jeudi 16 septembre 2021

SUN RA "The Heliocentric worlds of Sun Ra" (1965) par Benjamin

En 1961, Ornette Coleman réunit deux quartets en studio, et les dispose l’un en face de l’autre. Les deux formations sont prêtes à en découdre, leur enthousiasme est d’autant plus fort qu’aucun plan ne viendra brider leur sauvagerie. Pour éviter toute édulcoration d’un enregistrement radical, Ornette Coleman a aussi décidé de se passer de pianiste. Les cuivres lancent la charge, les chorus du premier quintet répondant à ceux du second dans un puissant Alamo du swing. « Free jazz » a libéré le jazz de ses carcans, ses échanges de chorus désordonnés ouvraient la voie à un monde infini. Certains voient dans ces improvisations le moyen de renouer avec un jazz plus proche de ses racines africaines, théorie conforter par les idées politiques d’Archie Sheep, et le monde que construit Sun Ra.

Sans « Free jazz », le leader de l’Arkestra serait sans doute resté un grand bebopper inconnu. Son univers africain et mystique commençait néanmoins à poindre sur ses derniers enregistrements effectués à Chicago. On pense notamment aux superbes percussions africaines illuminant « Jazz in silhouette », dont le premier titre a la beauté d’une balade sur le Nil, à l’époque où celui-ci était le berceau de la civilisation égyptienne. « Jazz in silhouette » plante l’Arkestra dans les terres de sa mère Afrique, mais c’est bien le free jazz qui lui permit de l’emmener visiter le cosmos.

« The heliocentric worlds of Sun Ra » sort en 1965, quatre ans après free jazz, et pousse l’abstraction expérimentée par Coleman à un niveau impressionnant. Le projet sort en trois volumes, mais les trois disques ne seront diffusés dignement qu’en 2010, plusieurs années après que l’astro black ait quitté ce monde. Véritable Archimède du jazz  Sun Ra invente sur ces disques une nouvelle théorie de la gravité swing : tout jazz plongé dans son bain de percussions décolle vers le cosmos.

Les percussions trainent et s’emportent, nourrissent des échos que les cuivres viennent régulièrement massacrer dans de grands chorus rageurs. Le free Jazz de Sun Ra, c’est la batterie promue comme le centre d’un nouvelle héliocentrisme. Au lieu de tourner sagement autour de la procession folle de percussions chaudes comme un soleil, les autres instruments s’y frottent, la percutent, ou la masquent dans de courtes éclipses cuivrées. L’oreille est comme l’homme, plongé dans un espace aussi libre il rejette d’abord un univers détruisant tous ses repères.

« The Heliocentric worlds of Sun Ra » est un disque qu’il faut écouter plusieurs fois, jusqu’à remplacer ses références conventionnelles par celles de ce monde fou. Passé les premières réticences, on se laisse emporter par cet ultra free jazz. L’auditeur se sent alors comme un nouveau Christophe Colomb découvrant le cosmos. Le premier volet des « Heliocentric worlds »  est aussi le plus radical, la virulence d’une batterie cognant sans logique apparente y lutte avec un saxophone, qui hurle comme les guerriers bataillant sur free jazz. Les autres disques sont plus mesurés et le violon entretient pour la première fois l’atmosphère cosmique chère à Sun Ra.

Passé la surprise de chorus où John Gilmore sonne aussi fort que tous les renégats à la solde du seigneur Ornette Coleman, on comprend pourquoi le saxophoniste de Sun Ra a raté son audition pour Miles Davis. Le grand Miles ne se mettra réellement au free que plusieurs années après son âge d’or. Il était trop attaché au attrait des structures modales et bop pour les abandonner si facilement. Or Gilmore est un annihilateur de structure, un musicien dont l’inventivité ne supporte aucun carcan. Avec Sun Ra et l’Arkestra, il produit ici le pilier autour duquel toute l’œuvre de ce collectif viendra se fixer. Ces rythmes brûlants, qui entrent en collision avec des cuivres particulièrement belliqueux, forment le ciment dont sera fait la grande « Magic city ». Quelques années plus tard, Sun Ra et son Arkestra repousseront encore les possibilités de la percussion jazz, sur le fascinant « Solar myth approach ».

Moquée par certains, vénérée par d’autres, la période New Yorkaise de Sun Ra commence vraiment avec ces « Heliocentric worlds ». Si cette œuvre est aussi controversée, c’est qu’elle achève le travail de libération démarré avec free jazz. Certains critiques voient ce disque avec les yeux apeurés d’un enfant découvrant le monde, le temps fera donc le travail de réhabilitation qu’ils refusent de faire.


1 commentaire:

  1. Yes ! Yes ! Merci pour ce commentaire qui remet les pendules à l'heure. Controversé, le Sun Ra. Tant pis pour les récalcitrants. Jâââzzement vôtre.
    freddiefreejazz

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