vendredi 28 janvier 2022

DRACULA de Francis Ford Coppola (1992) par Luc B.

Les adaptations de Dracula au cinéma se comptent sur les doigts d’une douzaine de mains, depuis le NOSFERATU de Murnau (1922), ou les DRACULA de Lajthay (1921) et Tod Browning (1931), sans parler des produits dérivés des Studios Hammer, voire des versions polissonnes et carton-pâte de Jean Rollin. ou cet épisode méconnu chroniqué ici même [lien] : Zoltan, le chien sanglant de Dracula  Comme disait Bertrand Renard**, le comte est bon. Oui Sonia ? La différence entre Nosferatu et Dracula ? Aucune, c’est le même bonhomme. Mais un film pouvait s’appeler Dracula que lorsqu’on s’acquittait des droits d’auteur. Allez, au lit Sonia, et brossez-vous bien les canines...

La version de Francis Ford Coppola est sans doute la plus fidèle au roman, à l’écran le titre en est BRAM STOKER’S DRACULA, histoire de bien se démarquer de la concurrence. Et comme vous avez du bol, mes louloutes (si vous permettez cette familiarité) j’ai lu le livre de Bram Stoker juste avant de revisionner le film, parce que bon, hein, autant faire les choses proprement.

On ne va pas y aller par quatre chemins : c’est certainement, en terme visuel, le plus beau film de Coppola, d’une richesse et d’une inventivité inouïe. On est dans le gothique flamboyant ! Il n’y avait pas encore trop de numérique à l’époque, et de toutes façons Coppola n’en voulait pas. Les effets spéciaux sont donc optiques, des trucages à l’ancienne réalisés directement au tournage (et non ensuite en post-prod) c’est du bricolage de génie, à la Méliès, jeux de surimpressions, maquettes, scènes filmées à l’envers et remises à l’endroit, un film réalisé en studio minutieusement storyboardé. On pense évidemment au CITIZEN KANE de Welles, bourré de trucages visuels, qui était le Graal des jeunes turcs du Nouvel Hollywood (Coppola, Scorsese, de Palma, Bogdanovich, Friedkin...) comme LA RÈGLE DU JEU de Renoir était le calice de la Nouvelle Vague.

Coppola rend un hommage appuyé au cinématographe dans la réalisation même de son film, mais aussi à travers la scène où le Comte Dracula (Gary Oldman) tente d’emmener Mina (Winona Ryder) à une projection foraine - scènes de rue aux images ternies et saccadées à la manière des films muets - s’extasiant sur cette avancée technique majeure : « Il n’y a pas de limite à la science ! » la jeune femme rétorquant « allez dire ça à Marie Curie ! ». Plus tard, alors qu'il l’entraîne à une projection de films cochons - car le porno est né deux jours après le cinématographe - elle lui lance : « si vous voulez vous cultiver, il y a plein de musée à Londres »

Coppola place un prologue inédit avant de débuter son intrigue, des scènes de guerre stylisées, graphiques, ombres chinoises sur fond rouge sang, armures design. On pense à EXCALIBUR de John Bormann, par le style visuel, la théâtralité, cette fumée vert fluo symbolisant le maléfice dans les deux films, qui ont aussi en commun une forte connotation sexuelle.

Le DRACULA de Bram Stoker est un roman épistolaire. On lit une succession de lettres, télégrammes, journaux intimes, transcriptions d’enregistrements des protagonistes. C’est original, même si à la longue, le principe ne fonctionne pas jusqu’au bout. Les divers documents sont datés, et permettent de comprendre la chronologie de l’intrigue. Coppola garde la même idée, interchangeant les narrateurs, donc les voix-off. Il déconstruit l’intrigue en récits parallèles, alors que dans le roman, toute la première partie n’est consacrée qu’à Jonathan Harker (Keanu Reeves), le Stéphane Plaza local, qui se rend en Transylvanie faire signer au comte Dracula des papiers pour l’achat de plusieurs propriétés à Londres.

Harker s’acquitte de sa mission, mais commence à flairer l’entourloupe. Serait-il tombé dans un piège ? Son train file dans un paysage de désolation, dans le ciel rougeoyant deux grands yeux le suivent à la trace - quelle image terrifiante ! Le château de Dracula, peu accueillant de prime abord, abrite trois séduisantes créatures suceuses de sang (Monica Bellucci est l’une d’elle), le comte dort le jour dans une caisse de bois remplie de terre putréfiée, glisse la nuit le long des murailles comme un lézard, son image ne se reflète pas dans les miroirs (scène du rasage) il n’est pas suivi de sa propre ombre…

Coppola utilise souvent cette idée d’ombre détachée, indépendante du personnage, comme une entité à part entière, l’ombre étirée de la main enveloppe et caresse ses futures proies, symbolise la domination sur les esprits, que le comte contrôle à distance par ses dons télépathes. La première apparition du comte Dracula est fascinante, ce visage plâtré, ridé comme le Grand Canyon, avec ses petits yeux fourbes, vêtu d’une veste cramoisie, comme un frère utérin de l'Empereur de STAR WARS.

Coppola ne taille pas dans le roman, il en garde tous les évènements, mais les illustre parfois en quelques plans, ou via un flash-back. L'arrivée du comte en bateau, à Londres, est beaucoup plus longue et angoissante dans le roman, sous la forme du journal de bord du capitaine retrouvé par un journaliste qui nous instruit des évènements tragiques. L'entreprise de séduction envers la jeune Lucy est plus gradée et sournoise dans le livre, Van Helsing et le docteur Seward se reléguant à son chevet, ignorants des symptômes qui l’accablent. Coppola sait qu'on connaît le mode opératoire du Vampire, donc dans le film, Lucy est rapidement mordue de – et par – Dracula. Elle s’offre à lui lors d'un coït nocturne, sur une tombe, alors que l'orage gronde. Superbe scène, course effrénée de Lucy (sculpturale Sadie Frost) vêtue de voiles rouges, courant rejoindre son amant dans un labyrinthe végétal.

Parmi les moments les plus beaux du film, les scènes entre Dracula et Mina. Elle est la fiancée de Jonathan Hacker, qui voyage avec un médaillon représentant la jeune femme. Quand le comte voit la photo de Mina, il est frappé par sa ressemblance avec son ex-femme, Elisabeth, décédée quatre siècles plus tôt. Dans le prologue c’est aussi Winona Ryder qui joue le rôle. 

On peut voir le film comme une grande histoire d’amour à travers les époques (comme PEGGY SUE S’EST MARIÉE), Dracula n’ayant de cesse de retrouver et posséder la jeune Mina. Coppola rend crédible leur liaison, Mina est réellement troublée, émue par cet homme séduisant, un dandy à l’âme damnée lorsqu’il dit : « Je suis celui que l’on déteste ». Coppola rompt avec la tradition draculesque, il ne fait pas simplement du personnage un monstre assoiffé de sang, il le rend humain, capable de sentiments, désirable aux yeux d’une jeune femme. Le film est aussi à cet égard un récit d’initiation sentimentale et sexuelle (les scènes de minauderies entre Lucy et Mina, au début, dans le jardin luxuriant).

Autres merveilles, les larmes que le comte transforme en diamants, Coppola a dû voir LA BELLE ET LA BÊTE de Cocteau, auquel on pense aussi. Ou ce plan génial à la sortie d’un magasin. Dracula bouscule Mina sur le trottoir, elle laisse échapper un flacon qu’elle tenait dans sa main. L’action va très vite : le comte rattrape le flacon de sa main gauche et le tend à Mina, de sa main droite. Ça dure une demie seconde, Mina reste perplexe par ce tour de passe-passe, le spectateur aussi. A mon sens, Gary Oldman avait déjà deux flacons, un dans chaque main, escamotée hors-champ, le geste rapide des mains permet de faire illusion.

Non seulement Coppola nous indique par là les pouvoirs d’illusionnistes de Dracula, mais il se fait lui-même un prestidigitateur de l’image : génial !

La dernière partie du film est une course haletante. La seule manière de libérer Mina du maléfice est de tuer Dracula (un pieux dans le cœur et décapité), qui a pris la fuite en bateau pour entrer au bercail. Si Dracula manipule Mina, par l’hypnose, à distance, s'ils sont connectés, la connexion fonctionne dans les deux sens : elle ressent, entend, le bruit des voiles, de l’eau, autant d’indices qui permettent à Van Helsing et ses compères de suivre le comte jusqu'à sa tanière. Course contre la montre, mais aussi contre le soleil, puisque le comte perd ses pouvoirs le jour, pour renaître plus fort, la nuit.

Coppola oppose le point de vue de Dracula, dans sa caisse, à celui de ses poursuivants, ce qui n’est pas le cas dans le roman. Le réalisateur se déchaîne littéralement, il ne recule devant aucun effet (le cercle de feu), ce qui pourrait être grandiloquent est totalement raccord avec sa mise en scène. L’interprétation suit la tendance, on surjoue, dans l'emphase, le tragique, c'est raccord avec le ton du roman. Anthony Hopkins menace et vocifère, encore hanté par Hannibal Lecter, Gary Oldman trouve un rôle à sa démesure, une composition que n'aurait pas renié Daniel Day Lewis, Tom Waits soliloque et débloque en Renfield, Winona Ryder exsude la glace et la braise... Keanu Reeves parait bien pâlichon à côté.

DRACULA est un film plein de passion, de violence, de sang qui gicle, qui tranche (sic) sur les autres adaptations en mettant en avant la dimension tragique et érotique. Le soin apporter aux décors et surtout aux costumes, et ce choix délibéré d'images utilisant toutes les ressources des trucages optiques, en fait un superbe et fascinant spectacle visuel. En bref, du grand cinéma !

Il ne faut pas réduire Francis Ford Coppola qu’au PARRAIN ou APOCALYPSE NOW, mais ça, on le savait déjà.

** désolé, fallait que ça sorte...


couleur  -  2h10  -  format 1:1.85


10 commentaires:

  1. Excellent post sur un excellent film, un bonus d'une des éditions dvd est consacré aux trucages utilisés pour le film. Techniquement à l'opposé de One from the heart (Coup de cœur), Dracula démontre à quel point ce génie de Coppola est brillant quel que soit le défi qu'il se lance. Même les films à petits budgets (Tetro, Twixt, L'homme sans age) qu'il a tourné en fin de carrière méritent d'être redécouvert.

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  2. Merci Ranx. "Coup de coeur" était aussi un défi technique, après son épisode vietnamien en décor réel, il avait été séduit par du studio. D'ailleurs il en était très fier, il l'avait fait visiter à Jean Luc Godard, en lui donnant les clés, "vas-y, amuses-toi, tourne ce que tu veux, ça c'est du vrai studio hollywoodien !".

    J'avais beaucoup aimé "Tetro", je crois que c'est le dernier de lui que j'ai vu...

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    1. Après Tetro il n'a tourné que Twixt, que l'on peut d'ailleurs voir comme une sorte de croisement improbable (mais réussi) entre Dracula et Coup de cœur.

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  3. Un peu trop à fond dans le gothique de pacotille (à la Tim Burton), je suis pas très fan de ce film, même s'il y a quelques trucs très brillants (les jeux d'ombres, la performance de Oldman et surtout Hopkins). Par contre Reeves et la Ryder sont bien transparents et la Belucci et ses copines vampires bien en forme(s), ça compense ...

    Bertrand Renard ? Tu fais partie du fan-club de Patrice Laffont ?

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  4. Plusieurs dizaines de films de par le monde, mettant Dracula, sa progéniture, ses cousins et cousines, son chien, à toutes les sauces et pas un qui essaye de coller à l'ouvrage de Stoker. Il a fallu attendre près d'un siècle. Une longue attente peut-être due à un manque de moyens financiers.
    Coppola l'a fait et a su transcrire cet univers gothique particulier sur écran. Probablement que Coppola avait les épaules assez larges pour ne pas céder aux pressions Hollywoodiennes. Quand l'on pense au massacre de "Van Helsing"... Gaspillage éhonté de flouze pour une purge.

    Toutefois, je ne me souviens pas avoir lu le passage de Dracula, transformé en loup-garou, forniquant bestialement (évidemment) avec Lucy. Serait-ce le rajout d'une scène racoleuse, pour satisfaire les banquiers ?
    [- Une scène qui m'évoque un sketch des Inconnus ��]
    A noter l'excellent prestation de Tom Waits - parfait dans son rôle de Renfield.

    Peut-être un tantinet surévalué mais un très bon film, avec de très belles images.
    Reeves un peu pâlichon, probable, mais en tout cas les scènes dans le château sont particulièrement réussies. On sentirait presque la froide sueur de la peur perler sur l'échine du pauvre Jonathan. Cela sans tomber dans l'abus d'effets spéciaux.

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  5. Dans le livre, le personnage de Lucy "succombe" à Dracula, du moins le laisse-t-on entendre, car le livre est le chaste que le film. Dracula prend la forme d'un loup, dont le hurlement attire la jeune femme dehors. De loup à loup-garou, d'une balade dans la lande à un coït fiévreux sur une tombe, il n'y a qu'un pas, que Coppola a franchi !

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    1. Mouais, pas convaincu. Le livre évoque les loups, les enfants de la nuit, mais pas de loup-garou. Du moins pas dans le sens où on l'imagine.
      S'il s'agissait vraiment de lycanthropie, Stoker l'aurait évoqué. Mais pourquoi pas
      Personnellement, j'ai trouvé que cette séquence était déplacée ; qu'elle gâchait quelque peu l'atmosphère du film. Peut-être parce que je faisais continuellement le parallèle avec les souvenirs du livre.

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    2. J'adore cette scène, l'éclairage, l'atmosphère, la sensualité qui la traverse alors que c'est un accouplement bestial est incroyable. Pour l'anecdote, puisque tu évoques la pression des studios, un point sur lequel Coppola n'a pas obtenu satisfaction est le casting, il voulait Mickey Rourke et Johnny Depp au lieu de Hopkins et Reeves.

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  6. Après "Coup de coeur" qui avait été un fiasco, un gouffre financier, Coppola a fait des films à petits budget, il a retenté une grosse production ("Cotton Club" que j'aime beaucoup) hélas sanctionné aussi au box office, et de nouveau un long tunnel de films de commandes qui permettaient d'essuyer les dettes (Coppola est aussi producteur de ses films) jusqu'au "Parrain 3". C'est donc après ce succès qu'il commence "Dracula", il avait regagné la confiance des investisseurs. Je ne crois pas que Coppola ait édulcoré son film, il a été au bout d'une démarche artistique, qui a finalement payé !

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  7. Big Bad Pete13/5/23 16:37

    Sauf erreur de ma part, c'est le premier flim draculesque où ce cher Comte est représenté comme un amoureux maudit. Comme Gary Oldman est beau en habit de gentleman anglais !

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