- Dis Claude ? Ce n'était pas prévu jeudi la musique qui fait dans le
bizarre d'après le Best Of ? Mais Là, ce vieux monsieur, l'horrible
photo si célèbre de la fillette brulée au Napalm au Vietnam, un quatuor
à cordes qui joue aussi avec des verres d'eau… Tu m'affranchis…
- George Crumb est un compositeur peu connu, un pédagogue et surtout
tellement novateur que la musique de Boulez ou des minimalistes semble
académique à côté !!!
- Mon dieu, je m'attends au pire… Du bruit qui m'écorche les esgourdes…
Enfin, je juge avant d'écouter…Pas bien ça…
- Crumb comme le français Edgar Varèse, chronique à venir, était un
chercheur et un visionnaire indépendant, un explorateur des
sons…
Non par un argonaute, mais une partition. Chouette pour attraper un torticolis ? |
J'avoue ma stupéfaction de lire que dans
Le Monde,
Télérama,
Radio France on ait parlé avec force
détails de la mort de
George Crumb. Même Libération en fait état.
Libération, un bon quotidien certes
mais plutôt investi à causer du Covid et des présidentielles par les temps
qui courent, que du compositeur contemporain quasi inconnu car le plus
original pour ne pas dire extravagant qui vient de nous quitter à l'âge
canonique de 92 ans. Si vous jetez un œil à la partition en forme
d'argonaute ci-contre, je n'aurais guère à argumenter que nous allons sortir
des standards des conservatoires et pourtant
George Crumb
fut autant un compositeur qu'un pédagogue…
Attention : ne pas confondre avec Robert Crumb, le papa de
Fritz the Cat et des B.D. pour adultes dites "comics
underground". Dessinateur également musicien mais plutôt fan de jazz et
de blues farfelus à l'image de son graphisme…
Une vie incroyable que celle de cet homme né à Charleston le jour du Crack
boursier du 24 octobre 1924, l'envol de la grande dépression, d'une pandémie
de misère ! Sa mère
Vivian
est violoncelliste et
Henry, son père, clarinettiste. Une maisonnée au climat musical favorable à son
épanouissement artistique puisqu'il couche ses premières notes sur le papier
à musique en 1947 à 18 ans.
Pour le jeune
George qui semble ne s'être jamais investi dans l'étude d'un instrument à un haut
niveau de virtuosité, hormis le piano (il ne fera pas carrière) ; pas de
Julliard School ou de Curtis Institute mais une kyrielle de facultés :
Université de Charleston (1947), Université de l'Illinois à Urbana –
Champaign (1952), un bref voyage à la Hochschule für Musik de Berlin
et retour dans le Michigan, sortant enfin diplômé en 1959.
La vie de
Crumb
se déroulera loin des scènes de concert. Chercheur opiniâtre, il vivra de
ses revenus d'enseignant dans diverses universités : Virginie,
Colorado – professeur de piano et de composition - (1958),
Pennsylvanie…
Une vie professionnelle comparable à celle de
Bruckner
qui étant peu interprété car trop avant-gardiste enseigne. Différence
majeure,
Crumb
aura une famille et un fils
David
qui a pris la relève comme compositeur tout en étant attaché à l'université
de l'Oregon.
George Crumb
a composé pratiquement jusqu'à son dernier souffle.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Dès ses débuts après la fin de la Guerre,
Crumb
s'intéresse au sérialisme et au dodécaphonisme, surtout à celui de
Webern
pour qui toute note, tout son, doit avoir un vrai rôle
(Clic).
Webern, le compositeur passionné par les timbres les plus purs et les plus
étranges. Pour
Crumb
qui ne rejoindra aucun des courants postsériels ou minimalistes à la mode
(Boulez,
Reich,
Glass,
Adams), poursuivre le jeu instrumental en musique contemporaine avec des
techniques héritées de l'âge classique manque de sens voire d'avenir, tout
comme le solfège associé. Son, dissonance ou bruit ? Y a-t-il une différence
de statut. Sa réponse sera non !
Crumb
tentera pendant toute son existence de fusionner cultures anciennes,
exotiques (dans le bon sens de l'innovation) et des trouvailles que d'aucuns
trouveront ahurissantes. Je ne développe pas plus, son catalogue important
comporte 70 ouvrages dans beaucoup de catégories (je n'utilise pas les mots
sonates, concertos, symphonies, tous trop marqués sur le plan formel
académique). Les genres abordés sont variés :
1.
Orchestral |
2.
Musique de chambre |
3.
Voix |
4.
Recueil de chansons américain |
5.
Voix avec orchestre |
6.
Piano |
7.
Madrigaux |
8.
Recueil de chansons espagnol |
Même l'écriture des partitions reflètent une incroyable largeur
d'esprit, l'osmose entre la musique et les arts plastiques : outre l'argonaute, on
trouve des portées qui s'entrecroisent en respectant diverses formes
géométriques… Pas évident à déchiffrer. Pourquoi cet amour du graphisme
appliqué aux portées, j'avoue ne pas avoir de réponse…
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Vietnam 1972 : Voyage au bout de l'horreur |
1972 |
Quatuor Dark Angels :
Comme nombre d'intellectuels américains des années 60-70, Crumb n'a que ressentiment pour la guerre atroce du Vietnam. L'armement a fait un bon dans la monstruosité depuis 1945, la capitulation du Japon et la guerre de Corée. Hanoï reçoit autant de bombes des B52 que l'Europe en cinq ans. Expérimenté sur Tokyo en 1945 (100 000 morts), le napalm (mélange d'explosif et d'essence gélifiée) sera à l'origine du film qui fera le tour du monde : une fillette de 9 ans hurlante et courant nue, le dos calciné par le napalm. Kim Phuc Phan Thi, 59 ans à ce jour, sauvera néanmoins son beau visage en cette année 1972 où les américains et tous les humanistes disent NON ! Mais son dos et ses bras, l'indicible…
Crumb
en avait la nausée de cette guerre. Il avait déjà manifesté son aversion
pour ce conflit en composant en 1970 l'une de ses œuvres majeures :
le quatuor
Dark Angels
(Anges noirs). Visionnaire, le mot "Anges" trouvait, a posteriori, deux ans
plus tard, une symbolique dans le martyr de cette petite fille brûlée.
L'ouvrage porte un sous-titre encore plus explicite : "Treize Images du Pays des Ténèbres". Trois sections réunissent 13 brefs mouvements. Bon, éclater la forme
quatuor usuelle n'est pas très innovant ; non. L'inventivité expressive
réside dans la manière d'exploiter les possibilités du quatuor à cordes par
l'extension de ce noyau instrumental avec d'autres instruments et gadgets
destinés par
Crumb
à affirmer son style qui personnalise la partition au-delà des limites
connues à l'époque en termes d'orchestration et de palette de timbres.
Chaque musicien est amené à compléter son jeu sur les cordes par la
production de sons annexes en recourant à des techniques iconoclastes,
notamment en frappant cordes ou bois avec un maillet sur le violoncelle, un
médiator (en l'occurrence un trombone de papeterie), en utilisant des
harmonicas de verres accordés et des tamtams et même leurs propres voix.
Voici la liste pour chaque pupitre :
Violon 1 |
Violon 2 |
Alto |
Violoncelle |
Maraca
7 verres en cristal
Tige de verre de 6"
2 cosses en métal
Médiator en métal (trombone)
|
Tam-tam et maillet suspendus de 15"
Archet de contrebasse (pour une utilisation sur tam-tam)
7 verres en cristal
Tige de verre de 6"
2 cosses en métal
Médiator en métal (un trombone mais pas à coulisse
😊)
|
6 verres en cristal
Tige de verre de 6"
2 cosses en métal
Médiator en métal
|
Maraca
Tam-tam suspendu 24"
Maillets souples et durs
Archet de contrebasse
|
Donc trois sections et 13 mouvements. Voir ci-dessous l'architecture de
l'ouvrage après traduction en français puis une photo du quatuor de
l'ensemble inter contemporain lors d'un concert donné à la Philharmonie de
Paris en 2012.
1 - DÉPART |
2 – ABSENCES [6:05] |
3 – RETOUR [11:58] |
Thrène
I :
Sons d'os et de flûtes
Cloches perdues
Diable-musique
Danse macabre
|
Pavana Lacrymae
Thrène
II : Black Angels !
Sarabande de la Muerte Oscura
Cloches perdues (écho)
|
Dieu-musique
Voix Anciennes
Voix anciennes (écho)
Thrène
III : |
Philharmonie de Paris |
Ah, j'oublie un détail important.
Crumb
a beaucoup travaillé sur le rapprochement entre instrumentation naturelle et
musique électroacoustique.
Dark Angels
est ainsi conçu pour "Electric string quartet". On utilise rarement des instruments électriques mais plutôt des modèles
standards avec des micros et enceintes additionnelles.
Les sous-titres très explicites dans le tableau valent toutes les analyses
bien superflues de ma part :
Ce quatuor se veut requiem, cri de rage contre l'indicible. Les premières
mesures ? Une mêlée glaçante et criarde des cordes donne le ton. Pourquoi
"La nuit des insectes électriques" ? Comme Francis Ford Coppola dans
Apocalypse Now,
Crumb
cauchemarde à la vue des ballets des hélicoptères de combat utilisés à
loisir pour la première fois dans une guerre aussi longue et meurtrière :
épandage de défoliant, anéantissement de petits villages, l'appareil
tournant autour tel un frelon pris de folie et en criblant de balles
maisons, adultes et enfants à l'aide d'une mitrailleuse
Gatling
tirant des dizaines de projectiles à la seconde. On imaginera sans doute une
nuée de moustiques géants, anges de la mort faits d'acier et de feu
détruisant toute vie…
À la fin de la section I, on entend
une citation du final de la
symphonie
du "Nouveau Monde" de
Dvořák, la section 2 (Lacrymae) reprenant en introduction les premières notes de l'Andante con moto du
quatuor "La jeune fille
et la mort" de
Schubert…
Crumb
compose bien dans la continuité du génie des aînés…
Il existe plusieurs enregistrements de cette œuvre bouleversante même si
d'écoute déroutante de prime abord par une apparente confusion de sons
agressifs. Là nous écoutons celui du
quatuor Diotima, une gravure de 2011 complétée par le
quatuor
de
Samuel Barber
comportant un très populaire adagio et
Different trains
de
Steve Reich.
Le
Kronos Quartet
spécialisé dans la musique de notre temps, les complices de
Philip Glass
par exemple, ont enregistré également l'ouvrage en 1990 avec le tout
aussi sombre et désenchanté
quatuor N°8
de
Chostakovitch
inspiré au compositeur russe après une visite des ruines de Dresde bombardée
par la RAF et US air Force (phosphore et Thermit - ne poudre pour souder les
rails en 10 secondes…) anéantie en 1945… Quand la musique classique
se fait militante et pacifiste…
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