mercredi 14 juin 2023

Frank MARINO & Mahogany Rush " Live " (1978), by Bruno



   Dans la série des enregistrements publics du siècle dernier, de l'an 1978, année plutôt prolifique en la matière, et généralement qualitative, il y en a un qui est un peu oublié. C'est que le groupe et son leader n'ont jamais réussi à percer en Europe. Allez savoir pourquoi. Ce n'est pourtant pas les albums de qualité qui manquent, même si tout n'est pas du même tonneau. D'ailleurs, il y a un temps, toujours au siècle dernier (...), il était rare de ne pas trouver chez un amateur de Blues-rock atomique ou de Hard-blues, au moins l'un de leurs albums ; ne serait-ce qu'un enregistrement sur une cassette. Car Frank Marino et son Mahogany Rush, quoi qu'en dise la critique, était une référence. Pour certains, dont une partie de la presse dite spécialisée, qui n'a jamais pris la peine de vraiment écouter sa riche discographie, Frank Marino n'était qu'un plagiaire de plus de Jimi Hendrix. Pour d'autres, un talentueux "continuateur". Enfin, pour une autre frange, un formidable performer, authentique guitar-hero qui utilisait avec une énergie débordante le rock'n'roll et le blues pour les muer en une nouvelle entité aimant folâtrer avec le heavy-rock. Ce n'est pas sans raison que bon nombre de guitaristes des années 80 et 90 le mentionneront comme une référence. Mais déjà, même ses pairs n'hésitaient pas à vanter son talent. Ted Nugent lui-même qui, en dépit d'un ego surdimensionné, se plaisait à se lâcher dans une interminable apologie des groupes et musiciens qui le faisaient vibrer, l'incluait dans sa copieuse liste.


   Sans oublier que le Mahogany Rush et Frank étaient des héros au Canada, leur patrie, le groupe étant d'origine Québécoise. Francesco Antonio Marino est né à Montréal, le 20 novembre 1954, d'un père italien et d'une mère syrienne.

     Cependant, une publicité maladroite de la maison de disque affirmant que Marino himself avait été visité par le spectre de James Marshall Hendrix lors d'une longue hospitalisation (pour une désintoxication suite à un mauvais trip, alors qu'il n'était qu'un jeune adolescent (1) ), l'exhortant à reprendre reprendre le flambeau de sa musique (2), semble avoir fait plus de mal que de bien. (Histoire d'autant plus invraisemblable que l'hospitalisation de Marino s'est étalée de septembre 1968 à février 1969. Soit, bien avant le décès d'Hendrix. Mais les versions ont différé, mué ; on a parlé d'un retour inespéré d'entre les morts après un violent accident de la route, voire même de visite de spectres). A nuancer toutefois, car ceux qui, titillés ou amusés par l'allégation farfelue, firent tout de même le déplacement, afin d'en juger eux-mêmes, d'entendre le phénomène de leurs propres esgourdes , en revinrent généralement séduits par la puissance et la musicalité de ce power-trio. La méthode est la même que celle de Nugent qui en clamant pendant quelques années être le meilleur guitariste de hard-rock de la planète, attisa la curiosité d'une multitude ; sans convaincre forcément sur ses capacités hors-normes, il grossit néanmoins les rangs de sa fan base. Une fois un certain confort acquis en matière d'affluence et de ventes, on peut faire machine arrière et nuancer ses propos. Le marketing à l'américaine (pléonasme ?) avait des décennies d'avance.

     Si les trois premiers opus de Mahogany Rush sont effectivement fortement imprégnés de l'aura hendrixienne, à partir de l'excellent " IV " sorti en 1976, le trio ouvre les vannes à un puissant heavy-rock qui va progressivement étouffer cette lourde influence (sans jamais totalement l'éradiquer - fort heureusement). Cela au détriment aussi des chatoyantes couleurs de Blues halluciné. Etonnamment, alors que la principale critique émise envers Marino était son côté trop marqué par Hendrix, dès lors qu'il l'atténue, les ventes de ses albums diminuèrent. Une forme d'injustice, alors que même des années plus tard, tout en reconnaissant l'influence d'Hendrix, il se défendra de tout opportunisme, avançant que les similitudes n'étaient pas intentionnelles, que c'était juste ce qu'il aimait jouer le plus. Simplement, c'était en jouant ainsi qu'il se sentait bien, en phase avec lui-même. Cependant, passablement contrarié que les critiques se penchent plus volontiers sur les analogies que sur sa musique, en ayant assez de subir sempiternellement les comparaisons, Marino s'efforce de gommer les singularités  - qualifiées donc d'hendrixiennes - de son jeu de guitare, en s'ouvrant plus largement au hard-rock, mais aussi à une forme de rock'n'roll "high-octane". Une voie propice aux soli débridés semblant parfois tomber dans le démonstratif. De même, sa voix se fait plus rude et sauvage.


   Ce premier live marque ce changement. Bien que clôturé par un magnifique "Purple Haze", envoyé comme par défi à la face des critiques acerbes, le trio est désormais nettement plus marqué par un heavy-rock fougueux et un rien crâneur. A ce titre, on pense parfois au Nugent de la même époque (et notamment à son double-gonzo sorti la même année). 
Toutefois, de temps à autres, des scories psychédéliques fleurissent, parsemant alors un hard-rock rugueux de tonalités plus pastel (ça reste évidemment relatif). Comme sur "The Answer" et "Dragon Fly", à la fois élégants, puissants, corrosifs et encore porteurs d'un groove de Heavy-rock funky, qui évite que ce métal ne soit trop lourd à digérer. Tandis que "Talkin' 'Bout a Feelin'" a des allures d'escapades intersidérales, virevoltant entre les astéroïdes et divers flibustiers de l'espace, bande-son idéale pour animer l'imagination débridée des frappadingues qui ont noirci les pages de la revue "Métal Hurlant" (z'auraient d'ailleurs peut-être dû faire un film, non ?). Marino en apesanteur, fusionne avec ses Gibson SG (toujours équipées d'un vibrato Vibrola d'origine), chantant à l'unisson ou se laissant emporter par sa furie. Grand moment de guitare hallucinée. Ces morceaux d'aspect relativement complexe dévoilent la maestria du trio. Loin d'en resservir une version light, ou pire brouillonne, par rapport à celles conçues en studio, sans jamais rien sacrifier, elles se solidifient et gagnent en force, prenant un aspect plus granitique. 

      Mais Marino, formidablement soutenu par une section rythmique inébranlable - avec les fidèles Paul Harwood à la basse et Jim Ayoub aux fûts -, paraît doté du don d'ubiquité. Car en effet, sa guitare, toujours en mouvement, enchaîne rythmique, chorus, licks et soli sans jamais défaillir, sans aucune coupure ou hoquet. Même en alternant les effets, même lorsqu'il change radicalement d'intensité, d'un heavy-rock de fou furieux à un slow-blues Blues. Une prouesse. Parfois, il semble en faire trop, paraissant s'approcher dangereusement de la limite, mais tel un acrobate casse-cou, s'en sort toujours et évite de tomber dans le redondant et la lassitude. Sauf... en ce qui concerne la bouillie sonore génératrice de migraine qu'est "Electric Reflections of War". Pourtant, depuis son sevrage, Marino, en accord avec la religion inculquée par ses parents, ne touche pas ni à la drogue, ni à l'alcool. A savoir que pour cela, pour parvenir à retranscrire sur scène des morceaux d'une relative difficulté et d'une certaine richesse faite de sons divers, il s'est particulièrement bien équipé. Plutôt que quelques pédales éparpillées devant le pied de micro, comme cela se faisait généralement à l'époque, il possède déjà un imposant pedal-board. Il doit même être alors l'un des guitaristes le plus fourni en la matière. Et à ce titre, on raconte que son matos nécessite deux roadies.


   La solidité de Harwood et d'Ayoub, partie intégrante du Mahogany Rush depuis sa genèse, n'y est pas étrangère. Tous trois paraissant liés par télépathie, répondant aux moindres inflexions des uns et des autres. Si Frank Marino est incontestablement le leader, écrivant, composant et produisant tous les morceaux depuis le premier album de 1972, pour lui, il est lié avant tout à un groupe. Ainsi, c'est à sa grande surprise qu'il découvre pour la première fois que sur la pochette de "World Anthem" (de 1977), son nom apparait associé au patronyme du trio. Un nom qui prit de plus en plus de place sur la pochette, jusqu'à ce que "Mahogany Rush" ne fasse partie d'un passé révolu ; même si la composition du groupe reste la même, seulement augmentée d'un guitariste rythmique (le frérot Vince ; loin d'être manchot). Des décisions prises par le label, Columbia, sans son accord. Une des nombreuses raisons qui dégoûtèrent Marino de l'industrie musicale, et qui préféra tirer sa révérence et se mettre au vert dans son Québec natal. Ce n'est que bien des années plus tard, au XXIème siècle, lorsque Marino décide de reprendre la route, sur la demande express de milliers de fans qui se manifestent sur son site (où on pouvait alors écouter gratuitement l'intégralité de sa discographie), que le nom de Mahogany Rush reprendra ses droits sur les pochettes de disques (sur un label indépendant car il ne veut plus entendre parler de major) et les affiches de concerts - même si les vieux compagnons ne sont plus de la partie. 


   Le Blues vient aussi tempérer l'activité de ce volcan éruptif. Présentement avec "
I'm a King Bee" de Slim Harpo, tout de même bien loin de l'original, en débutant dans un déchaînement épileptique d'électricité, avant de se reprendre, de calmer le jeu avec même quelques intonations jazzy ; avec "Back Door Man" de Willie Dixon pour Howlin' Wolf, qui fait l'inverse. D'abord simplement chicago-blues, un brin plus épais, en adéquation avec le chant graveleux de Marino, avant d'exploser. Quant à l'intermède "Who Do Ya Love" de Bo Diddley, c'est par contre une fusion extatique de Nugent et d'Uli Jon Roth.

     Retour aux origines avec un "Johnny B. Goode" d'anthologie, préfigurant les blues-rock'n'roll speedé de feu-Stevie Ray Vaughan. Marino appuie sur le champignon et ne loupe pas une seule note ! 😲 Stupéfiant ! Derrière, la section rythmique transpire à grosses gouttes pour suivre le tempo, mais ne lâche rien.

      Dire qu'initialement, Marino souhaitait simplement pouvoir jouer de la batterie... Et qu'importe s'il intégrait un groupe ou pas, tant qu'il pouvait en jouer, comme son idole, le célèbre batteur de jazz Buddy Rich. C'est lors de sa fameuse hospitalisation que le besoin de jouer se fit des plus pressants ; cependant, un kit de batterie n'étant guère envisageable dans le milieu hospitalier, que cela soit par la place qu'il nécessite que par le volume sonore qu'il émet, il se résigna à se tourner vers un instrument plus discret et plus facilement transportable : la guitare. 

     Au Canada, Marino est resté un héros adulé, invité même à des émissions télé de masses. Les Américains font du protectionnisme, mais ne parviennent pas à empêcher les multiples hommages de leurs patriotes - de Nugent à Zakk Wylde (3) -. Les Japonais, comme à leur habitude, lui ont fait un triomphe (ils existent quelques enregistrements public réservés au public japonais). Et les Européens... bouah

     Le 30 juin 2021, à 66 ans, alors qu'une tournée était prévue, Frank Marino annonce qu'il est obligé de l'annuler pour raison de santé. Et il met définitivement fin à sa carrière. Toujours aussi discret, il ne donne pas plus de détails.

  

(1) Ce séjour de plusieurs mois en centre hospitalier, alors qu'il n'a pas encore quatorze ans, est du à une accumulation de prises de LSD. Frank n'a pas pour habitude de faire les choses à moitié. Il fut sous l'emprise d'hallucinations récurrentes. Ce sont elles qui ont servit de matière pour la conception des pochettes de "Child of Novelty" et "Strange Universe". Une expérience qui le sevra - à jamais ? - de la drogue et de l'alcool.

(2) Certaines versions sont allées jusqu'à avancer que c'est carrément l'esprit de Jimi Hendrix qui s'est réincarné en sa personne. Profitant probablement de l'absence de barrières, tombées sous l'effet prononcé du LSD. Ouaip, tout ça plusieurs mois avant le décès d'Hendrix

(3) En 2019, Zakk Wylde a offert à Frank, une guitare d'inspiration "Gibson SG", issue de sa propre marque, Wylde Audio (qui travaille en collaboration avec les ateliers de Schecter), dont le corps est intégralement habillé du motif de la pochette de "Strange Universe".



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Autre article / MARINO (lien) :  👉  " Juggernaut " (1982)

2 commentaires:

  1. Je suis un inconditionnel de Frank Marino depuis les débuts de Mohagany Rush, j'adore son jeu de guitare bien charnu qui, c'est vrai, n'est pas sans rappeler J. Hendrix. Et des albums comme The Power Of Rock'n'Roll ou Juggernault sont des incontournables. Merci à Bruno pour son excellent commentaire.

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    1. Merci NoNyme.
      C'est forcément subjectif, mais j'estime que "Juggernaut" est un des meilleurs disques des années 80.
      Et probablement le meilleur de Marino

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