardiesse du mot) d'orgasme musical, est fréquent chez Brahms. On
retrouve ce même instant de déchaînement dans le début du premier quatuor
ou de la quatrième symphonie, juste avant la conclusion.
L'adagio se déploie comme une complainte d'une immense tendresse, une
rêverie. L'alto énonce un motif apaisé, une respiration, qui va
structurer l'enchaînement de quatre variations (Brahms enterre-t-il la
forme sonate ?). C'est incroyablement inventif, la mélodie évolue en
volute au sein des pizzicati, le climat nocturne serpente entre des
passages plus tourbillonnants. Que dire de plus ? Rien, se plonger dans
cette douceur.
Le troisième mouvement est noté allegretto et peut faire penser à un
scherzo. Les cordes se font concertantes dans les méandres d'une mélodie
aux accents dansants et nostalgiques. Brahms fait preuve d'un
détachement idyllique dans le dialogue entre instruments. Le final, très
court adopte un plan de sonate qui évoque Dvorak. C'est très vivant et
viennois, presque abrupte, et la brièveté permet de conclure dans la
joie sans déséquilibrer cette merveille par des développements aussi
redondants qu'inutiles.
Joué frénétiquement, ce quintette devient saoulant ! Joué trop
lentement, il perd toute sa joyeuse verve. Le Quatuor Melos et Gérard
Caussé trouve le ton juste, l'équilibre parfait dans les contrastes, de
la joie jusqu'à la facétie, un lyrisme incandescent qui vous entraîne à
bras le corps, opposant comme rarement l'apparente opulence symphonique
à l'intimité chambriste.
Le quintette pour clarinette opus 115
Un an plus tard, en 1891, Brahms retourne passer l'été à
Bad Ischl. Le compositeur écrira le Trio opus 114 et ce Quintette
opus 115, les deux avec clarinette, une commande à honorer pour le 24
novembre. C'est le clarinettiste Steiner et les quatuors
Rosé et Joachim (l'ami de toujours) qui assureront les
créations. Le quintette comporte quatre mouvements.
Une longue phrase au cordes, douce, ombragée, introduit l'allegro qui ne
l'est pas tant que ça. De cette mélopée en clair-obscur surgit une
phrase interrogative de la clarinette, un leitmotiv, un motif ondulant et
sensuel. La lumière certes, mais avec un sentiment de nostalgie. Brahms
venait de rédiger son testament. Est-ce pour cela que le quintette est
composé en si mineur, tonalité plus sombre que celle du Quintette opus
111. Même si le mouvement peut être analysé comme une forme sonate, on se
perd plutôt dans un dédale de thèmes chantants qui s'entremêlent dans une
apparente félicité. La complicité de la clarinette avec les cordes
s'affirme comme fusionnelle, il n'y a pas de solo autonome voire
concertant. Cette mosaïque de couleurs, diaphanes et rayonnantes, trouve
sa cohérence grâce au leitmotiv qui ressurgit de temps à autres. Encore
une fresque sonore où mes mots trouvent rapidement leur limite. La
souplesse du jeu de Michel Portal s'allie avec grâce à l'élégance du
quatuor Melos. C'est chaleureux, sincère, les artistes refusent tout effet
dans ces pages sublimes.
Dans l'adagio, la clarinette se fait soliste d'un nocturne onirique et
sensuel. Michel portal ne s'impose pourtant pas, laissant les cordes
déployer un écrin voluptueux. Une seconde idée plus agreste se dégage de
la rêverie avec quelques accents pathétiques de l'alto et du violoncelle.
Les cordes frissonnent autour du chant de la clarinette. Il émane de cette
musique un climat de romance empreinte de lascivité. Brahms revivait-il
ses amours déçus dans ce songe d'une fluidité rarement rencontrée dans
l'histoire de la musique de chambre.
L'andantino prolonge la rêverie par la tendresse, un étirement. La
musique s'anime avec une clarinette soudain empressée, une nouvelle
insouciance, le désir de vivre, de croire en ses sentiments. Le
développement conclusif se présente comme une danse de jeunes gens, une
badinerie. Le final conserve une certaine animation à travers six
variations et une coda juvénile où la clarinette se fait mutine.
La prestation parfaite de Michel Portal et du Quatuor Melos suit à la
lettre la douceur de ces mouvements. Hormis le court presto de
l'andantino, toute leur approche de l'œuvre baigne dans la sérénité sans
jamais accélérer pour satisfaire un désir hédoniste de virtuosité.
Magnifique.
Enfin, j'ajoute que ce CD est disponible dans la collection
économique "Musique d'abord" d'Harmonia Mundi et que la prise de
son est excellente.
Vidéos
Une interprétation vif-argent, un peu rapide mais de bon aloi de
l'allegro du quintette opus 111 lors d'un festival à Helsinki.
Puis, The Composers strings quartet et le clarinettiste
Eddie Daniels dans l'allegro de l'opus 115 enregistré en 1993. Là
encore un excellent musicien de jazz aborde avec ferveur ces pages
classiques. Un beau disque complété par le quintette de Weber disponible
en France sur le e-commerce.
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