- Coucou
M'sieur Claude, il n'a pas de numéro ce concerto ? Est-ce celui pour la main
gauche ? Je ne pense pas vu que vous en avez déjà parlé…
- Houlà Miss
Sonia, non, Maurice Ravel a composé tardivement deux concertos, celui nommé
"pour la main gauche" et un second qui porte ce titre "en
sol", c'est comme ça…
- Bon, je
voulais être certaine avant de travailler la mise en page, c'est assez allumé
ce que j'écoute surtout au niveau de l'orchestration…
- Il y a des influences
jazzy et, soyons clair, ces œuvres sont les dernières que Ravel composera
avant sa mort en 1937, nous sommes en 1932, il revendique le modernisme…
- Michel
Plasson ne nous est pas inconnu, je vois une chronique consacrée à Albéric
Magnard… Par contre François-René Duchâble fait son entrée au blog !
- Oui, l'un
de nos plus grands pianistes français au répertoire très large. Et aussi
une personnalité extravagante qui a fait jeter un piano dans le lac d'Annecy…
- Ah !! Bien
barré ce virtuose a priori… hihi…
François-René Duchâble |
J'avais fait preuve d'une originalité folle lors de la
première chronique consacrée à Ravel, l'un de nos plus éminents compositeurs français
: Le Boléro 😃. Auto-ironie mise à part, c'est dans cet article que
l'on pourra lire une biographie succincte de Maurice
Ravel (Clic). L'homme a composé peu sur le plan
quantitatif au bénéfice d'une exigence pointue sur le plan qualitatif, tout sauf une production alimentaire. Comme Debussy, il a renouvelé le langage musical à la fin de la
période postromantique et son écriture participe grandement à l'éclosion de la
musique moderne au début du XXème siècle. Comme tous les novateurs de sa génération,
il sera invité par Serge Diaghilev à
participer à l'extraordinaire aventure des ballets russes en composant Daphnis et
Chloé (1909 - Clic), immense fresque mythologique, l'un des chefs-d'œuvre
de cette période de grande effervescence artistique, musicale d'abord, mais
aussi chorégraphique et picturale pour les décors et les costumes… Des ballets
célèbres comme Prélude à l'après midi d'un faune de
Debussy et le détonant Sacre du
printemps de Stravinsky
(qui trouvait naïf Ravel… Un peu la grosse tête,
il faut dire, le Igor sachant que Ravel avait défendu bec et ongle le Sacre face au scandale historique provoqué par la
nouveauté quasi barbare de cette musique).
Les deux concertos pour piano sont ses dernières œuvres,
toutes les deux composées en 1932.
En 1933, une maladie neurodégénérative
dont les premiers symptômes datent de 1920
s'aggrave terriblement à la suite d'un traumatisme crânien dont Ravel est victime lors d'un accident de
taxi fin 1932. Tout comme son ami George Gershwin qu'il a rencontré en 1928 lors d'une tournée aux USA, le
handicap psychomoteur l'empêche de jouer avec facilité du piano et bloque toute
capacité créative jusqu'à sa mort – et celle de Gershwin
– en 1937. Pour la composition du Concerto
en sol, cette rencontre avec son confrère américain se révèle déterminante, l'ouvrage témoignant de
l'influence du jazz entendu à Harlem.
Une chronique est dédiée au Concerto pour la main gauche
(Clic).
Pour rappel ce concerto était destiné au pianiste virtuose Paul
Wittgenstein qui avait perdu son bras droit dans les tranchées de
la Grande Guerre. Si de nombreux compositeurs ont permis à cet homme meurtri de
se constituer un répertoire intéressant, le concerto de Ravel
en reste une pièce maîtresse souvent jouée en concert. Même si les deux
concertos sont contemporains, le Concerto en sol est d'une richesse
et d'une modernité plus marquées.
Ravel était à
la fois un excellent pianiste et un compositeur exigeant ne reculant devant
aucune difficulté pianistique dans ses partitions. J'avais déjà évoqué
l'extraordinaire difficulté et virtuosité non vaines exigées pour interpréter
ses œuvres pour piano, notamment le triptyque Gaspard de la Nuit (Clic).
Sans doute l'une des œuvres pour piano les plus ardues à exécuter sur le plan
technique et émotionnel, tout comme certaines pages de Rachmaninov,
de Liszt ou de Prokofiev.
Ravel confiait d'ailleurs la création à
des amis plus habiles que lui comme le pianiste espagnol Ricardo Viñes.
L'histoire va se répéter avec le Concerto en sol
et la pianiste Marguerite Long, une
figure légendaire du piano français, un personnage haut en couleur…
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Ravel vers 1930 |
Serge Koussevitzky, mécène
et chef d'orchestre voulait célébrer le 50ème anniversaire de l'Orchestre symphonique de Boston au cours
de la saison 1930-1931 en commandant
en 1929 divers ouvrages à des
compositeurs en vue. Ce grand visionnaire dont on a déjà parlé dans le blog
dirigera cette phalange américaine prestigieuse de 1924 à 1949, succédant à
Pierre Monteux et passant la main 25 ans
plus tard à Charles Munch. C'est déjà
lui qui avait demandé en 1922 à Ravel d'orchestrer les Tableaux d'une
exposition de Moussorgski
presque plus souvent jouée que la version originale pour piano seul. Autres œuvres
commandées pour cette commémoration : La Symphonie de psaumes d'Igor Stravinsky, le Konzertmusik de Paul Hindemith et la 3ème symphonie
d'Albert Roussel.
Ravel commence
simultanément la composition du concerto en Sol pour répondre à la
commande de Koussevitzky et celle du concerto pour
la main gauche. Ce dernier semble prioritaire à ses yeux, confirmant
l'humanisme de Ravel pressé d'offrir à Paul
Wittgenstein un répertoire conséquent… Ce travail et sa santé déjà
fragile vont ralentir la composition du Concerto en Sol qui va s'étaler sur
deux ans… trop tard pour une création à Boston. La dernière mesure ne sera
couchée sur la partition qu'en novembre 1931.
Un travail difficile car, comme son ami Bartók
en 1926, Ravel
n'a aucunement l'intention d'écrire un concerto classique répondant aux
critères de la forme sonate héritée des temps anciens. Il ne conserve de la forme de mise à ces
époques que le découpage en trois mouvements : vif, lent, vif.
La création à Boston n'aura donc pas lieu. Ravel propose à la pittoresque pianiste virtuose,
Marguerite Long, de créer le
concerto. Il pensait le faire lui-même mais connait ses limites
pianistiques pour assurer sans difficulté une première réussie. Marguerite Long est déjà une amie depuis 1919, date à laquelle la pianiste a
créé le Tombeau
de Couperin (comportant une fugue diabolique). La technique du
clavier de la musique de Ravel
est l'une des plus exigeantes de la littérature pour le piano et une terreur
pour les appentis virtuoses s'inscrivant à un concours. La création a enfin
lieu lors d'un concert fleuve uniquement consacré aux œuvres de Ravel le 14 janvier 1932 salle Pleyel. Ravel
dirige l'orchestre des concerts Lamoureux. C'est un franc succès qui sera suivi
d'une tournée de Marguerite Long et Maurice Ravel dans toute l'Europe avec le
final "bissé" de nombreuses fois.
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Marguerite Long |
Elle révolutionne l'enseignement du piano. Finies les
demoiselles droites comme un i enchaînant Czerny.
"Mlle,
on ne joue pas du piano uniquement avec les doigts mais avec tout le corps, y
compris vos fesses !". (Vous voyez le genre.) Quelques élèves
célèbres : Samson François, Annie d'Arco, Bruno
Leonardo Gelber, Yvonne Lefébure,
Jacques Février, etc. Samson
François, autre interprète inspiré de Ravel.
Avec le violoniste Jacques
Thibault elle crée en 1943
le concours Long-Thibaud
qui deviendra en 2011 le concours Long-Thibaud-Crespin
par ajout du nom de la soprano disparue en 2007,
ouvrant ainsi l'épreuve au domaine lyrique. Yehudi
Menuhin présidera le jury de violon de 1993 à sa mort en 1999.
Pas un concours pour amateurs.
Il existe peu d'enregistrements de grande qualité
sonore de cette artiste. J'ai néanmoins déniché une vidéo d'un concert de 1952 avec George
Tzipine permettant d'apprécier l'alacrité et l'élégance du jeu
de Marguerite Long.
Michel Plasson |
Michel Plasson fût
l'invité du blog lors de l'écoute de son interprétation sans faille de la 4ème
symphonie d'Albéric Magnard,
disque insurpassé à ce jour et réalisé avec l'Orchestre
du Capitole de Toulouse qu'il a amené au sommet comme directeur de
1968 à 2003 (35 ans ! Clic pour tout savoir)
François-René Duchâble est l'un
de nos pianistes français les plus remarquables même s'il a décidé de mettre
fin à la carrière très codée et épuisante de concertiste en 2003
sur un coup de tête…
Né le 22 mars 1952 (67 ans depuis hier quand je tape
cette ligne), le virtuose obtient le premier prix de piano à l'âge de 13 ans au
Conservatoire de Paris… Un record. Une carrière précoce démarre avec les
conseils d'Arthur Rubinstein et le
jeune homme remporte de nombreux prix. La frénésie des récitals et des concerts
l'emportent pendant des années, principalement dans le répertoire romantique où
il excelle, mais pas que. Parmi ses disques, les chatoyantes Polonaises de
Chopin et de vertigineuses, mais sans gloriole Études d'exécution transcendante
de Liszt trônent en bonne place dans ma discothèque…
En 2003, épuisé et agacé par le star system, le pianiste
jette l'éponge ou plutôt deux carcasses de piano depuis un hélicoptère volant
au-dessus du Lac d'Annecy 😄. Une forme d'exorcisme, de purification. Depuis, il
joue quand ça lui chante dans des festivals variés, souvent en plein air et sur
des pianos à deux balles. Il soutient des associations. Excentrique certes,
mais si je vous dis que lors de confrontations entre versions du Concerto en sol,
exercices dont raffolent la presse et les radios, son enregistrement arrive presque
toujours premier, l'homme vous paraîtra vraiment à son affaire…
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Ravel au piano, à droite Gershwin |
1 piccolo, 1 flûte, 1 hautbois, 1 cor anglais, 1
petite clarinette en mi bémol, 2 clarinette (en si bémol et une en la), 2 bassons, 2
cors en fa, 1 trompette en ut, 1 trombone-ténor, timbales, triangle, cymbales,
fouet, wood-block, caisse claire, grosse caisse, gong, 1 harpe, 8 premiers violons,
8 seconds violons, 6 altos, 6 violoncelles et 4 contrebasses.
Chaque pupitre de vent devient soliste, 3 clarinettes
différentes, tout cela fleure bon le Boléro…
1 –
Allegramente (gaiement) : Ravel
cravache son orchestre dès l'introduction par un coup de "fouet"
(instrument composé de deux longues et fines planchettes de bois qui frappées
émettent un claquement sec). Par facétie, le compositeur invite le piano à
jouer des petits arpèges ascendants et descendants faisant écho à des
roulements de la caisse claire, un accompagnement très discret noté pp de la flûte piccolo qui énonce f et avec
pétulance le thème principal, "malicieux"
comme disait Charles Koechlin.
Les cordes savamment divisées nimbent cette introduction assez provocante où
l'instrument soliste est relégué à un rôle subalterne. [V1-0:25] La trompette
et le cor reprennent en chœur le thème. Cuivres et percussions s'élancent dans un
crescendo enflammé mf < f. La
forme sonate n'existe pas et cette introduction exacerbée par les sonorités
cuivrés et métalliques (triangle) m'incite à préciser que le mouvement est un
enchaînement de 37 séquences variées mais d'une cohérence mélodique dont la
logique abstrait l'auditeur de tout agacement lié à une forme absconse.
Cette succession d'épisodes guillerets comme le
préfigure la notation du tempo nous entraîne dans une danse un peu folle. [V1-0:45] le piano fait enfin son entrée, calmement
avec une certaine noblesse. [V1-1:02] La
trompette lui répondra avec des traits en vibrato, technique typique des influences
jazzy qui avait séduit Ravel
lors de sa tournée des night-clubs avec son ami Gershwin.
Inutile de chercher à trop détailler à la manière d'une musique romantique la
composition. Les atmosphères sont d'une variété sans borne. Quelques contrastes
vraiment marquants : [V1-1:43] une méditation nocturne, [V1-2:18] un dialogue
des bois larmoyants tandis que le piano retrouve une énergie farouchement staccato, [V1-3:45] une tentative de reprise mais dans laquelle la grosse caisse prend la place du
fouet et surtout [V1-4:29] un passage rêveur associant le piano et la harpe qui
s'achève de nouveau par des interventions puissantes et élégiaques de
l'harmonie aux sonorités très blues. Rien de surprenant qu'une partition aussi
fantasque et inventive ait demandé deux années de travail à son créateur… (Pas certain que l'on rencontre deux mesures identiques.) François-René
Duchâble recourt à un jeu très "piqué", ce qui
signifie qu'il ne "tape" jamais ses notes, un discours pianistique
très franc malgré l'usage fréquent de la pédale exigé par le texte. L'équilibre
entre le piano et l'orchestre est toujours raisonné, une complicité de chaque
instant qui justifie la réputation de ce disque.
Marguerite Long et Maurice Ravel "à quatre mains" |
L'adagio invite à la rêverie par une cadence
introductive en forme de prière. Au contraire d'un Liszt ou d'un Chopin, pas de déferlantes de
notes… On pourra donc croire que dans la pensée de Ravel chaque note a bien un rôle précis dans le déroulement
du récit. François-René Duchâble refuse
tout hédonisme et encore plus un phrasé liquoreux. Son touché est net,
semblant libérer une douce lumièresd'été comme l'affectionnait le compositeur
basque. [V2-3:02] La flûte, le hautbois et la clarinette ainsi que quelques
cordes font leurs entrées dans l'univers poétique. On entendra ainsi des solos de
différents pupitres accompagnant délicatement le piano dans le développement
onirique. [V2-5:12] Une seconde idée plus animé prolonge l'atmosphère de ballade jusqu'à
un climax jaillissant comme un profond soupir. Mal joué, cet adagio devient lancinant.
François-René Duchâble enchaîne les
transitions de manière contrastée, articule la mélopée pour chasser toute mièvrerie,
offre à l'adagio une vie spirituelle intense. Du grand art incontestablement. Face à l'infinie
difficulté expressive exigée, sans compter un solfège chromatique ardue, Marguerite Long disait "Il faut demander
conseil à son cœur".
3 – Presto : [V3] Le
final est un frénétique rondo très bref dans lequel on retrouve une rythmique décidée,
proche du ragtime. Ravel propose à mon sens un
simple point d'exclamation pour conclure dans un style virevoltant l'Allegramente
et le sidéral Adagio… (Partition en ligne)
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
Dans la discographie pléthorique de ce concerto à
l'expressivité si minutieuse à transcender, on note de belles réussites qui ne
se font guère concurrence. Les enregistrements de jeunes pianistes font rarement
partie des podiums, c'est assez normal quand l'on repense à la remarque de Marguerite Long qui peut signifier que la virtuosité
pure est un piège terrible, l'expérience apporte le plus émotionnel. Ainsi je
ne propose pas d'emblée le disque de Yuja Wang qui, sans démériter sur
le plan technique, assèche la poésie limpide de l'adagio. Rendez-vous dans dix
ou vingt ans 😃.
Trois suggestions. En 1957, l'ombrageux Arturo Benedetti
Michelangeli s'enferme avec Ravel
dans un sublime clair-obscur qui ne néglige en rien les trépidations jazzy de
l'œuvre. Une belle surprise (EMI).
Impossible de ne pas citer Samson
François et André Cluytens.
Encore un disque ancien mais le jeu du pianiste français reste décidément aussi
charmeur malgré la médiocrité du son. (EMI)
Enfin, Martha Argerich
et Claudio Abbado ont enregistré par deux
fois ce concerto. Dans un album de 5 CD consacré aux gravures des deux
artistes pour DG, on trouve les deux versions. Pour un seul album, j'ai un penchant pour
la plus récente ne serait-ce que pour la qualité sonore et l'accompagnement de
l'orchestre symphonique de Londres plus racé
dans ce répertoire que la Philharmonie de
Berlin. (DG).
Tous ces disques peuvent être notés 6/6.
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