vendredi 17 septembre 2021

LES FRAISES SAUVAGES de Ingmar Bergman (1957) par Luc B.

Pour une soirée cinoche entre potes, peinard, à la fraîche, décontracté du gland, affalé dans un canapé les pieds sur la table basse, caouètes et binouzes à portée de main, rien de tel qu’un Bergman. On avait déjà évoqué le maître suédois avec PERSONAclic ici ] un de ses plus célèbres, cérébral et austère. De toutes façons chez Bergman y'a rarement un gars qui glisse sur une peau de banane. LES FRAISES SAUVAGES est nettement plus facile d’accès, m’enfin, ça reste du Bergman, pas du Aldo Maccione.

Qui à la fin des années 50 - Ingmar, pas Aldo - est en pleine forme. Après SOURIRES D’UNE NUIT D’ÉTÉ (1956) il enchaîne LE SEPTIÈME SCEAU qui est un de ses must et avait affolé la planète en son temps, puis LES FRAISES SAUVAGES. Le mec arrive en moins d’une heure et demie à raconter ce qui fait la vie d’un homme. L’enfance, les amours, la mort. Rien que ça. Chapeau bas.

Le vieil homme en question est Isaak Borg, un docteur qui s’apprête à être honoré par l’académie de médecine. Il doit se rendre à Lund en train avec sa fidèle gouvernante Adga. Une vieille fille bougonne, le seul personnage qui relie Isaak à la vraie vie, à la fin du film il lui demandera la permission de la tutoyer (« nous sommes amis depuis 50 ans ») elle refusera, par principe. Borg décide finalement de faire le trajet en voiture, ce qui contrarie Adga (« vous n’êtes qu’un vieil égoïste ») accompagné de sa belle-fille Marianne, qui profite de l’occasion de rejoindre son mari Evald, le fils d’Isaak. Le trajet est prétexte à un voyage dans les souvenirs de Isaak Borg.

Aparté : le personnage de Borg est joué par Victor Sjöström. Qui ça ? Ben j’vais vous l’dire. Un grand réalisateur suédois, du muet (LE VENT, 1928, m’avait scotché) un maître comme Griffith, et le fait que Bergman le choisisse n’est évidemment pas un hasard. Sjöström est une passerelle entre hier et aujourd’hui, le thème du film. Comme Godard convoquait Fritz Lang dans LE MÉPRIS, comme souvent lorsqu'un réalisateur offre un rôle à un confrère, dans un autre genre Spielberg / Truffaut.   

Le film est introduit par la voix-off d’Isaak Borg, assis à son bureau. Il se raconte en « vieux maniaque », nous présente sa famille - inserts sur des cadres photos. Le lendemain matin, Borg se réveille d'un cauchemar que Bergman va illustrer dans un prologue terrifiant, aux images empruntes d’Expressionnisme (cadres baroques, profondeur de champ), de Surréalisme. On pense aux perspectives urbaines d'un de Chirico. Borg erre dans une rue déserte, regarde l’heure sur une horloge sans aiguille, vérifie sa montre à gousset : sans aiguille aussi. On reverra cette montre plus tard, dans un coffre à jouets, chez sa mère.

Un corbillard tiré par deux chevaux négocie mal un virage, butte contre un lampadaire, perd une roue, les canassons ruent, le cercueil tombe, s’ouvre, une main en sort, agrippe celle de Borg : le cadavre est celui de Borg. Une séquence muette esthétiquement sublime, comme l'ensemble du film, où chaque cadre est magnifiquement composé. 

Isaak et Marianne partent en voiture, avec un premier arrêt en pleine nature, proche de l’ancienne maison familiale. Marianne, est jouée par la très belle Indgrid Thulin. Chez Bergman comme chez Hitchcock toutes les actrices sont belles et blondes, la différence c'est Ingmar lui, les a pêcho. Pendant que Marianne se baigne, Isaak cueille des fraises sauvages qui vont agir comme la madeleine de Proust. C’est le premier flash-back vers l’enfance. Ces scènes campagnardes bucoliques me rappellent LA PARTIE DE CAMPAGNE (1936) de Jean Renoir.

Le personnage de Borg se remémore sa jeunesse, il en est le témoin à l’image. Car la brillante idée de Bergman est d’inclure son personnage âgé, à l’intérieur des séquences du passé. Ainsi le repas avec les enquiquinantes sœurs jumelles qui parlent en stéréo, qu'on aimerait trucider dans un couloir de l'hôtel Overlook. La maison est une ruine, mais reprend vie lorsque Borg y pénètre. On entend des conversations venant de la salle à manger, on y suit le personnage qui s'arrête sur le seuil, mais la caméra poursuit son mouvement, pénètre dans la pièce, recadre une tablée de convives. Bergman passe d'une vision subjective à objective dans le même plan, le même mouvement. Comme dans la fameuse scène d’ouverture du MAGICIEN D’OZ. Bergman va user d’artifices de montage pour mêler les époques, créer un kaléidoscope de souvenirs.

On peut citer aussi la transition dans la scène entre Evald et Marianne assis en voiture (le passé) qui annonce à son mari qu’elle est enceinte. Evald modérément enthousiaste lui lance à propos des enfants « parce que tu crois qu’ils auront une meilleure vie que nous ? ». Insert sur la réaction de Marianne, puis contre-champ sur... Isaak : ellipse temporelle, on est revenu au présent.

D’autres personnages entrent en scène dans ce road-movie. Car s’en est un finalement, même en 35 km/h. Trois auto-stoppeurs, deux gars (appelés « les jeunes » alors que les acteurs ont royalement 40 balais !) qui se disputent l’amour d’une fille : Sara. Elle est jouée par Bibi Andersson, actrice fidèle et muse du réalisateur, toute jeune, fraîche, pimpante, craquante. Or, Sara était aussi le prénom de la prétendante du jeune Isaak, qui lui avait finalement préféré son frère. Donc le schéma se répète, deux hommes épris de la même femme, prénommée Sara.

Le hasard n’ayant pas sa place chez Bergman, le scénario est un modèle d’intelligence, Sara(h) renvoie aussi à la Bible, la femme d’Abraham, la longévité du couple. La religion n’est jamais loin, d'ailleurs un des auto-stoppeurs s’apprête à entrer au séminaire.   

Un autre couple prendra place dans la berline, un mari odieux avec sa femme, qu’il humilie,  stigmatisant sa foi catholique et sa capacité (sa foi) à tout pardonner. Quand elle le giflera, il en jouira presque de satisfaction. Puis Isaak Borg rend visite à sa mère, 96 ans aux miches, une mégère abominable qui se plaint de n’avoir pas assez de visite de ses enfants et petits-enfants. Elle dira : « J’ai un défaut, je ne meurs pas » allusion à l’héritage convoité… Avec sa mère, Isaak ouvre une boite à vieux jouets, prétexte encore à faire surgir les souvenirs.

Il y a cette autre séquence fantasmée, superbe et perturbante, kafkaïenne au sens Orson Welles. Isaak Borg est devant un jury, accusé pour « incompétence, dureté, égoïsme » car pour un médecin « le premier devoir est de demander pardon ». Une sentence, une remise en question, qui ébranle Isaak persuadé d'être célébré pour ses qualités professionnelles et humaines. Voir la scène à la station-service où le pompiste, Max Von Sydow, le salue obséquieusement. Ce voyage a ravivé les souvenirs, une prise de conscience, celle d'une vie sans doute ratée, passée à côté, terrible constat.

LES FRAISES SAUVAGES est un film à la fois lumineux, ténébreux et crépusculaire (la scène du berceau, les nuées de corbeaux, les arbres aux branches tordues). Bergman ne filme qu’une journée de son héros ravagé par les remords, et filme toute sa vie. Qui dit mieux ?


noir et blanc – 1h30  -  format 1 :1.33
 
Ce n'est pas la bande annonce d'origine, mais le seul montages d'extraits disponible avec une bonne qualité d'image...   

3 commentaires:

  1. J'en avais causé y'a quelques semaines de celui-là ... on a bien vu le même film, ça me rassure ...

    La charrette au début, c'est une allusion à "la charrette fantôme" de Sjostrom, considéré comme un des tout premiers films d'horreur européens. Bibi Andersson joue les deux Sara(h).

    Par contre j'avais pas fait le lien avec "le procès" de Welles, because j'avais pas vu ce film .. oubli rattrapé il y a quelques jours, ça passait sur les chaînes ciné de canal ... Pas pu m'empêcher de voir également des similitudes visuelles avec le "Brazil" de gillian, comme quoi dans le cinéma comme ailleurs, les bonnes idées se perdent pas ...

    Tu avais annoncé un film comique de Bergman, j'avais parié sur "Sourires d'une nuit d'été" qui est son plus drôle (même si on est quand même assez loin d'Eddie Murphy) ... Imposteur !!

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  2. Ce qui est rigolo, c'est que Terry Gilliam s'inspirait effectivement du cinéma expressionniste, dans ses cadres baroques, les perspectives, un univers très visuel (comme Tim Burton quand il faisait de bons films) et qu'aujourd'hui "Brazil" est devenu une référence pour la génération suivante. Rien ne se perd, tout se recycle. Et tant mieux si au départ l'idée est bonne. Raison pour laquelle lorsqu'on tombe sur des films quasi centenaires, on les trouve d'une grande modernité visuelle.

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  3. Masterpiece ! J'ai lu vos deux rétentions les gars. Et j'avoue qu'il me faudra m'y mettre à mon tour. Ce fut mon premier Bergman, emprunté à la médiathèque du village. Un choc cinématographique sans précédent. J'avais quoi ? Une vingtaine d'années. Luc, tu parles d'Orson Welles pour ce film. Pour ma part, comme Lester, je n'ai pas encore vu Le Procès. Mais il s'est rattrapé je crois. De mon côté, j'évoquerai bien l'univers fantasmagorique de Luis Bunuel (le passage sublime quand le vieux professeur fait ce cauchemar et qu'il se promène dans des rues désertes ou désertées : le corbillard, la tombe...etc). Sinon, oui, ton commentaire que j'ai lu fait la part belle aux actrices qu'il a pêchoes le cinéaste... Ingrid Thulin, troublante dans le film de Visconti (Les Damnés). J'ai repéré un autre film dans lequel elle tient l'affiche et qui vient de sortir en dvd. Ne me souviens plus du titre. Ni du cinéaste. Mais on s'en reparle à l'occasion. Bises à vous deux les amis !
    freddiefreejazz

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