vendredi 12 juillet 2024

LA GRIFFE DU PASSÉ de Jacques Tourneur (1947) par Luc B.

 

LA GRIFFE DU PASSÉ représente la quintessence du Film Noir, on y retrouve toutes les caractéristiques : la noirceur de l’image comme celle des âmes, les flash-back, la voix off, les mensonges, la nuit, la garce, l’enquête nébuleuse, le héros rattrapé par son passé, les répliques sarcastiques, un récit labyrinthique. Y’a tout ça, concentré en 1h30.

C’est le premier polar réalisé par Jacques Tourneur, dont on a parlé récemment avec VAUDOU. On retrouve ici son goût du mystère, ses images symboliques, mise en scène concise et superbe photographie. Si le Film Noir est plutôt un genre urbain, Tourneur s’en échappe à plusieurs reprises. Il a beaucoup tourné en extérieur (plusieurs scènes près du lac Tahoe) donc loin d’Hollywood et des diktats des studios. Une liberté qui lui a permis d’éviter les effets de transparence (dès le premier plan, la caméra est montée sur une voiture qui entre dans une petite ville), de filmer en pleine nature. Le bled où habite Bailey est tout simplement celui où Tourneur avait sa cabane de pêche, des petits rôles sont tenus par les vrais habitants.  

Le mystère imbibe toute la première séquence à Bridgeport, Tourneur ne cesse de différer les réelles motivations des personnages. Joe Stephanos, un type de la ville, avec son costard propre, débarque dans la bourgade à la recherche de Jeff Bailey, le pompiste. Il se renseigne, questionne clients et gérante du petit restoroute (« moi j’m’y connais en deux choses, les sandwichs et la romance » lance la patronne). L’employé de la station, sourd muet, va chercher Jeff parti batifoler avec Ann Miller près de la rivière. Scène bucolique qui tranche avec l’esthétique du Film Noir, petit répit avant les ténèbres. L’entame du film fait penser à celle de LES TUEURS de Siodmack.

Jeff connaît Stephanos (quels sont leurs liens ?) qui lui demande de passer voir un certain Whit, qui habite une belle propriété sur les hauteurs du lac Tahoe. Il lui dit : « Une grande bâtisse, tu ne peux pas la manquer. Tu ne peux pas… ». La répétition n’est pas anodine, ce n'est pas une invitation, mais une injonction. Jeff comprend de quoi il retourne, prend sa voiture, et en route raconte à Ann son histoire passée. Un travelling avant recadre son visage, fondu enchaîné, flash-back...

A partir de là, le récit est accompagné de la voix-off de Jeff. Il a été détective privé, chargé par le gangster Whit Sterling de retrouver sa fiancée Kathie Moffett. Qui non seulement lui a tiré dessus (elle l’a raté) mais s’est barrée avec 40 000 dollars. Il se fout de l’argent, il en a plein, ce qu’il veut c’est la fille. Jeff finit par retrouver Kathie à Acapulco, et bien évidemment, en tombe raide dingue…

La mise en scène et le montage sont calibrés au millimètre. Une action = un plan. Chez Tourneur, il n’y a pas de plans alambiqués, de mouvements de caméra virtuoses. On est aux antipodes de LA DAME DE SHANGHAI de Welles, par exemple. Les plans sont souvent fixes, courts, ce qui compte c’est ce qu’il y a dedans, et la manière dont ils sont éclairés. La photographie est contrastée, accentue les ombres (la bagarre dans le bungalow), privilégie la profondeur de champ, donc une vision très nette des actions (l'entrée de Kathie à la cantina, venue depuis la rue jusqu'à l'intérieur, avec l'animation en arrière plan). Comme dans ses films d’épouvante, le spectateur doit se sentir oppressé par l’obscurité ambiante. D’ailleurs, après la séquence d’ouverture, tout ou presque se passe la nuit, car les fugitifs craignent de se faire repérer le jour.

Dans les séquences à Acapulco, Jacques Tourneur accomplit des merveilles. L’apparition de Kathie Moffett en robe blanche immaculée, qui fera dire à Jeff : « Je comprends pourquoi Whit se fout de ses 40000 dollars ». Pour matérialiser les jours qui passent à chercher Kathie, Tourneur use d’un raccord fabuleux : Jeff assis dans un club, la caméra fait un panoramique qui embrasse toute la pièce, qui s’enchaîne en léger fondu à un second panoramique, qui aboutit à… Jeff assis dans un autre bar. L’illusion est parfaite, dans un même mouvement, on a changé de jour et de lieu !  C’est lors d’une balade sur la plage que Jeff embrasse Kathie pour la première fois. A l’arrière-plan on voit des filets de pêche dressés sur des mâts, comme d’immenses toiles d’araignée noires. Image très symbolique, le piège qui se referme, la femme venimeuse qui tisse sa toile sur sa victime.  

Autre fulgurance : de retour dans leur bungalow, trempés par une averse, ils se sèchent mutuellement les cheveux, puis Jeff lance la serviette (panoramique rapide) qui fait tomber une lampe, au même moment un courant d’air ouvre grand la porte. Fabuleux plan qu’on peut lire de deux manières, la porte ouverte est une invitation à devenir amants, mais aussi, vu l’orage qui gronde dehors, une porte ouverte vers des emmerdes à venir… Voilà un exemple de l’art de Jacques Tourneur.

Je passe sur d’autres péripéties, chantages et meurtres. Le flash-back se termine, retour au présent, fin de la voix-off, Jeff Bailey se rend au rendez-vous chez Whit Sterling, qui cette fois lui demande de récupérer ses livres de comptes tombés aux mains d’un procureur. Jeff va vite comprendre qu’il est le pigeon d’une farce macabre (il accepte un verre de Martini, conscient d’y laisser ses empreintes), victime désignée pour endosser les meurtres commis par d’autres. L’intrigue tirée du roman de Geoffrey Homes* est digne des bouquins de Chandler. Rajoutons au tableau l'associé de Jeff et l'ex-petit ami de Ann, bien décidés à corser l'affaire.

Jeff Bailey fraye dans ce panier de crabes avec une certaine désinvolture. D’autant plus que le personnage est joué par Robert Mitchum. L’acteur trimballe son flegme et son charme viril, engoncé dans son trench-coat, clope au bec, son personnage n’est pas dénué de romantisme. A Kathie qui lui demande : « Je t’ai manqué ? », il répond « Autant que mes yeux si je les perdais » la dévorant du regard… Sublime ! Face au colosse, Jane Greer apparaît en femme plus fatale que jamais. Ah la garce de toute beauté ! Barbara Stanwyck est un ange à côté ! Le symbolisme des tenues : elle est d’abord vêtue de blanc (l'innocence immaculée, la victime) puis de noir (la manipulatrice, l'intrigante) mais dans les dernières scènes elle porte du gris (qui est-elle vraiment ?). Évidemment, ce personnage féminin contraste avec celui de Ann Miller, toute en douceur, pudeur et résignation, seul protagoniste à se sauver de ce marasme avec le jeune employé sourd muet.

Whit Sterling est joué par Kirk Douglas, qui crève l’écran pour son troisième film. Le sourire aimable autant que carnassier, le regard glacé, chacune de ses répliques fait frémir, comme « On ne me quitte pas, c’est moi qui vire ». Douglas avait un jeu plus cérébral que Mitchum le débonnaire, les deux ne s’entendaient pas trop, Tourneur en joue intelligemment. On sent la tension qui passe entre les deux acteurs dans chaque scène qu’ils ont en commun. Il se dit aussi que Douglas était un peu jaloux de n’avoir qu’un second rôle.

LA GRIFFE DU PASSÉ (quel beau titre français !) est aussi connu sous le nom PENDEZ-MOI HAUT ET COURT (à ne pas confondre avec Pendez-les haut et court, western de Ted Post). Le film se termine où il a commencé, à Bridgeport, le cercle est bouclé. Tourneur y filme les scènes au bord du torrent comme dans un western, le coup de la canne à pêche pour alpaguer Joe Stephanos est une idée brillante !

Ne cherchez pas de happy end, le Film Noir laisse peu d’espoir à ses personnages, rattrapés par un destin sournois, aspirés dans une spirale inéluctable. Au fil des années, OUT OF THE PAST (en V.O.) a gagné ses galons de chef d’œuvre du Film Noir, comme ASSURANCE SUR LA MORT, LE GRAND SOMMEIL, LES TUEURS, LAURA, LE FACTEUR, GILDA, RÈGLEMENT DE COMPTE, et j'en passe quelques poignées... 

* Geoffrey Homes est un pseudo. L’auteur s’appelle en réalité Daniel Mainwaring, mais il était sur la liste noire du sénateur McCarthy pour amitié envers les communistes. Il signe le scénario sous son vrai nom. Ironie de l’histoire, il sera 10 ans plus tard le scénariste de L'INVASION DES PROFANATEURS DE SÉPULTURES (Don Siegel, voir l'article : clic ici ) est taxé cette fois d’anti-communiste primaire ! 

 

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Autres films de Jacques Tourneur chroniqués : RENDEZ VOUS AVEC LA PEUR ; VAUDOU


Noir et blanc  -  1h32  -  format 1:1.37


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