vendredi 17 décembre 2021

ROMA de Alfonso Cuaròn (2018) par Luc B.

 

Alfonso Cuaròn [en photo, tournage] c’est le gars qui a réalisé GRAVITY (2013) et avant cela le génial LES FILS DE L’HOMME (2006) et encore avant le troisième épisode de HARRY POTTER (2004), le meilleur de la série. Bon, c’était pas difficile vu la concurrence. Vous aviez vu ça, GRAVITY ? Un film bourré de numérique pour de la SF de haute volée, 3D et tout le barnum, du grand et merveilleux spectacle immersif, une expérience visuelle étonnante. Et bien Cuaròn utilise les mêmes outils mais pour cette fois filmer un drame intimiste et autobiographique.

ROMA, qui ne passe pas en Italie mais au Mexique, avait défrayé la chronique en 2018, car produit et exclusivement distribué sur la plateforme Netflix. Le multi-oscarisé Cuaròn n’avait pas trouvé un dollar à Hollywood pour son projet jugé anti-commercial : ses souvenirs d’enfance, de surcroît, quelle horreur, filmés en noir et blanc. Mais comme y'a une morale dans c'monde, son film a raflé tous les prix aux grands festivals - sauf Cannes où il fut interdit de projection - et en bonus Oscar du meilleur film, réalisateur et photo. A noter qu’Alfonso Cuaròn est crédité au générique de scénariste, réalisateur, producteur, directeur photo et monteur, il parait qu’il préparait aussi le café.

Roma est le nom du quartier de Mexico où le jeune Alfonso a grandi dans les 70’s, issu une famille bourgeoise, avec domestiques à domicile. C’est pour rendre hommage à une de ces domestiques, qui s’occupait de lui, qu’il a décidé de raconter son histoire, et celles de ces employées de maison reléguées au statut d’esclave. Une réalité sociale sordide filmée dans un écrin somptueux.

Alfonso Cuaròn a utilisé une caméra numérique 6,5K (comme Alejandro González Iñárritu pour THE REVENANT) équivalent en pellicule de ce qu’on appelait le 70 mm. Autrement dit la Rolls Royce en matière d’images, d’une netteté inouïe, avec une profondeur de champ inégalée, dont Cuaròn utilise toute la puissance dans de grands plans d’ensemble dans lesquels le spectateur ira piocher les informations. Car c'est un film qui se regarde, se scrute, se savoure, fait de longs plans séquences, la marque du monsieur. Comme le plan d'ouverture.

Plongée verticale sur des dalles, le générique s’affiche, du haut de l'écran de l’eau savonneuse s’écoule dans un égout, c'est long, on attend. Puis la caméra redresse son axe et cadre le décor. Nous sommes sous un porche intérieur dont une jeune femme, Cléo, lave le sol au jet d’eau. On saura plus tard qu’elle nettoie les merdes du chien. La surface de l’eau fait comme un miroir, on y voit le reflet d’un avion qui passe dans le ciel. Cléo range son tuyau, vient vers nous, la caméra la suit entrer dans un bâtiment, on reste sur le seuil, on attend, encore, longuement (un cadre vide au cinéma c'est comme un silence à la radio, ça ne se fait pas) et Cléo ressort… Une entame addictive, on sait que ce film ne sera pas comme les autres, on est médusé par les mouvements soyeux de la caméra, qui observe de loin, pudique.

Une figure de style revient, le panoramique 360°. Comme cette scène où Cléo descend les escaliers de la maison, on la voit passer de pièces en pièces éteindre les lumières, ranger, et repartir d’où elle vient. Sans un mot, le film est peu dialogué. Comme souvent chez Cuaròn, quand on pense un mouvement terminé, il repart, poursuit, insiste. Ce que suggère le réalisateur par ce dispositif, c’est la répétition du travail, des tâches, les kilomètres parcourus dans la maison, les montées et descentes d’étages, harassantes.

Cléo est appréciée de ses patrons, Sofia la mère, Teresa la grand-mère. Adorée des enfants, elle est au centre de cette famille, comme le suggère l'affiche du film, superbe, comme étouffée par la reconnaissance qu'on lui doit. Pourtant, elle n’est rien. Quand elle tombe enceinte, Teresa l’emmène à l’hôpital, c’est elle qui répond aux questions du médecin, la jeune fille n’a aucune existence légale (hasard heureux, la loi a changé au Mexique l’année de la sortie du film). Cléo est logée dans une petite piaule dans l’annexe, qu’elle partage avec Adela, l’autre domestique. Elles se parlent en mixtèque, langue autochtone, interdite dans l’enceinte de la maison.

La famille est regroupée autour de figures féminines. Cléo, Sofia et Teresa. Le père ? Absent. De lui, Cuaròn ne montre que son arrivée en grosse bagnole (les plans sont alors courts, heurtés) dix minutes de manœuvre pour entrer dans l’allée. Sofia, plus tard, ne prendra pas tant de précaution pour se garer, défonçant littéralement la carrosserie, petite vengeance envers ce symbole masculin. A table, le père est filmé de dos. Il annonce à ses enfants qu’il part à un congrès, trop lâche pour avouer qu’il se barre de la maison.  

Cléo aussi se fait larguer par son mec, Firmin, une petite frappe, dès qu’il apprend qu’elle est en cloque. Adepte des arts martiaux, faut le voir, à poil, mimer un combat au bâton en Bruce Lee de pacotille. La dégueulasserie ignore les classes sociales, comme la souffrance et la trahison, tout le monde trinque. C’est ce qui relie les deux femmes, domestique ou patronne, elles sont d’abord des femmes soumises au bon vouloir des hommes. Je vois parfois un parallèle avec LA RÈGLE DU JEU de Jean Renoir, voir la scène de tir au pistolet. 

Alfonso Cuaròn évoque aussi les manifestations étudiantes de juin 71, la charge de la police, 50 morts. Mais du point de vue de Cléo, qui regarde par les fenêtres de l’hôpital, attirée par le bruit de la rue. La profondeur de champ permet au réalisateur de toujours montrer deux actions, au premier et à l’arrière-plan. Comme la scène de l’accouchement, très long plan fixe, avec Cléo au premier plan, et au fond le médecin qui tente de ranimer le nouveau-né, éprouvant car justement filmé en temps réel.

Même procédé dans la séquence à la plage. Un seul plan en travelling latéral. Toute la famille est à la mer, Sofia repart chercher un truc à la chambre et laisse Cléo surveiller les gamins. En début de scène, Cuaròn fait dire à Cléo, invitée à venir se baigner, qu’elle ne sait pas nager. La caméra quitte le bord de l’eau, remonte, accompagnant Cléo et un gamin transi de froid qu’elle sèche d’une serviette, tout en jetant un œil aux autres. On reste sur elle. Il n’y aura aucun contre-champ. Mais par son regard de plus en plus inquiet, par le son des vagues qui sonnent plus menaçantes, on sait que le danger est là, filmé hors champ, ce qui rend la situation plus angoissante.

Encore une fois, c’est la longueur du plan qui fait la différence. Cléo se décide à revenir vers l'eau, la caméra reprend son mouvement, dans l'autre sens. Cléo entre dans l’eau, elle marche, ne nage pas, affronte les vagues, le niveau de l’eau monte, taille, poitrine, menton. Je disais que lorsqu’un mouvement de caméra semblait fini, il se poursuivait encore. C’est exactement ce qui se passe dans cette scène hallucinante de tension, axée sur la surface de l’océan déchaîné. On se demande comment Cuaròn a filmé un truc pareil. Et je défie quiconque de ne pas verser une larme devant de telles émotions.

Jamais la technique ne prend le pas sur l'émotion, ou sur le sens. Comme la scène sur le toit avec le linge et les enfants qui jouent aux cowboys, comme ce plan du réaménagement des chambres filmé par une caméra qui semble en lévitation dans la cage d’escalier : mais bon sang, comment fait-il ? On objectera : virtuosité tape à l’œil, regardez comme je suis ingénieux. Mais ces images ne sont pas que belles, elles envoûtent, contraignent à regarder partout, être actif, elles disent des choses, provoquent l’émotion, le ressenti, au-delà de la situation filmée somme toute banale.

On n’ose imaginer l’impact visuel de ce film projeté dans une salle de cinéma. D’ailleurs Cuaròn rend hommage au grand écran, avec une scène qui se déroule dans un cinéma où Adela, Cléo et leurs mecs vont voir LA GRANDE VADROUILLE de Gérard Oury. Là encore, plan long fixe, 5 minutes avec de Funès en espagnol !

Conclusion : ROMA est un film magnifique. Une claque.


Noir et blanc  -  2h15  -  scope 70 mm (numérique)

3 commentaires:

  1. Oui, rien à ajouter ... film magnifique, éloge de la lenteur, à l'opposé des montages épileptiques trop souvent de mise (et inutiles)...
    Clin d'oeil au cinéma français avec "la grande vadrouille" et le personnage de Cléo ? Cléo de 5 à 7 ? autre film fenchy réaliste et triste ...

    Je vois que tu commences à causer films netflix ... si par le plus grand des hasards tu trouvais des codes tombés du camion, "the power of the dog" de Jane Campion, "Uncut Gems" des frères Safdie (un "fargo" des Coen à 300 à l'heure), "Annihilation" de je sais plus qui avec Natalie Portman à contre-emploi dans une ambiance entre Alien et les films de Tarkovski (Solaris, Stalker)

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  2. Cléo de 5 à 7 : je n'y avais pas songé, ça se tient...

    J'ai regardé le dernier Campion, très beau film, atmosphère étrange, rien n'est vraiment explicité, un peu longuet tout de même, mais très bien joué. Je note "Uncut gems"...

    Je viens de voir un documentaire "Echoes of Lauren Canyon" présenté le Jakob Dylan, avec une ribambelle d'intervenants, Stills, Crosby, Philips, Brian Wilson, Mc Guinn, Petty... Très intéressant.

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  3. Toujours pas vu celui-ci... mais ça fait un baille qu'il me fait de l’œil... Je n'en entends que du bien depuis sa sortie au cinoche il y a déjà trois ans ! Il a fait l'unanimité, c'est assez rare. Vais finir par craquer un de ces quatre... Ton commentaire, Luc, je le relirai donc, avant de m'y mettre. La réaction de notre pote en commun (Lester, si tu passes par là, hello ! en espérant que tu vas bien toi aussi) confirme que mon retard est incompréhensible. Si, en plus, vous évoquez Cléo de 5 à 7 (Luc, tu sais mon amour pour ce film !), alors là, je fonds... Mais je veux me préparer pour le visionner. Vraiment. En plus, j'ai besoin d'une certaine disponibilité psychique ces temps-ci... Hahaha ! Bises à vous, les gars !
    freddiefreejazz

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