jeudi 16 décembre 2021

Arthur HONEGGER – Symphonie N°3 "Liturgique" (1946) – Michel PLASSON (1977) – par Claude Toon


- Honegger cette semaine, Claude ? Juste la symphonie 2 et le célèbre Pacific 231 dans l'index. Honegger, un nom connu pourtant… T'es pas un fan ?
- Si Sonia, mais quantitativement son œuvre et sa discographie n'occupent pas les places qu'ils méritent pour une musique moderne accessible…
- Mouais, 1946 ! Encore du dodécaphonisme ou-et du sérialisme tant à la mode après la guerre ?
- Justement non, une écriture originale étrangère à un excès de théorie musicale, une musique à la fois tragique et spirituelle…
- Ah ! toujours en rapport avec l'apocalypse de le seconde guerre mondiale…
- Sûrement car commencée pendant le conflit, mais cette symphonie s'intéresse à l'homme, sa violence mais aussi ses espoirs…
- Voyons l'index… Ah si, Michel Plasson et l'orchestre de Toulouse ont déjà été au centre de quatre billets ! 

Arthur Honegger en 1949

Une biographie concise d'Arthur Honegger est à lire dans la chronique consacrée à sa seconde symphonie de 1941 pour cordes et trompette solo (Clic). Une œuvre âpre bien dans son style, un reflet de la violence inouïe du conflit aux combats tout aussi meurtriers que ceux de la Grande Guerre, la mécanisation en plus. Apocalypse qui connaîtra une escalade dans les atrocités commises contre les civils, notamment dans les camps nazis, sans oublier les bombardements massifs stratégiquement discutables.

Le mot mécanisation nous renvoie à l'une de ses œuvres les plus populaires, Pacific 231. Une composition de 1923 suivie en 1928 de Rugby, deux pièces formant un triptyque avec le 3ème mouvement symphonique de 1933. Dans les trois cas, on découvre l'intérêt d'Honegger pour les musiques à fortes composantes rythmiques et polyrythmiques. Des techniques déjà en vogue dans le style de ses amis Stravinski et Prokofiev côtoyés pendant ses études au Conservatoire de Paris au début du XXème siècle. On rencontrera de nouveau cette attirance dans la première partie de la Symphonie "Liturgique".

Sur le plan de la tonalité, Honegger n'appartiendra à aucune école dogmatique rappelant ainsi une citation attribuée à Paul Dukas à propos de Debussy "L'idée engendre la forme, l'inverse ne peut se concevoir". Le compositeur fait feu de tout bois : la tonalité chromatique la plus classique, l'atonalité (gamme tonique chère à Debussy ou Bartok), la polytonalité. Il ne semble pas que le dodécaphonisme et le sérialisme de l'École de Vienne l'aient passionné, du moins il ne semble pas mépriser ces inventions solfégiques. Humaniste et croyant de par ses origines protestantes, l'homme s'attache à la philosophie, la sociologie et la spiritualité plutôt qu'aux théories d'écriture savante, aux recherches tonales comme sport musical contemporain. En cela il influencera Olivier Messiaen, à la pensée et aux choix formels de la même veine. Messiaen, le compositeur français le plus passionnant de l'après-guerre peut remercier le suisse Honegger à mon humble avis…

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Charles Munch en 1949

On prétend que la Symphonie "Liturgique" d'Honegger est difficile à écouter. La congruence entre une scansion affutée et mécanique du discours musical et l'ésotérisme supposé de l'inspiration en seraient les causes. Admettons que la musique du maître ne répond en rien à une rigueur architecturale de type sonate avec ses thèmes identifiables, ses reprises et développements. Le flot musical se révèle sinueux et interrogatif. Michel Audiard aurait pu brocarder le tissu orchestral : "Honegger ne raconte pas il évoque". Le paragraphe précédent précise que le refus de s'enfermer dans des modes stricts de technique de composition explique aussi que plusieurs écoutes s'avèrent nécessaires pour s'imprégner des desseins expressifs des symphonies. À l'inverse de Pacific 231 aux intentions descriptives, nous voici plongés dans une forme d'épistémologie par mélodie interposée, le voyage intérieur d'un homme soucieux du destin de l'humanité.

Un accès aisé par le mélomane dépend donc de la qualité de l'interprétation, de l'implication des artistes. Rythmique ne signifie pas brutalité (festival de percussions), quant à la dimension métaphysique, l'interprète se doit de rejeter tout romantisme.   

Michel Plasson et son Orchestre du Capitole de Toulouse répondent en tout point à ces exigences que j'ose imposer ! La discographie n'est pas maigre, mais les réussites totales le sont… Au sujet du chef français âgé de 88 ans (eh oui…), une biographie est à lire dans la chronique consacrée à la 4ème symphonie d'Albéric Magnard, un compositeur trop ignoré dont Plasson a signé une intégrale des quatre symphonies (Clic). Contrairement à l'impossibilité de trouver une photo de certains maestros esquissant un vague sourire (Evgueny Mravinsky ou Fritz Reiner 😠), pour Michel Plasson, tous les clichés disponibles nous montrent un adepte de la bonne humeur 😊. Bon pied bon œil, le maestro poursuit à 88 ans sa carrière, dernièrement avec l'orchestre de Nice dans un programme Saint-Saëns.

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Michel Plasson

La 3ème symphonie de 1946, comme sa précédente de 1941, la 2ème pour cordes et trompette solo, échappe au traditionnel schéma en quatre mouvements de la forme classique en usage depuis Mozart et Haydn. D'ailleurs à l'écoute, on pensera à un concerto pour orchestre en trois mouvements respectant la symétrie imposée la plupart du temps : vif, lent, vif. L'application de cette alternance reste fort approximative de la part d'Honegger dans la "Liturgique" en regard de l'appellation donnée aux trois parties, termes issus  de la rhétorique latine propre aux diverses séquences d'un Requiem, d'où son "titre".

Chaque mouvement possède une structure dans laquelle alterne violence et méditation. Comme expliqué plus haut, Honegger n'hésite pas à mélanger les règles de composition tant pour les rythmes que pour les tonalités et les tempi. Un tempo général est cependant attribué à chaque titre. L'orchestration est très riche :

1 piccolo, 2 flûtes, 2 hautbois + un cor anglais, deux clarinettes (si bémol) + clarinette basse, 2 bassons + contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones + tuba, piano, timbales, triangle, cymbales, grosse caisse, tam-tam, caisse roulante de fanfare et groupe des cordes…

La création a lieu à Zurich le 17 août 1946 par l'excellent Orchestre de la Tonhalle sous la direction du dédicataire, Charles Munch.

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Bataillon d’assaut à l’attaque sous les gaz (1924 - Otto Dix)

La gravure ci-contre du peintre allemand Otto Dix (1891-1969) s'accorde bien avec la gravité de la symphonie dans le premier mouvement. Otto Dix, combattant lors de la Grande Guerre et même blessé tentera d'exorciser l'horreur de son traumatisme par sa peinture au grand damne des nazis qui brûleront une grande partie de sa production lors des autodafés dits "Art dégénéré". Certains de ses tableaux sont insoutenables, notamment "les joueurs de Skat" montrant trois soldats atrocement mutilés tapant le carton. (Clic)

Bien que n'ayant pas combattu pendant les deux guerres puisqu'étant suisse, Honegger partage les mêmes obsessions et incompréhension face à la folie et à la cruauté dans un monde cherchant en vain à s'inscrire dans le message évangélique  ; à propos de sa symphonie, il dira : "J'ai voulu symboliser la réaction de l'homme moderne contre la marée de barbarie, de stupidité, de souffrance, de machinisme, de bureaucratie qui nous assiège... J'ai figuré musicalement le combat qui se livre dans son cœur entre l'abandon aux forces aveugles qui l'enserrent et l'instinct du bonheur, l'amour de la paix, le sentiment du refuge divin".

Les autres tableaux sont de František Kupka, Joseph Pressman et Marc Chagall. La longévité du premier (1871-1957) lui a permis de participer à la plupart des mouvements picturaux français. (Il arrive à Montmartre en 1896.) Anarchiste et antimilitariste, on lui doit ce tableau "la machine comique" qui fait écho au machinisme décrié par Honegger qui sera ami des intellectuels et créateurs de la première moitié du XXème siècle en France tels Cendrars ou Duchamp. Je ne présente pas le si célèbre Marc Chagall.

Joseph Pressman qui a peint cette femme accueillant une colombe aura une vie moins mouvementée. Juif ukrainien (1904-1967), il émigre à Paris en 1927. Pendant l'occupation, il survit en se cachant dans des caves, des armoires, des chiottes… Esthétiquement, il est proche de Cézanne, Chagall et Mané-Katz et puise son inspiration dans le naturalisme et le folklore israélite. Le De profundis au centre de la symphonie fait référence au psaume biblique 129.


la machine comique (Kupka - 1928)

1 - Dies iræ : (Allegro marcato) Dies iræ signifie "Jour de colère", sous-entendu celui du jugement dernier, de la sanction divine. Une reptation angoissante des cordes : les contrebasses et violoncelles puis les altos et enfin les violons et un coup de grosse caisse, violent et pathétique. Une transition sous forme d'un choral de cuivres dans lequel prédomine le tuba. Un jugement dernier démoniaque, les ruptures de rythmes, les motifs en arpèges s'entrechoquent avec férocité. On pense au Sacre de Stravinsky. Rapprochement que je traduirai par "l'essence de la barbarie". Quelques variations sur cette thématique diabolique nous entraîne [1:08] dans une marche sardonique scandée aux cordes. Frénétiquement, émergent des cris et des trémolos des cuivres et des bois, le fracas des percussions métalliques. [1:46] De cette sauvagerie naît une réflexion plus humaniste, une lueur d'espoir… les violons chassent la noirceur des cordes graves. La ligne musicale se fait alors mélodique. [2:44] Une reprise rythmée introduit un étrange développement, une errance, une incompréhension sur la nature humaine interminablement conflictuelle. On retrouve le style mécanique et furieux de Pacific 231 (avec des citations). [4:45] Le chassé-croisé entre pupitres va se poursuivre jusqu'à la conclusion nous laissant abasourdi. [6:04] Est-ce une coda sereine calmant nos frayeurs existentielles ? pas vraiment, plutôt l'illustration d'un désappointement total traduite par quelques notes au piano et quelques solistes : cors, timbales, cymbales, cordes graves… Le mouvement dure 6'25, Honegger aimait la brièveté ; judicieux dans un tel déferlement orchestral, sans compter la densité narrative et expressive.

Il dira en 1945 : "Ma symphonie est un drame que jouent trois personnages - réels ou symboliques - : le malheur, le bonheur et l'être humain. C'est un éternel problème. J'ai essayé de le renouveler […]. "


La paix (Joseph Pressman)

Dans un ouvrage de 1953, le compositeur Marcel Delannoy rappelait les points essentiels soulignés par Honegger lors d'un entretien en tête à tête. À propos de la genèse de sa symphonie, le compositeur helvète disait pour ce Dies iræ : "Dies irae : cela ne pose aucun problème, car nous avons tous vécu ces jours de guerre, de révolution, dont ceux qui président à leurs destinées ont gratifié leurs peuples. […] La tornade du premier morceau m'est soudain apparue toute claire, toute bâtie, dans le court trajet de train qui me menait de Bâle à Berne. J'en ai noté le squelette tout entier le soir avant de me coucher." et Marcel Delannoy d'ajouter "L'ouvrage débute par l'illustration de la lassitude humaine qui tente en vain d'échapper à l'esclavage vers lequel l'homme est entrainé". 


2 - De profundis clamavi : (Adagio) signifie "Du fond de l’abîme je t’invoque, ô Éternel !", premier verset du psaume 129-130. Citons de nouveau Honegger : "De profundis clamavi ad te : tout ce qui reste encore de pur, de clair, de confiant dans l'homme se tend vers cette force que nous sentons au-dessus de nous. Dieu, peut-être, ou ce que chacun porte avec ferveur au plus secret de son âme."

D'une durée imposante de treize minutes, l'adagio débute par une mélodie méditative aux cordes. On ressent une évidente souffrance nourrie par la vision d'une Europe martyrisée, les ruines et les morts. Elle prolonge le désarroi paroxysmique du dies irae mais ici moins objectif, vécu intérieurement. Bois et cors lancent un appel à la miséricorde divine. Cette supplication s'envole dans un long crescendo. Honegger ne recourt à aucune thématique précise, plutôt à une écriture polyphonique partagée entre cordes et solos concertants des bois ; un plain-chant comme aux riches heures du moyen-Âge et de la chrétienté triomphante. [1:30] Bois et cors illuminent un second passage plus serein. Est-ce l'expression de la confiance dans la miséricorde ? Honegger amplifie sa prière sans rupture mélodique. [5:05] Une nouvelle section assure un retour à la fois à l'élégie, mais, l'orchestration apporte une force déclamatoire dans cette litanie en faisant intervenir piano, tam-tam et dialogue de cuivres. [7:05] Solo de trompette, roulement de grosse caisse. Discrètement la musique acquiert un style processionnaire. [9:13] L'orchestration est raffinée tel ce solo de flûte. Imaginons alors un oiseau, un symbole enchanteur dont les chants deviendront mélodies chez Olivier Messiaen. [10:36] La lamentation devient véhémente, appuyée par la rythmique insistante de la caisse claire. L'adagio s'achève par un autre solo de flûte, plus mystique.


Le peintre et l'oiseau (Marc Chagall)

Commentaire de Marcel Delannoy : "Dans le De profundis, Honegger trouve un prétexte idéal à ces lentes et irrésistibles progressions dont il a la clef. Le terrible cri monte, retombe et reprend de plus belle, jusqu'à devenir la prière stable du psaume cher à Bach "je prie vers toi", et alors, haut, très haut dans la nue, répond l'oiseau angélique, véritable thème générateur de l'ouvrage, qui finira par avoir raison de la c**e humaine au troisième volet du triptyque."

 

3 - Dona nobis pacem : (Andante) signifie "Donnez-nous la paix", une imploration très présente dans la liturgie (Agnus Dei par exemple). Lisons le programme imaginé par le compositeur : "la montée inéluctable de la stupidité du monde : le nationalisme, le militarisme, la paperasserie, les administrations, les douanes, les impôts, les guerres, tout ce que l'homme a inventé pour persécuter l'homme, l'avilir et le transformer en robot. L'effroyable bêtise qui aboutit à forcer ce cri du désespoir : "Dona nobis pacem." Et cela se termine par une brève méditation sur ce que la vie pourrait être : le calme, l'amour, la joie... un chant d'oiseau, la nature, la paix".

Une marche sarcastique fait écho au commentaire de Honegger. La composition est très complexe tant dans l'utilisation des rythmes que de l'orchestration. Les premières mesures renouent avec la férocité du Dies iræ : noires pointées au piano, timbales et grosse caisse martèlent un inexorable défilé funèbre. On pensera à l'ironie mordante des symphonies 7, 8 et 10 de Chostakovitch, spécialiste du double jeu : satisfaire à l'aide d'effets faciles et fanfaronnants les despotes incultes tout en brocardant leur "stupidité". Des interruptions goguenardes de l'harmonie et des cordes tentent en vain de mettre un point d'arrêt à ce cortège grotesque. [1:44] Une transition s'opère via des motifs étranges joués aux cors et aux cordes. Cette inventivité rarissime me pose question quant à la petite place qu'occupe Honegger dans l'univers musical du XXème siècle. Je ne détaille plus, il y a une trouvaille toutes les quatre mesures !!! Chacun pourra s'essayer à associer la liste kafkaïenne des persécutions énumérées par Honegger à ces variations cocasses. [6:42] changement de climat grâce à un arpège chromatique en trilles et diminuedo de fff > p ! La sonorité magique obtenue fait penser aux machines à vent chères à Richard Strauss… (Pas facile pour les musiciens).

L'adagio conclusif trouve enfin la quiétude (le calme, l'amour, la joie). Une seconde thématique frissonnante aux cordes portant leurs sourdines nous invite à la contemplation d'un paradis qui n'est peut-être pas complètement anéanti. [8:46] La grande flûte et un violon solo déploient "les ailes" d'un oiseau céleste, musicalement parlant. Chef d'œuvre symphonique du XXème siècle ? Une certitude ! (Partition)


L'interprétation de Michel Plasson. Puis celle de l'austère maestro russe Evgeny Mravinsky (voir discographie). Cette œuvre aux sarcasmes et au désenchantement proches de celles de son ami Chostakovitch ne pouvait que séduire le chef. Une interprétation de 1969 trépidante devenue culte.


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L'interprétation en live de Mravinsky a été rééditée avec divers couplage. Honegger l'aurait-il estimée idéale ? Je ne peux pas répondre à sa place, mais pour moi : oui. Un concert live bénéficiant d'une prise de son d'exception. Les virtuoses de la Philharmonie de Leningrad donnent le meilleur d'eux-mêmes (c'est tout dire) sous la baguette d'un chef qui nous offre toutes les notes. Une intelligence diabolique dans la compréhension de l'ouvrage guide les musiciens. Les compléments : la musique pour cordes percussions et célesta de Bartok et le ballet Agon de Stravinsky forment avec la symphonie un triptyque de musique moderne sans égal. Et tant pis si je parais outrancier (Praha – 6+/6)

Autre interprétation de qualités, hormis Serge Baudo avec la Philharmonie Tchèque, les disques de Charles Dutoit avec l'orchestre de la radiodiffusion bavaroise ou le couplage des symphonies 5 et 3 de Neeme Järvi sont à découvrir (Apex – 5/6) (Chandos – 5/6).



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