- Tiens une nouvelle tête… Bizarre cette jaquette Claude, un orchestre
américain, un chef masculin, le nom d'une dame comme compositrice ce
n'est pas banale. Mais, j'ai la berlue ! On dirait une afro des années
30, en plus, vues les dates… en pleine période aussi misogyne que
ségrégationniste… c'est un poisson d'avril ?
- Eh non Sonia. Florence Price est bien une compositrice classique
afro-américaine née vers 1887 peu après l'abolition de l'esclavage…
J'avoue que je l'ai découverte grâce à cette publication de deux de ses
symphonies. Célèbre en son temps, elle avait été oubliée par l'histoire.
- Et, je n'ose poser la question Claude. Sa musique, elle est, disons…
géniale, ou Florence est-elle juste une curiosité pour que le monde
masculin de la musique US se rattrape…
- Florence Price est une postromantique tardive. Talentueuse et
pédagogue, sa musique semble d'emblée assez banale… Pourtant elle est
joliment composée et mêle avec charme un petit style bucolique à des
citations du folk lié à ses origines… pas une musique inutilement
intello et compliquée mais au contraire pleine se sensibilité.
- L'orchestre de Philadelphie est un ensemble de prestige… La firme DG
n'est pas réputée pour ses prises de risques dans l'innovation…
- Oui, vache, mais pas faux… Et c'est bien que le maestro canadien
Yannick Nézet-Séguin ait inscrit ces symphonies très peu connues au
répertoire de son orchestre légendaire… et obtenu la gravure de cet
album…
Florence Price adolescente |
Je serais surpris si les lecteurs qui vont découvrir la musique de
Florence Price
n'appréciaient pas les poétiques accords qui débutent la première symphonie.
Les mélomanes déjà amateurs de "musique symphonique expressionniste et naturaliste" telle celle des anglais
Vaughan-Williams,
Bax
ou
Delius
et de quelques compatriotes yankees comme
Howard Hanson apprécieront ; on entendra aussi des échos de la
symphonie du nouveau monde de
Dvorak…
Florence Smith
(nom de naissance) voit le jour en avril 1887 à
Little Rock, capitale du Nebraska. Son père est dentiste et sa mère professeure de piano, des situations
socio-professionnelles étonnamment élevées pour des afro-américains vivant
dans l'un des états du sud les plus ségrégationnistes qui soient.
Florence
est métisse, son père est le seul praticien d'origine afro de la ville. La
famille est respectée dans les limites des règles de ségrégation.
Florence montre des dons évidents en suivant les cours de piano de sa mère. Elle montre de telles dispositions artistiques qu'elle jouera pour la première fois en public à l'âge de quatre ans et, plus étonnant, en publiant sa première composition à onze ans ! Pour une jeune fille noire, l'accès à un conservatoire est impossible au début du XXème siècle. Elle va simplement à l'école catholique d'un couvent "du coin" jusqu'en 1901. Elle y obtient son diplôme en tant que major de promotion. Sa mère triche lors des inscriptions, déclarant que Florence est mexicaine originaire de "Pueblo" ! À 14 ans, elle réussi à intégrer le prestigieux New England Conservatory of Music de Boston dans le Massachusetts. Elle en ressort en 1910 pianiste, organiste et titulaire d'un diplôme de professeure.
Elle peut ainsi occuper un poste d'enseignante à Atlanta dont l'université Spelman est l'un des trois seuls établissements d'enseignement réservés aux noirs. Mais en 1912 elle épouse un avocat nommé Thomas J. Price qui lui donnera son nom et trois enfants. Le retour à Little Rock est douloureux, la ville étant devenue plus raciste que jamais lui interdit tout poste d'enseignante. L'élection du président sudiste Woodrow Wilson, en 1912, a renforcé l'application des lois infâmes Jim Crow. (Lois mises en place après la guerre de sécession pour suppléer l'abolition de l'esclavagisme en obligeant blancs et noirs à vivre séparés ; elles seront abolies, pas dans les comportements, en 1964).
Lynchage de John Carter en 1927 |
De 1912 à 1927, Florence ne compose donc pas ou bien les manuscrits de petites pièces pour piano et pour les offices ont été perdus. La vie d'épouse et de mère occupe tout son temps. Il ne subsiste officiellement que trois œuvrettes pour piano de 1926.
1927 : Little Rock plonge dans l'horreur. Le 30 avril, on découvre le corps de la petite fillette blanche Floella McDonald. Un jeune voisin, métis de 17 ans, Lonnie Dixon est arrêté et incarcéré. Plusieurs milliers de blancs se rassemblent devant le pénitencier et la mairie, exigeant un lynchage immédiat. Le 4 mai, un citoyen noir de 38 ans, John Carter, suspect de comportement inconvenant (?) avec des femmes blanches, devient le bouc émissaire pour les émeutiers. On organise des battues, Carter est assassiné, traîné au sol, pendu à un poteau télégraphique, puis les 5000 ligueurs brulent son cadavre. La garde nationale appelée par le gouverneur verra lors de son intervention pour ramener le calme un flic local faire la circulation après avoir troquer son bâton contre l'un des bras calcinés de Carter. Lonnie Dixon est coupable et sera exécuté en 1928.
Le lynchage de Carter en 1927 à
Little Rock reste l'emblème de la honte
absolue dans l'histoire de la grande ville du Nebraska, même de nos jours.
Cette déferlante inouïe de haine barbare et d'autres incidents raciaux
bouleversent les Price qui, comme d'autres membres de la communauté
noire sudiste, décident de partir pour le nord, à
Chicago, ce que l'on a appelé la
grande migration. 7 millions
d'afro-américains quitteront le sud entre 1910 et 1970 pour
fuir les lois Jim Crow, le Ku Klux Klan, etc.
C'est toujours un crève-cœur de fuir sa terre natale, mais
Chicago va lui offrir une nouvelle vie.
En 1931, elle quitte son mari, homme violent.
Florence fréquente assidûment la communauté musicale de la grande ville. Pour élever
seule ses deux filles, elle compose sur commande, joue de l'orgue dans les
salles de cinéma encore muet et continue de se perfectionner en composition
dans divers conservatoires de la ville. Ses œuvres sont parfois des
adaptations de standards de la culture "nègre" pour des formations de
chambre ou pour orgue, un travail tout à fait original.
Dès 1932, la compositrice relève le défi de l'écriture de concertos
et de symphonies. Sa
première symphonie
est créée grâce au soutien de Maude Roberts George, musicienne et
critique noire. Un miracle puisque la première est assurée par l'orchestre symphonique de Chicago
dirigé par
Frederik Stock
; l'une des meilleures phalanges US dirigée par un chef d'origine allemande
dont l'indéniable talent lui permettra d'être le directeur de l'orchestre de
1905 à 1942 ! Frederik Stock
sera le seul grand maestro à reconnaître la qualité des partitions de
Florence Price. Elle sollicitera
Serge Koussevitzky
en 1943, l'illustre patron du
Boston Symphony Orchestra, elle explique dans sa lettre "Mon cher Dr Koussevitzky, j'ai d'abord deux handicaps, celui du sexe et
celui de la race. Je suis une femme ; et j'ai du sang nègre dans les
veines.",
la missive restera hélas sans réponse…
Florence Price
écrira
quatre symphonies. En 2009, nombre de partitions oubliées seront retrouvées dans sa
petite maison de campagne. On souhaite que des anthologies voient le jour.
Des artistes ont commencé ce travail de réhabilition de cette personnalité
prodigieuse …
Elle est décédée en 1953.
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Yannick Nézet-Séguin |
Yannick Nézet-Séguin
n'est pas un débutant du blog puisque nous l'avions découvert dans un billet
de
2017 consacré au
Concerto pour violon
de
Korngold. Il accompagnait
Renaud Capuçon, notre virtuose du violon français, en dirigeant l'orchestre philharmonique de Rotterdam
dont il a été directeur de 2008 à 2018, succédant à
Valery Gergiev. J'écrivais assez maladroitement que le maestro désormais jeune
quinquagénaire canadien pouvait espérer présider à la destinée d'un
orchestre de renom international… alors que c'était déjà le cas avec un
contrat le liant à l'Orchestre de Philadelphie
de 2012 à 2026, un ensemble que
Eugene Ormandy
avait conduit au sommet pendant un demi-siècle de 1936 à 1980.
(Clic)
Et là est le mérite de
Yannick Nézet-Séguin
de nous offrir deux symphonies de
Florence Price, une gravure que l'on aurait pu attendre de la part du label
Naxos dans la collection America Music avec un orchestre et un
chef novateur mais, admettons-le, l'un et l'autre moins prestigieux.
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Symphonie N°1 en mi mineur
Florence Price travaillera toute l'année 1932 sur sa symphonie. L'écriture est de forme postromantique influencée dans sa thématique par les spirituals. Pour rappel, ce terme désigne l'émergence au XIXème siècle d'un répertoire de chansons établissant une symbiose entre le chant européen protestant et la musique et les traditions religieuses africaines, tradition spécifique de la culture afro-américaine du sud à l'origine du gospel. Si en Europe, le sérialisme et l'abandon des formes sonates héritées de l'âge classique est à la mode, Florence reste attachée à l'organisation typique héritée du romantisme : la structure en quatre mouvements et la tonalité ; ce qui n'aurait aucunement choqué Schoenberg qui disait à ses fans "il y a encore de belles choses à écrire en do majeur" ! Autre influence notable, la symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, écrite à la fin de son séjour à New-York et, elle aussi, empruntant des motifs amérindiens.
Soirée Spirituals en 1882 |
La
1ère symphonie
est écrite pour un orchestre symphonique traditionnel avec des instruments
de percussions africains : 2 flûtes + piccolos, 2 hautbois,
2 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones + un tuba,
timbales, diverses percussions et les cordes. Partition en ligne non
disponible.
1 - Allegro ma non troppo : Un premier thème est énoncé par le basson. Sa parenté avec la mélodie d'un spiritual est évidente. L'orchestration est légère, bien équilibrée. Le choix du mi mineur est pertinent : mélancolique mais pas pathétique comme le ré mineur. Ceux qui s'intéressent à l'histoire du sud penseront aux champs de coton, à autant en emporte le vent mais aussi à la nostalgie d'une population soumise songeant à ses racines perdues. [0:16] Florence ne tente pas le diable d'une écriture trop novatrice en réexposant ce thème à la manière d'une bonne vieille forme sonate, mais petit détail, timbales et petite harmonie s'ajoutent à cette psalmodie. À thème, le mot leitmotive serait plus judicieux. [1:19] Un premier développement s'élance avec passion. L'influence de Dvorak est patente. [2:08] On entendra de très beaux solos de flûtes, hautbois et clarinettes dans un passage médian construit sur d'autres motifs similaires. Les cuivres chanteront de nouveaux ce motif conducteur de manière élégiaque. Le flot musical se pare de belle couleur. Le long mouvement adopte un ton de balade avec nombre de péripéties… la compositrice maîtrise parfaitement la fantaisie contrapunctique à la manière d'un Bruckner mais sans la sévérité de ce dernier, tout au contraire, l'orchestre brille de mille feux. Florence semble ignorer volontairement les tourments de sa communauté, préférer le souvenir des temps et des fêtes heureuses. Il devait bien y en avoir… Il y aura d'autres développements égayés par le métallophone ou les cymbales frappées, le triangle. Pour cette grande balade, l'orchestration de Florence Price pleine de surprises joue le rôle de variation mélodique et, cette technique est plutôt moderniste.
Little Rock vers 1900 |
Voici un premier mouvement un poil long et répétitif mais jamais lassant.
La direction allègre et détaillée de
Nézet-Seguin
magnifie la symphonie oubliée. Ah les bois de Philadelphie… ! En
2012, l'animateur de radio Bob McQuiston de NPR a qualifiée
l'œuvre de "première symphonie américaine digne d'être redécouverte".
2 - Largo, maestoso : Les deux premiers mouvements sont développés, 18 et 13 minutes. Les deux derniers seront très courts. Le largo débute doucement sur une thématique spiritual avec un tambour rythmant le discours. Nous écoutons une fanfare processionnaire dans une rue de la vielle Louisiane (Le Nebraska en faisait partie). Le hautbois introduira une seconde idée plus poétique, presque idyllique. [5:15] Le développement central associe une étrange arythmie de l'harmonie à des thrènes élégiaques réparties sur d'autres pupitres. Une caractéristique du style de Price s'affirme nettement : la succession de chants folk et confiés à des petits groupes de bois, esquissant ainsi une atmosphère intime et quasi chambriste. La seconde partie est épique, fantasque et lyrique. Plus j'écoute et plus le mot chef d'œuvre, que j'utilise avec parcimonie en général, me vient à l'esprit. Quelques notes de cloches et de vibraphones évoquent les offices en robes blanches du dimanche… La coda n'est autre que quelques traits mélancoliques au violoncelle.
Juba caricature |
3 - Danse de Juba :
Florence Price
aurait pu poursuivre par un scherzo classique pour respecter la tradition.
Il n'en est rien. Bien sûr, j'ai dû me rencarder sur le titre de cet
intermède, Danse Juba. J'avoue avoir adapter ce copier-coller… :
La danse Juba ou hambone, connue à l'origine sous le nom de Pattin'
Juba (Giouba, Haïti : Djouba), est un style de danse afro-américain qui
consiste à piétiner ainsi qu'à gifler et frapper les bras, les jambes,
la poitrine et les joues (applaudissements). Cette danse trouverait ses
origines chez les esclaves venus du Congo et aurait évolué vers diverses
formes dont le charleston et les claquettes.
Ce mouvement est absolument inénarrable par sa chorégraphie débridée. Par
ailleurs, la compositrice fait intervenir des instruments populaires comme
flûtes à glissière, banjos, etc. Elle abandonne les derniers soubresauts
classiques du début de la symphonie pour une musique de genre qui pourrait
être entendue dans un music-hall de Chicago ou une B.O.
4 – Final : La compositrice a tenu à conclure par un bref final enjoué très rythmé faisant écho au mouvement précédent par son orchestration riche en percussions. Était-elle soucieuse de respecter le dogme des quatre mouvements ? Possible, rigoureuse mais franchement pas vraiment indispensable.
Symphonie N°3 en ut mineur
Florence Price
compose sa
3ème symphonie
en 1940 dans un style assez similaire à celui des deux précédentes.
L'orchestration fait penser à celle d'un ouvrage occidental postromantique :
1 piccolo, 3 flûtes, 2 hautbois + cor anglais, 2 clarinettes + clarinette
basse, 2 bassons, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones + tuba, timbales,
des percussions, 1 harpe, célesta et cordes.
Elle comporte quatre mouvements, le 3ème reprend la thématique
de danse afro Juba déjà utilisée en 1932. Le premier mouvement après
une introduction aux accents wagnériens montre une grande liberté moderne
sur le plan formel. Il gagne en concision. L'andante avec ses arpèges de
harpe évoque un romantisme à la mode Mississipi. Comme dans la
1ère symphonie, Juba et Final ne durent que cinq minutes.
1 - Andante.
2 - Andante ma non troppo.
3 - Juba : Allegro :
4 - Scherzo : finale :
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