mercredi 17 août 2022

JOURNEY " Infinity " (1978), by Bruno



     
     Pour poursuivre dans le chapitre consacré aux groupes de Hard FM, entamé la semaine précédente, un poids lourd du genre, Journey. Une formation qui à partir de l'intégration d'un chanteur à part entière - intégration correspondant à une orientation nettement plus commerciale - a eu l'honneur d'être l'unes des têtes de turcs préférées d'une majorité de la presse musicale. Néanmoins, sans que cela n'empêche l'essor d'un énorme succès outre-Atlantique (avec disques de platine et de diamant à la clé, et concerts sold-out).

     En fait, on pourrait dire que la genèse de ce grand voyage commence à l'aube des années 70, lorsqu'un jeune Carlos Santana rencontre un encore plus jeune Neal Schon. Enthousiasmé par son jeu et ses compétences, il décide de l'embarquer à sa suite, pour poursuivre l'épopée Santana alors en pleine ascension fulgurante. Ainsi, encore adolescent, Neal Schon brûle les étapes et se retrouve quasiment du jour au lendemain confronté à la grosse machine du divertissement (américain), goûtant aux festivals et autres messes à forte affluence.


   Cependant, Neal fait de l'ombre à l'ego de Santana et sa guitare se retrouve mixée en retrait, tandis que son travail sur « Caravanserai » n'est pas crédité. Dont quelques fameux soli. Le pire, c'est que pendant bien longtemps, lorsqu'il annonce qu'il en est l'auteur et l'interprète, on le prend pour un affabulateur. Double peine pour le jeune Schon qui n'aspire qu'à une juste reconnaissance. Conscient qu'il sera toujours bridé dans le groupe de Santana, et encouragé par le manager Herbie Herbert, il préfère se détourner d'une certaine assurance pécuniaire et repartir à zéro.

     Pour ce faire, il part démarcher à Seattle le claviériste et chanteur de Santana, Gregg Rolie, qui a pris une pause pour aider son père à ouvrir un restaurant. Tous deux rallient à leur cause le bassiste du Steve Miller Band, Ross Valory, et l'ex-Bluesbreaker, Frank Zappa et Bowie (et Aysnley Dunbar Retaliation), Aynsley Dunbar lui-même. Un seconde guitariste est dépêché mais ce dernier ne reste que le temps d'un premier album.

     C'est d'abord Golden Gate Rhythm Section, qui est choisi pour nommer la formation, avant de rapidement sélectionner le court Journey. Un nom plus en phase avec leur musique qui ne s'autorise aucune frontière, voguant indifféremment au gré de l'inspiration dans le Rock progressif, le heavy-rock et le Jazz-rock velu, jusqu'au Blues-rock hendrixien avec le monumental « Look Into the Future » (1). Trois bons albums, techniquement de haute volée, certes parfois aventureux mais inégaux, mais injustement occultés par la période faste du groupe. La raison principale étant la quasi absence d'éléments commerciaux (bien que l'album « Look Into the Future » paraît faire quelques efforts en ce sens, dont l'équivoque « Saturday Nite ») la durée des morceaux ne facilitant pas non plus le passage radio. La dure vie du musicien qui espérait pouvoir vivre confortablement et sans contrainte de sa musique.

     La maison de disque qui croyait avoir senti le bon coup en signant deux ex-Santana, commençait à faire la gueule. Probablement que des responsables, pensant avoir été suffisamment patients et indulgents jusqu'à présent, estimaient qu'il était temps d'avoir enfin une rentabilité nettement plus consistante. Avec l'aval du management, ils imposent la rencontre avec un jeune chanteur dont la démo en avait laissé plus d'un sur le fion.


   La rencontre porte ses fruits, les musiciens et le chanteur se comprennent et s'entendent. Toutefois, on ne sait pas trop si c'est l'influence du nouvel arrivant, ou bien une forte pression du management et du label, mais la musique de Journey opère une quasi totale métamorphose. Finies les digressions, finies les influences Jazzy, place à une musique franchement mainstream, aux mélodies évidentes et aux chansons au format court – aptes au passage radio. En 1978, Journey redevient un quintet et réalise un disque, le premier d'une faste et longue période de succès. Mais surtout un disque qui, bien que postérieur au premier Boston, à REO Speedwagon, à Styx, participe lui-aussi à  poser les bases d'un Rock dit radiophonique ou « adulte » ( ??  un petit antagonisme entre les deux termes, non ?).  Qui, malheureusement pour le genre, va devenir pour beaucoup trop de groupes un cahier de charges à respecter, ce qui va le plonger dans une voie sans issue.

     En aparté, la genèse du Hard-FM/AOR ne peut se résumer aux groupes susnommés. Comme bien généralement en musique, les sources sont floues et éparses. Dans ce cas, il convient de mentionner le travail de Chicago ainsi que l'évolution progressive de Grand Funk Railroad qui, parti d'un Hard-rock de Cro-magon, peu ou prou mâtiné de Soul malaxé au pilon, arrive à un Heavy-rock relativement raffiné, avec l'apport incontournable d'un clavier, et aux refrains inspirés par la Motown.

     Désormais, Neal Schon a mit de l'eau dans guitare, réduisant son taux de phaser et d'overdrive, freinant ses pulsions hendrixiennes, pour adopter une tonalité plus policée et un jeu plus mesurée. En contrepartie, c'est aussi le début de ses soli nerveux et speedés, shredders avant l'heure (et plus tard, pas toujours en adéquation avec la chanson). Et Gregg Rolie en plus d'avoir considérablement réduit ses interventions d'orgues Hammond, pour laisser une plus grande place au piano, ne laisse plus qu'occasionnellement vibrer sa voix Soul de doux ours (du moins de front). Tandis que Schon, qui tentait timidement de faire ses preuves au chant, est relégué en division d'honneur. Car il a fallu faire de la place à la voix claire et puissante, relativement haut perchée, du nouvel élément : Steve Perry.


     Une voix qui peut faire blêmir l'amateur de shouters de Heavy-rock et de Blues. Une voix dépourvue d'aspérité, qui sera parfois jugée « trop propre » pour un groupe de Rock ». Pourtant, sa puissance et sa maîtrise (à croire qu'il est passé par le conservatoire) ouvrent des portes  jusqu'alors inaccessibles à la bande. Dans la continuité d'un Brad Delp de Boston, et aussi de David Byron d'Uriah Heep, même dans les notes les plus hautes, Steve Perry ne perd jamais le fil de la mélodie. De plus, - en dépit d'un physique filiforme - Perry est doté d'une puissance et d'un souffle qui lui permettent de garder la note tout en la modulant au besoin. Bientôt, il va gagner le surnom de "The Voice". De son côté, la formation semble faire de son mieux pour créer un écrin pour cette voix.

     Étonnamment, malgré l'incorporation récente de Perry, Journey réalise là un de ses meilleurs disques. C'est bien simple, malgré les ans, « Infinity » a tous les attributs d'un « Best of ». A croire que le groupe – ou Steve Perry – avait déjà ce matériel sous le coude, et n'attendait plus qu'un effet déclencheur, le déclic, pour lui donner sa forme définitive. La signature de Robert Fleischman, le chanteur éphémère de Journey (futur chanteur du Vinnie Vincent Invasion), sur trois des chansons, corroboreraient cela. Et puis cette mouture garde encore un certain attachement à une musique organique, et ainsi se défend de tomber dans l'ampoulé, l'aseptisation par l'utilisation de synthétiseurs. Pour assurer le coup, on a aussi dépêché le producteur Roy Thomas Baker qui a prouvé son talent pour allier clarté et puissance avec les albums de Queen.

     Sur « Lights », rien que les arpèges crunchy de Schon sont chaloupés et invitent à une valse. Sur cet allegro, Perry dépose sa voix limpide mais solide. Il en joue comme s'il était un oiseau fabuleux virevoltant entre les cimes et les nuages, s'abreuvant de liberté. « Feeling That Way » est introduit par la voix plus limitée, mais plus chaude, de Rolie, avant de partager les couplets avec Perry. La cohabitation est savoureuse, l'un apportant des ingrédients de Soul et de Blues un brin rugueux, tandis que le second injecte un lyrisme fédérateur. Dans cet élan festif, Schon développe un superbe et expressif solo bluesy.  « Anytime » est quasiment enchaîné a capella  par le duo Perry-Rolie. De nouveau, les deux chanteurs travaillent en bonne intelligence ; ce qui donne plus de couleurs et de consistance à ce morceau déjà bien soutenu par la guitare égrenant un arpège – habillé d'un léger chorus – entrecoupé d'un gros et sombre bend de la corde de mi grave.


   Avec un titre comme « Là Do Dà », on s'attend légitiment à une douce et simplette ritournelle Pop. Attente renforcée par les trois pièces précédentes. Or, là, les coquins envoient du lourd. Pratiquement du proto-heavy-metal mélodique – néanmoins en gardant une patine heavy-blues -. Le titre est court et fait dans l'urgence avec une guitare agressive et une section rythmique, batterie en tête, qui se croit sur un champ de bataille à la tête d'une charge de cavalerie. Une pièce qui va faire école, jusqu'à frôler le passage obligé des groupes de Hard FM qui veulent par là encore signifier qu'ils ont toujours leur place dans « l'impitoyable monde des harderoqueurs » 😉.  Le calme après la tempête, le très beau slow «  Patiently », enchaînée à la furia précédente, est un terrain de jeu pour Perry qui sur un seul arpège de gratte acoustique, ensuite soutenu par quelques cristallines notes de piano, s'entraîne à serrer le cœur des midinettes – voire celui d'autres plus endurcis, cachés sous cuirasse. Mais le chenapan à la coupe Afro et la longue moustache mexicaine ne peut s'empêcher de faire le break écrasant de son panard son overdrive pour envoyer un épais et bouillant solo.

   Intarissable, le groupe délivre encore une nouvelle perle, un autre classique, « Wheel in the Sky ». Perry se fait plus crooner, aidant le groupe à taquiner une forme de Pop-rock disons un peu plus adulte. Le refrain, repris en chœur par le groupe (seul Aynsley ne chante pas), est immédiatement mémorisable et fait la force de ce morceau qui va longtemps rester un incontournable de leurs concerts.

   Ce n'est qu'à partir de la septième pièce que le groupe montre quelques signes de faiblesse, avec « Somethin' To Hide » assez consensuel (quoique, peut-être pas à l'époque). Et « Can Do » qui se vautre radicalement en tentant une percée dans un Rock lourd. Mais auparavant, « Winds of March » qui, après une intro mielleuse, les musiciens poussent les potards à onze (ou plutôt à 8/9 😁), et Neal et Gregg en profitent pour mettre le feu ; ça fume encore lorsque Perry fait de son mieux pour revenir à un ton plus en adéquation avec le sujet de la chanson qui porte sur l'amour que l'on porte à son enfant.

     Journey conclut ce premier chapitre « ère Perry » avec un bien beau « Opened the Door » qui renoue quelque peu avec les velléités progressives des albums précédents. Perry s'accroche à une coloration plutôt Blue-eyed Soul - avec des paroles des plus niaises -, tandis que l'orchestre, progressivement, l'en extirpe pour se parer d'une sombre coloration, tel une caravane se perdant dans le crépuscule d'une terre hostile... où semble poindre, à l'horizon, une oasis salvatrice.

     Cinq des chansons de cet album se retrouvent sur leur premier (double) live : " Captured ". Preuve en est de la qualité de cet album, d'autant que lors de la tournée qui servit à réaliser ce live, le groupe était déjà riche de six galettes. Ce premier album avec Steve Perry, dont trois singles en sont extraits (on aurait pu en sortir six ), marque une confortable entrée du groupe dans le billboard et autre charts. Même si l'on est encore loin des résultats effarants de la décennie suivante, avec notamment "Escape" et "Frontiers", Journey rejoint le giron des formations (très) rentables, et la maison de disque va désormais être aux petits soins. 



(1) Qui... n'a jamais eu l'opportunité de délecter ses esgourdes avec cette magnifique pièce, ne peut se prétendre amateur – mélomane – de bonne musique organique à base de Soul et de Rock bluesy.


🎶🌌

5 commentaires:

  1. Hello mon gars Bruno, j'étais passé à coté de ton article cet été. Me suis régalé à le lire et je vais m'écouter "patienly"....Kénavo, mon poto.
    PS : encore un disque qu'on a en commun : HARDLINE " Double Eclipse"

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    1. Yo, Philou.
      Ce premier Journey avec Steve Perry est, à mon sens, une franche réussite. Peut-être même la plus belle du groupe.

      Quant à Hardline, malheureusement un peu étouffé par la vague Grunge, demeure - trente plus tard - un sacré morceau.
      A prestu

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  2. yes, un bien bel album. Est que que tu as écouté le live "Neal Schon's Journey Through Time" ?
    Un concert de 2019, pendant lequel Neal Schon revisite le répertoire de Journey, (bien) épaulé par Gregg Rolie, Deen Castronovo, Marco Mendoza, Marti Frederiksen, et Chris Collins.

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    1. j'ai oublié de te dire que cet album ("Neal Schon's Journey Through Time"), n'est pas sorti officiellement, mais tu peux l'écouter sur YouTube. A plus, amigo.

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    2. Non, aucunement. C'est une découverte. Une belle brochette de musicos 😲
      J'écoute ça en ce moment. Apparemment, un concert pour le fun, en petit comité. Une prestation sans fard et de haute volée.
      Deen est surprenant au chant 😳 Et sans lâcher ses baguettes !

      Cette réunion semblerait confirmer que Neal Schon, dans la mesure du possible, ait souvent gardé des liens avec les musiciens qu'il a côtoyé.
      Gregg Rolie qui revient fait des apparitions ; Michael Shrieve appelé pour l'éphémère HSAS ; Deen Castronovo joint pour Hardline, puis Journey, puis Soul SirkUS ; Jonathan Cain occasionnellement sollicité pour aider dans les compositions, voire quelques notes de claviers - sans oublier l'aventure Bad English ; Steve Smith pour donner un coup de main sur les disques solos. Comme s'il aimait bien de tâter de divers projets, mais couper tous les liens avec les potos.

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