lundi 14 février 2022

R.I.P. George CRUMB (1929-2022) – Quatuor Dark Angels (1970) – Quatuor DIOTIMA (2011) - par Claude Toon


- Dis Claude ? Ce n'était pas prévu jeudi la musique qui fait dans le bizarre d'après le Best Of ? Mais Là, ce vieux monsieur, l'horrible photo si célèbre de la fillette brulée au Napalm au Vietnam, un quatuor à cordes qui joue aussi avec des verres d'eau… Tu m'affranchis…
- George Crumb est un compositeur peu connu, un pédagogue et surtout tellement novateur que la musique de Boulez ou des minimalistes semble académique à côté !!!
- Mon dieu, je m'attends au pire… Du bruit qui m'écorche les esgourdes… Enfin, je juge avant d'écouter…Pas bien ça…
- Crumb comme le français Edgar Varèse, chronique à venir, était un chercheur et un visionnaire indépendant, un explorateur des sons… 


Non par un argonaute, mais une partition.
Chouette pour attraper un torticolis ?

J'avoue ma stupéfaction de lire que dans Le Monde, Télérama, Radio France on ait parlé avec force détails de la mort de George Crumb. Même Libération en fait état. Libération, un bon quotidien certes mais plutôt investi à causer du Covid et des présidentielles par les temps qui courent, que du compositeur contemporain quasi inconnu car le plus original pour ne pas dire extravagant qui vient de nous quitter à l'âge canonique de 92 ans. Si vous jetez un œil à la partition en forme d'argonaute ci-contre, je n'aurais guère à argumenter que nous allons sortir des standards des conservatoires et pourtant George Crumb fut autant un compositeur qu'un pédagogue…

Attention : ne pas confondre avec Robert Crumb, le papa de Fritz the Cat et des B.D. pour adultes dites "comics underground". Dessinateur également musicien mais plutôt fan de jazz et de blues farfelus à l'image de son graphisme…

Une vie incroyable que celle de cet homme né à Charleston le jour du Crack boursier du 24 octobre 1924, l'envol de la grande dépression, d'une pandémie de misère ! Sa mère Vivian est violoncelliste et Henry, son père, clarinettiste. Une maisonnée au climat musical favorable à son épanouissement artistique puisqu'il couche ses premières notes sur le papier à musique en 1947 à 18 ans.  

Pour le jeune George qui semble ne s'être jamais investi dans l'étude d'un instrument à un haut niveau de virtuosité, hormis le piano (il ne fera pas carrière) ; pas de Julliard School ou de Curtis Institute mais une kyrielle de facultés : Université de Charleston (1947), Université de l'Illinois à Urbana – Champaign (1952), un bref voyage à la Hochschule für Musik de Berlin et retour dans le Michigan, sortant enfin diplômé en 1959.

La vie de Crumb se déroulera loin des scènes de concert. Chercheur opiniâtre, il vivra de ses revenus d'enseignant dans diverses universités :  Virginie, Colorado – professeur de piano et de composition - (1958), Pennsylvanie… Crumb aura notamment comme élève Jennifer Higdon, auteure d'un concerto pour violon interprété par Hilary Hahn accompagnée par l'orchestre de Liverpool dirigé par Vasily Petrenko. L'une des premières chroniques en 2011 😊 (Clic).

Une vie professionnelle comparable à celle de Bruckner qui étant peu interprété car trop avant-gardiste enseigne. Différence majeure, Crumb aura une famille et un fils David qui a pris la relève comme compositeur tout en étant attaché à l'université de l'Oregon.

George Crumb a composé pratiquement jusqu'à son dernier souffle.

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Dès ses débuts après la fin de la Guerre, Crumb s'intéresse au sérialisme et au dodécaphonisme, surtout à celui de Webern pour qui toute note, tout son, doit avoir un vrai rôle (Clic). Webern, le compositeur passionné par les timbres les plus purs et les plus étranges. Pour Crumb qui ne rejoindra aucun des courants postsériels ou minimalistes à la mode (Boulez, Reich, Glass, Adams), poursuivre le jeu instrumental en musique contemporaine avec des techniques héritées de l'âge classique manque de sens voire d'avenir, tout comme le solfège associé. Son, dissonance ou bruit ? Y a-t-il une différence de statut. Sa réponse sera non !

Crumb tentera pendant toute son existence de fusionner cultures anciennes, exotiques (dans le bon sens de l'innovation) et des trouvailles que d'aucuns trouveront ahurissantes. Je ne développe pas plus, son catalogue important comporte 70 ouvrages dans beaucoup de catégories (je n'utilise pas les mots sonates, concertos, symphonies, tous trop marqués sur le plan formel académique). Les genres abordés sont variés :

1.     Orchestral

2.     Musique de chambre

3.     Voix

4.     Recueil de chansons américain

5.     Voix avec orchestre

6.     Piano

7.     Madrigaux

8.     Recueil de chansons espagnol

Même l'écriture des partitions reflètent une incroyable largeur d'esprit, l'osmose entre la musique et les arts plastiques : outre l'argonaute, on trouve des portées qui s'entrecroisent en respectant diverses formes géométriques… Pas évident à déchiffrer. Pourquoi cet amour du graphisme appliqué aux portées, j'avoue ne pas avoir de réponse…

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Vietnam 1972 : Voyage au bout de l'horreur
1972

Quatuor Dark Angels :

Comme nombre d'intellectuels américains des années 60-70, Crumb n'a que ressentiment pour la guerre atroce du Vietnam. L'armement a fait un bon dans la monstruosité depuis 1945, la capitulation du Japon et la guerre de Corée. Hanoï reçoit autant de bombes des B52 que l'Europe en cinq ans. Expérimenté sur Tokyo en 1945 (100 000 morts), le napalm (mélange d'explosif et d'essence gélifiée) sera à l'origine du film qui fera le tour du monde : une fillette de 9 ans hurlante et courant nue, le dos calciné par le napalm. Kim Phuc Phan Thi, 59 ans à ce jour, sauvera néanmoins son beau visage en cette année 1972 où les américains et tous les humanistes disent NON ! Mais son dos et ses bras, l'indicible…

Crumb en avait la nausée de cette guerre. Il avait déjà manifesté son aversion pour ce conflit en composant en 1970 l'une de ses œuvres majeures : le quatuor Dark Angels (Anges noirs). Visionnaire, le mot "Anges" trouvait, a posteriori, deux ans plus tard, une symbolique dans le martyr de cette petite fille brûlée. L'ouvrage porte un sous-titre encore plus explicite : "Treize Images du Pays des Ténèbres". Trois sections réunissent 13 brefs mouvements. Bon, éclater la forme quatuor usuelle n'est pas très innovant ; non. L'inventivité expressive réside dans la manière d'exploiter les possibilités du quatuor à cordes par l'extension de ce noyau instrumental avec d'autres instruments et gadgets destinés par Crumb à affirmer son style qui personnalise la partition au-delà des limites connues à l'époque en termes d'orchestration et de palette de timbres.

Chaque musicien est amené à compléter son jeu sur les cordes par la production de sons annexes en recourant à des techniques iconoclastes, notamment en frappant cordes ou bois avec un maillet sur le violoncelle, un médiator (en l'occurrence un trombone de papeterie), en utilisant des harmonicas de verres accordés et des tamtams et même leurs propres voix. Voici la liste pour chaque pupitre : 

Violon 1

Violon 2

Alto

Violoncelle

­     Maraca

­     7 verres en cristal

­     Tige de verre de 6"

­     2 cosses en métal

­     Médiator en métal (trombone)

 

­     Tam-tam et maillet suspendus de 15"

­     Archet de contrebasse (pour une utilisation sur tam-tam)

­     7 verres en cristal

­     Tige de verre de 6"

­     2 cosses en métal

­     Médiator en métal (un trombone mais pas à coulisse 😊)

 

­     6 verres en cristal

­     Tige de verre de 6"

­     2 cosses en métal

­     Médiator en métal

 

­     Maraca

­     Tam-tam suspendu 24"

­     Maillets souples et durs

­     Archet de contrebasse

 

Donc trois sections et 13 mouvements. Voir ci-dessous l'architecture de l'ouvrage après traduction en français puis une photo du quatuor de l'ensemble inter contemporain lors d'un concert donné à la Philharmonie de Paris en 2012.

1 - DÉPART

2 – ABSENCES [6:05]

3 – RETOUR [11:58]

­     Thrène I :
La nuit des insectes électriques

­     Sons d'os et de flûtes

­     Cloches perdues

­     Diable-musique

­     Danse macabre

 

­     Pavana Lacrymae

­     Thrène II : Black Angels !

­     Sarabande de la Muerte Oscura

­     Cloches perdues (écho)

 

­    Dieu-musique

­    Voix Anciennes

­    Voix anciennes (écho)

­    Thrène III :
La nuit des insectes électriques

Philharmonie de Paris

Ah, j'oublie un détail important. Crumb a beaucoup travaillé sur le rapprochement entre instrumentation naturelle et musique électroacoustique. Dark Angels est ainsi conçu pour "Electric string quartet". On utilise rarement des instruments électriques mais plutôt des modèles standards avec des micros et enceintes additionnelles.

Les sous-titres très explicites dans le tableau valent toutes les analyses bien superflues de ma part :

Ce quatuor se veut requiem, cri de rage contre l'indicible. Les premières mesures ? Une mêlée glaçante et criarde des cordes donne le ton. Pourquoi "La nuit des insectes électriques" ? Comme Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now, Crumb cauchemarde à la vue des ballets des hélicoptères de combat utilisés à loisir pour la première fois dans une guerre aussi longue et meurtrière : épandage de défoliant, anéantissement de petits villages, l'appareil tournant autour tel un frelon pris de folie et en criblant de balles maisons, adultes et enfants à l'aide d'une mitrailleuse Gatling tirant des dizaines de projectiles à la seconde. On imaginera sans doute une nuée de moustiques géants, anges de la mort faits d'acier et de feu détruisant toute vie…

À la fin de la section I, on entend une citation du final de la symphonie du "Nouveau Monde" de Dvořák, la section 2 (Lacrymae) reprenant en introduction les premières notes de l'Andante con moto du quatuor "La jeune fille et la mort" de SchubertCrumb compose bien dans la continuité du génie des aînés…

Il existe plusieurs enregistrements de cette œuvre bouleversante même si d'écoute déroutante de prime abord par une apparente confusion de sons agressifs. Là nous écoutons celui du quatuor Diotima, une gravure de 2011 complétée par le quatuor de Samuel Barber comportant un très populaire adagio et Different trains de Steve Reich.

Le Kronos Quartet spécialisé dans la musique de notre temps, les complices de Philip Glass par exemple, ont enregistré également l'ouvrage en 1990 avec le tout aussi sombre et désenchanté quatuor N°8 de Chostakovitch inspiré au compositeur russe après une visite des ruines de Dresde bombardée par la RAF et US air Force (phosphore et Thermit - ne poudre pour souder les rails en 10 secondes…) anéantie en 1945… Quand la musique classique se fait militante et pacifiste…



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