Penaud, déconfit et surpris par cette soudaine effusion de colère homérique et sa cruelle sentence, le jeune Ecossais tente bien de s'expliquer, arguant qu'il n'avait pas bu, ou du moins qu'il n'était pas saoul (nuance), et qu'initialement, il n'était rentré que pour manger un morceau. Que ce serait en s'interposant pour protéger son ami et compatriote, le chanteur Frankie Miller, - qui, lui, était bien imbibé et avait, comme d'habitude, bien foutu le bordel - , qu'il avait malencontreusement reçu un coup qui ne lui était pas destiné. Mais le fait est là, et comment croire ce gamin de vingt ans, qu'on a souvent vu s'enfiler plus que de raison bières et whisky, jusqu'à se mettre chiffon-carpette. Et qui, de surcroit, est connu pour démarrer au quart de tour et facilement partir en bagarre. D'ailleurs, ce soir là, particulièrement courroucé de s'être fait entailler la main, il aurait briser une jambe d'un gars et démis la clavicule d'un autre, avant d'être assommé par un coup de bouteille sur la tête.
Cependant, comment mettre tout sur le dos de Brian Robertson, alors qu'on est soi-même loin d'être irréprochable ? Sachant que Phil et Brian Downey sont de sacrés fêtards, qui ne se contentent pas d'écluser les bouteilles. D'ailleurs, il y a un peu plus de deux ans, leur vieux pote, Gary, - venu pour secourir le groupe après le départ d'Eric Bell -, craignant pour sa santé, avait déjà préféré prendre la tangente. On raconte d'ailleurs, au sujet de Robertson, que ce serait à partir du moment où il a débarqué avec sa guitare et sa paire de baguettes à Londres, alors qu'il n'avait pas encore dix-huit ans, qu'il perdit toute retenue en matière de consommation de spiritueux et autres boissons alcoolisées.
Gary est à nouveau appelé à la rescousse pour une nouvelle tournée aux USA, début 1977. Et, à nouveau, on lui demande de rester, mais sans succès. Et pour le huitième album du groupe, "Bad Reputation", le groupe rentre en studio (au Canada) sous forme de trio... jusqu'à ce qu'on demande à "Robbo" de prendre l'avion pour les aider à boucler l'album. Si Robertson est bien mentionné dans les crédits, il est exclu de la pochette. Une claque... (l'omission volontaire de Brian, pas l'album qui est probablement le moins bon de l'époque du tandem Gorham-Robertson). Robertson réintègre le groupe, mais désormais, entre Phil et Brian, le torchon brûle. Heureusement, sur scène, rien n'y paraît, et la Fine Elysabeth fait encore des étincelles - comme en témoigne le double "Live And Dangerous". Robertson lui-même reconnaitra qu'à cette époque, une fois sous l'emprise de l'alcool ou du speed, il pouvait être un véritable trou du cul prompte à faire parler les poings.
Finalement, durant l'été 78, la rupture est consommée, et, une fois de plus, le groupe est confronté à la difficulté de trouver un guitariste à la hauteur de ses exigences. Et, encore une fois, Lynott se retourne vers celui qu'il a connu en 1968, au sein de Skid Row : Gary Moore. Qui, c'est fois-ci, accepte. Ce qui n'est pas une grande surprise puisque cela faisait déjà quelques temps que Lynott et Moore se rencontraient régulièrement, non pas pour faire la fête, quoi que, mais pour travailler sur diverses chansons. Certaines en vue d'un projet parallèle solo de Lynott, d'autres pour celui de Moore (où apparaît pour la première le sublime "Parisian Walkways"), et enfin quelques unes qui serviront de matière première à Thin Lizzy.
Néanmoins, avec ce nouveau changement, un doute demeure. Est-ce que Thin Lizzy ne va perdre une partie de sa prestance ? Effectivement, Lynott est l'âme du groupe, mais la mise à l'écart de Robertson d'une grande partie du processus de composition et d'enregistrement de "Bad Reputation" (1), s'en ressent. D'ailleurs, pendant longtemps, même des années après la dissolution du groupe, cet album était généralement considéré comme une concession au marché américain, et généralement comme le moins bon de l'ère Gorham-Robertson.
Mais ce neuvième album rassure les plus pessimistes. C'est une claque ! Un sommet ! Un aboutissement. La classe à l'état pur ! A masterpiece. Assurément, l'arrivée de Gary Moore a revigoré la bande. Thin Lizzy parvient ici à cumuler un retour à un heavy-rock dur et pur à un lyrisme envoûtant d'où surgit parfois les fantômes du pays du trèfle, dans une élégance rare. Même si, il faut bien le dire, quelques irréductibles n'ont pas de suite pris la pleine mesure de cette galette à frissons ; regrettant de ne pas y retrouver la puissance et toute la fougue du live précédent. La presse elle-même a publié des avis partagés, allant de l'enthousiasme démesuré au perplexe. Certains allant jusqu'à dénoncer un tournant "pop", qui n'est pourtant pas nouveau, notamment dans l'aspect du chant de certains morceaux. Cependant, au niveau du chant, l'influence majeure de Lynott, sur laquelle il s'est forgé, est celle de Van Morrison. Et ça s'entend. Lynott glisse d'ailleurs dans les paroles de "Black Rose" un "but Van is the man".
Indubitablement, c'est toujours du Thin Lizzy (autre cause de reproche... il y aura toujours des grincheux), il n'y a pas de changement majeur, et les "twins guitars", - marque de fabrique du groupe emprunté à Wishbone Ash -, sont bien là. On remarque d'ailleurs que Moore se garde bien d'épater la galerie, de tirer la couverture à lui, préférant épouser l'esprit de corps du groupe. On est bien loin des parties folles et parfois démonstrative de son "Back in the Street".
Dès les premières secondes, lorsque les toms basses de Downey résonnent comme des tambours de guerre, il paraît évident que les boys sont "back in town", c'est la "King's Vengeance". Bien que suffisamment classique - mais pas conventionnel - dans la forme pour se fondre dans leur répertoire usuel, "Do Anything You Want To" dégage un enthousiasme et une bonne humeur que le groupe semblait jusqu'alors avoir perdu. Tout comme le fringuant et vigoureux "Toughest Street in Town", qui laisse un peu plus parler la poudre.
Par contre, "S & M", réquisitoire à l'encontre de certaines déviances sexuelles, se démarque avec son approche franchement funky et sa basse funambule. Alors qu'une grande majorité de jeunes groupes de la sphère heavy-rock s'enfonçaient dans une certaine radicalité, Thin Lizzy marque sa différence en s'affranchissant des barrières, avec une classe rare. Comme avec "Sarah", gentillette ballade (avec l'harmonica de Huey Lewis) que Lynott a écrite (avec l'aide de Gary) en hommage à sa fille, née durant les premiers séances d'enregistrement (19 décembre 1978) ; une pièce totalement dénuée de la moindre aspérité "rock', aux vagues intonations de bluette pour centre de loisirs pour touristes rosis, affalés sous les palmiers. Même l'harmonica de Huey Lewis chante un pinson échappé de Dysney. Tandis qu'avec "With Love" (enregistré avec Jimmy Bain), Lynott n'a aucun a priori à quitter son costume de macho pour se glisser dans la peau d'un éperdu amoureux. Des morceaux qui ont pu ébranler la foi des fervents disciples du métal lourd, ou au moins, de vibrations plus corsées 😁
Mais cette galette est pleine de ressources. Ainsi, "Waiting for the Alibi" conjugue retenue avec attaque franche, lyrisme et mordant ; ça sent les ruelles glauques et étroites, où le danger se fond dans les ombres. Le sombre et félin "Got to Give It Up" est empreint d'un spleen lourd que peine à atténuer la guitare lumineuse de Scott Gorham. On ne sait si le sujet est autobiographique ou prémonitoire... "Je dois y renoncer, je dois renoncer à ce truc. Dis-le à ma mère et à mon père que leur beau jeune fils n'est pas allé loin. Il est arrivé au bout d'une bouteille, assis dans un bar sordide... maintenant et encore, je me poudre le nez... Ce truc, je dois y renoncer, je dois y renoncer...". Mais ces obscurs nuages sont chassés par l'urgence et la gaieté qui habite ce "Get Out of Here" des plus vitalisant.
Et puis il y a le clou de l'album :"Róisín Dubh (Black Rose) : A Rock Legend ". Une combinaison de quatre chapitres liés pour un total de sept minutes, qui paraît finalement trop court. Une pièce assez ambitieuse d'où jaillissent sans retenue les mythes et traditions irlandaises. Phil et Gary s'inspirent librement de chansons traditionnelles issues de leur Irlande, de leur patrimoine, pour les mettre au goût du jour, à la sauce "heavy-rock" - façon Thin Lizzy, of course. Une profession de foie clamant leur amour à cette terre de contes et légendes, mais aussi cette terre de tourments et d'espoirs. Des chansons teintées de mélancolies, de douleurs, de regrets... mais la musique, elle, est telle une force immuable et véritable, liée à la nature, à la terre, à la vie.
"Raconte-moi les légendes d'il y a longtemps, lorsque les rois et les reines dansaient au royaume de la Rose Noire. Joue-moi les mélodies que je veux connaître, afin de les enseigner à mes enfants,... , racontez-moi l'histoire du jeune Cuchulainn..." "My Roisin Dubh est mon seul et unique véritable amour. C'est une joie que Joyce m'a apporté, pendant que William Butler attend, et qu'Oscar devient sauvage. Evidemment, où étais-tu Brendan ? ... La famine encore une fois... Ce que G Comme Shaw, Sean, je suis né et grandi ici, où les montagnes de Mourne plongent dans la mer"
Avec cet album, le groupe réussit non seulement l'exploit de faire (presque) oublier Robertson, mais aussi de prendre un nouvel essor. Gary Moore semblait bien être l'homme de la situation. Cependant, devant l'attitude destructrice de son ami, il préfère, encore une fois, se retirer. Philip Lynott qui a tant critiqué, à raison, l'attitude irresponsable de Robertson, s'enfonce dans ses addictions pour devenir bien pire que ne l'était l'Ecossais à ses pires moments. Maintes fois, Lynott tentera de se ressaisir. Pour le groupe, pour sa famille, pour sa mère, mais sans jamais y parvenir totalement... jusqu'à ce que, finalement, son corps, exténué par des années d'excès, cède.
(1) Bien que pour cet album, il ne soit nullement mentionné en tant que compositeur ou auteur, Brian Robertson revendique une participation effective pour la composition de certaines chansons. Toutefois, considérant que c'était une période trouble, tumultueuse, il n'en porte pas rancune.
(2) Il a d'ailleurs été exclu de la série De Luxe Edition, tout comme le premier disque avec Snowy White : le mésestimé "Renegade".
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