Dans la famille Tourneur je demande le père, Maurice, metteur en scène de plus de 400 pièces de théâtre, puis qui débute au cinéma avec Max Linder avant de s’envoler pour Hollywood, y devient une star (il a son étoile sur Hollywood boulevard) revient en France dans les années 20. Je pourrais demander le frère, Robert, comédien, mais celui qui nous intéresse aujourd’hui c’est le fils, Jacques, qui a débuté avec son père comme monteur, avant de passer à la réalisation.
Qui dit Jacques Tourneur, dit cinéma fantastique. Il n’a pas fait que ça, on lui doit ce classique du polar LA GRIFFE DU PASSE avec Mitchum, ou des trucs de pirates, de cape et d’épée, mais il est surtout connu pour LA FÉLINE, VAUDOU, L’HOMME LÉOPARD, réalisés coup sur coup pendant la guerre, la deuxième, et plus tard ce RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR, dont on dit qu’il est son meilleur film.
Le
truc de Tourneur, c’est d’en faire le minimum. L’étrange, la peur, l’horreur
même, proviennent du quotidien, de la vraie vie, pas besoin d’effets abracadabrantesques. Si le spectateur est mis en condition, le frisson passera. On se souvient de la
scène fameuse de LA FÉLINE, cette femme seule à la piscine, le silence, l’écho,
et juste une ombre qui glisse au mur.
Le film est mené à vive allure, comme une série B, 1h23 chrono. A l’image de la première séquence. Une voiture qui fonce dans la nuit. Au volant un type inquiet. C’est le professeur Harrington qui rend visite à un collègue, le docteur Julian Karswell, pour le supplier de cesser ses travaux sur les cultes démoniaques, sous peine de le dénoncer à l'Académie. Karswell promet, mais n’en pense pas moins. Il raccompagne son hôte en lui refilant à son insu (de son plein gré) un parchemin maléfique. Harrington, qui repart rassuré, ne survivra pas à la première bobine…
Entrent en scène sa nièce, Joanna, et le docteur John Holden. On appréciera comment leur rencontre est orchestrée, d'abord dans l’avion qui les amène des États Unis (l’histoire se passe en Angleterre) chamailleries de co-voisinage, puis à l’atterrissage, où ils découvrent qu’ils sont liés par un même homme, Harrington, apprenant conjointement que ce dernier est décédé. Holden devait le rejoindre pour un colloque scientifique, Joanna avait été alertée des menaces qui pesaient sur lui après ses découvertes sur Karswell. Ils décident, ensemble, de reprendre l’enquête…
John Holden, joué par Dana Andrew qu’on a vu chez Preminger (LAURA) ou Fritz Lang, est un cartésien pur et dur. Il reste très dubitatif devant la séance de spiritisme à laquelle assiste la mère de Karswell. Quand il se renseigne à la bibliothèque sur les cultes sataniques, on lui apprend que le grimoire qu’il voulait consulter a mystérieusement disparu des archives. Karswell, comme par hasard présent lui aussi à la bibliothèque, lui apprend qu’il en possède justement un exemplaire chez lui, et l’invite à le consulter.
Exemple de fantastique chez Tourneur : la carte de visite de Karswell, où une inscription s’efface après avoir été lue. Un laboratoire confirme à Holden que rien n’a été inscrit sur le bout de carton, et pourtant, nous, on l’a vu ! La scène suivante est plus démonstrative. Holden et Joanna se rendent chez Karswell, qui anime un anniversaire, déguisé en clown prestidigitateur. Cela a-t-il inspiré Stephen King pour CA ? Le contraste entre les dialogues graves et le visage grimé de Karswell est saisissant. Un des grands moments du film, suivi par un morceau de bravoure, une démonstration des talents de Karswell, maître des éléments, qui provoque une tempête dévastant toute la propriété.
Jacques Tourneur a fait venir sur le tournage quatre avions à hélice (la production n’en voulait que deux !) solidement amarrés, devant lesquels étaient garés des camions remplis de feuilles mortes. Quand le sorcier Karswell invoque les ténèbres, on mettait les turbines en marche, provoquant un véritable ouragan et une pluie de feuilles. On pense à la scène de LES OISEAUX d’Hitchcock avec le pique-nique des gamins. Karswell prédit à Holden qu’il mourra dans quatre jours, à 10 heures précises… Ambiance.
Karswell utilise un autre parchemin maléfique, le seul moyen d’y échapper est de refiler le papelard à quelqu’un d’autre. Là encore, Tourneur provoque l’angoisse avec peu de chose, quand le parchemin soudainement animé de vie, vole vers la cheminée, reste bloqué sur la grille de l’âtre, avant de tomber par terre, crispé de spasmes. Tourneur joue évidement sur les ombres reportées, les axes de caméra en contre-plongée, la profondeur de champ, pour déstabiliser le spectateur. Comme dans cette scène à l’hôtel où Holden se sent épié. Il regarde d’un côté : long couloir vide. Puis de l’autre : long couloir vide. La perspective nous aspire, les distances additionnées semblent des kilomètres !
Et puis ces plans dans la maison. Holden descend un escalier, la caméra est derrière lui, à chaque palier on voit une main en gros plan qui s’agrippe à la rampe. Pas de doute, quelqu’un qui le suit à trois mètres derrière. Pourtant, quand on change de point de vue avec un plan d'ensemble axé depuis le rez-de-chaussée, Holden est seul dans le décor… Et non, ce n'est pas une erreur de raccord ! Mais la volonté de faire naître le trouble chez le spectateur. Il y a aussi ce moment (de nuit, of course) où Holden est poursuivi dans une forêt par un nuage, représentant les forces du Mal. Le cartésien Holden doute de plus en plus. Le spectateur aussi. Julian Karswell a-t-il vraiment le pouvoir de contrôler les forces démoniaques ?
« Il vaut peut-être mieux ne pas savoir »… telle est la dernière réplique du film, après la superbe séquence à la gare. Je ne vous en dis pas plus, mais cette réplique se comprendrait mieux si les producteurs n’étaient pas intervenus sur le montage du film. Les forces du Mal sont symbolisées à l’écran par un dragon - sorti d'un épisode San Ku Kaï - qui fond sur ses victimes ciblées par le parchemin. L’idée de Jacques Tourneur était d’incorporer à son film des images subliminales, juste une ou deux, pour que le spectateur se disent : ai-je bien vu ou la berlue ?! Et ainsi, disait-il, contraindre les gens à racheter un ticket pour revoir le film !
Car dans la scène à la gare, génialement réalisée, quand la locomotive file droit vers nous avec son panache de fumée blanche, on se demande effectivement s’il n’y a pas un truc en plus, qu’on croit distinguer… Le fait que les producteurs aient, sans l’avis du réalisateur, montrer le monstre distinctement à l’écran, vision grotesque, et ce dès la première séquence du film, retire évidemment tout l’aspect surnaturel à l’intrigue. On ne connaît donc ce film que dans sa version dénaturée. Sans ce dévoiement commercial stupide le film aurait eu beaucoup plus d’impact. En tous cas, cette dernière réplique « mieux vaut ne pas savoir » dite par le docteur en science, nous laisse sur un épilogue mémorable.
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Chronique dédiée à Bruno et Pat, adeptes de (mains aux) cultes maléfiques et d'épouvante, cadeau pour leurs anniversaires.
- Ah bon, c’est leurs anniversaires ?
– J’en sais rien, Sonia, j’imagine qu’à quelques mois près, oui…
Noir et blanc - 1h23 (version américaine) - format 1:1.66
Ah, Jacques Tourneur ! Nightfall, avec Aldo Ray), tu l'as vu finalement ?
RépondreSupprimerC'est marrant parce que tout récemment j'ai vu un film de René Clément avec Aldo Ray et Robert Ryan.
Mais bon y a pas Dana Andrews dedans.
Le film s'appelle La course du lièvre à travers les Champs (1972). Il y a aussi Jean-Louis Trintignant et la superbe Lea Massari et la troublante Tisa Farrow. Un film injustement égratigné par la critique et le public.
En tout K, excellente mise en bouche que cette chronik ! C'est aussi bon qu'un vieux Bordeaux tout ça.
Et il est clair que sans la main-mise des producteurs, ce film aurait eu beaucoup plus d'impact !
Cette bébête en carton pâte, vraiment nulle. Et même pas peur.
Même notation que toi. J'aurais donné 4 claps de cinéma.
freddiefreejazz
Je l'ai découvert y'a pas très longtemps à la télé ...
SupprimerBon, je préfère un vieux Bordeaux (St Estèphe ou St Julien de préférence, merci ...)
Faut dire que le Godzilla fumant, j'ai trouvé ça pas très fumant, alors que le reste est assez flippant (ça m'a fait penser à La maison du Diable de Wise, ce qui est un compliment) ...
Mais grâce à vous j'ai compris le pourquoi du comment du truc (encore la prod qui a fait des siennes)
Un St Estèphe ou un St Julien de préférence ? Punaise, ça fait un bail que je n'en ai pas bu !
SupprimerEn plus, le prix de ce breuvage risque d'augmenter et ça n'est pas le gouvernement qui va faire un geste ;)
Sinon, je n'ai toujours pas vu La maison du Diable que tu évoques, Lester. Merci pour la référence.
Surtout que Robert Wise, j'aime bien. Il a réalisé de très beaux films, je pense à ces deux perles sur la boxe :
Marqué par la Haine et surtout Nous avons gagné ce soir.
freddie
P.S. Je ne peux plus intervenir sur ton blog, lester. Y a comme un bug.
Luc, non plus visiblement.
Jamais vu. J'ne connaissais même pas. Dommage qu'il y ait ce diable-dragon de carton-pâte, parce que sinon ça a l'air pas mal du tout.
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