Ce n’est pas de la virtuosité gratuite. Le film débute par un gros plan sur des mains qui règlent la minuterie d’une bombe, placée ensuite dans le coffre d’une voiture. Le cadre s'élargit avec un panoramique très rapide, un couple arrive et monte dans la voiture, qui démarre. La caméra, montée sur un camion grue, s’élève au-dessus des immeubles pour rattraper le véhicule et le suivre sur une avenue encombrée de monde. Puis la caméra redescend pour accrocher le couple Vargas qui passe à pieds, on les suit un moment, on retrouve ensuite la voiture piégée, bloquée au poste frontière. Le conducteur s'impatiente, la passagère s'agace un "tic tac", ils repartent enfin, la voiture sort du cadre, on revient sur les Vargas, et... BOUM !
Le plan séquence trouve ici sa pleine justification. Mais y’a une deuxième raison. A cette époque, Welles était tricard à Hollywood depuis 10 ans (et en sera banni définitivement après ce film). Il décroche le rôle d'un flic pourri, Hank Quinlan, dans une production Universal, dont la star est Charlton Heston. Qui convainc le studio de confier à Welles la réalisation du projet. Celui-ci va réécrire le scénario (il transpose l’action à la frontière et fait de Vargas un mexicain) mais il sait qu'il doit donner des gages. Grâce aux plans séquence, précisément répétés puis filmés en one shot, il prend de l’avance sur le plan de travail. Les producteurs rassurés lui foutent la paix, d’autant que Welles, malin, délocalise le tournage à Venice, banlieue de Los Angeles, où les nababs du studio ne mettaient jamais les pieds. Et a essentiellement tourné de nuit, profitant de ses journées pour écrire et donner le script au dernier moment, pour être certain que personne ne puisse interférer.
Hank Quinlan est un des personnages les plus fameux du Film Noir. La corruption et la mauvaise foi élevées au rang d’art majeur. Welles lui donne une puissance phénoménale, engoncé dans des prothèses, coussins sur le bide, faux nez, vieilli (il n'a que 42 ans à l'époque), filmé en fortes contre-plongées qui accentuent son aura maléfique. Qui n’a aucune envie de voir Vargas mettre le nez dans ses sales affaires. Quinlan utilise le malfrat local Joe Grandi (Akim Tamiroff, pathétique avec son toupet vissé sur le crane !) pour intimider Vargas. Et pour que le message passe mieux, autant s’en prendre aussi à sa femme (Janet Leigh, oh bon sang, la belle femme !).
Le lettrage du générique est remis à la fin, et non au début, pour ne pas gâcher le plan séquence, la musique de Henri Mancini (pourtant superbe) en est aussi retirée, au profit des ambiances et musiques sortant des bars, des radios, de l'autoradio de la voiture. Chez Welles le son est aussi primordial, pas une simple illustration musicale plate, mais en relief, au fur et à mesure que la caméra arpente l'avenue, et que la voiture se déplace. Le montage restauré restitue surtout l’alternance des péripéties Mike Vargas / Susan Vargas. Welles avait conçu son film comme deux histoires parallèles, aux incessants allers-retours.
Bon, on ne va pas pinailler, quelque soit sa version LA SOIF DU MAL est un chef d’œuvre, le film qui enterre définitivement le Film Noir. Aldrich (EN QUATRIEME VITESSE) ou Kubrick (L’ULTIME RAZZIA) avaient déjà fissuré l’édifice en corrompant ses codes, Welles tire la dernière balle, fatale, le public se détournera du genre, avant qu’il ne renaissance dans les 90’s.
Welles a recours aux artifices du film d’épouvante, dans cette autre scène impressionnante où Quinlan étrangle Joe Grandi, au-dessus du lit où Susan est encore dans les vapes, avec ce plan du cadavre les yeux exorbités. Le montage alterné joue à fond, puisque Mike Vargas passe justement devant l’hôtel au moment où sa femme hurle au secours sur le balcon, risée des badauds. Elle le voit, l’appelle, il n’entend pas.
Tout respectueux de la loi qu'il soit, Mike Vargas n’est pas exempt de défauts. Il persuade Menzies de trahir son ami, il tabasse allégrement la bande à Grandi dans un bar, et surtout, par orgueil, fait peser de grands dangers sur sa femme (le couple est censé être en voyage de noce !). C’est un besogneux, rigide et procédurier : « Notre travail est censé être dur, le travail de la police n’est facile que dans un Etat policier ». Le film est une confrontation entre deux représentants de la loi. Quinlan concevant parfaitement fabriquer de fausses preuves pour étayer ses intimes convictions. Un film ambigu, sujet à interprétation : Sanchez est-il effectivement coupable ? Quinlan le salopard aurait donc raison depuis le début ? La fin justifiait elle les moyens ? Welles disait que si on voulait connaitre ses idées sur la justice, la politique, il suffisait d'écouter le personnage de Vargas, qui parle à travers lui.
Le film est servi par une photographie très contrastée, les images sont dures, acérées, la nuit transpercée de flashs, comme des lames de couteau. Welles choisit des axes audacieux, baroques, glisse sa caméra dans les moindres recoins, le décor naturel de Venice devient un théâtre oppressant. La compréhension des images n’est pas immédiate, ce qui renforce l’opacité du récit et le vertige. La fin est dantesque, située dans un décor de fin du monde, la pourriture Quinlan croupit littéralement dans les immondices, déchet parmi les déchets.
Marlène Dietrich, n'a que deux petites scènes, mais quelles scènes ! Qui participe à l'aura intemporelle du film. Quinlan et Tana ont été amants, on le suppose, c’est chez elle qu’il trouve un peu de repos. Il lui demande de lui tirer les tarots : « - Dis-moi mon avenir ? – Tu n’en as pas, tu l’as épuisé ». Superbe ! Welles n'avait pas donné d'indication particulière à l'actrice, qui est arrivée sur le plateau avec un costume de bohémienne qu’elle s’était confectionné. Personne ne l’a reconnue !
Et puisqu’on donne dans l’anecdote, Janet Leigh a tourné avec un bras dans le plâtre, habillement dissimulé par des accessoires, un vêtement sur le bras, ou des astuces de cadrage. Et puis on aperçoit l'ami Joseph Cotten, juste une figuration.
Le film a été un échec commercial, et Welles renvoyé à ses petites productions européennes, courant après les cachets pour financer sa pellicule. Le public qui attendait le bon p'tit polar du samedi soir en famille n’était pas prévenu d’un tel choc visuel, d’une telle noirceur, d'une telle galerie de personnages écœurants, tyranniques, de cette dimension tragique qui transcende le film.
D’ailleurs, à ce niveau, ce n’est pas un film, c’est une œuvre d’art !
























