mercredi 5 mai 2021

STEPPENWOLF "Monster" (1969), by Bruno

 


     Dès lors qu'il réalisa son premier 33 tours, Steppenwolf, son avenir semblait radieux, ouvert sur un horizon couronné de succès. C'est que ce premier opus, daté de 1968, recèle quelques doux fruits qui n'ont rien perdu de leur saveur, cinquante ans après. "Sookie, Sookie" (à l'origine de Don Covay et Steve Cropper), riche hors-d'œuvre qui a déjà de quoi satisfaire les plus voraces, mais aussi "Desperation" sur lequel se rue Steve Marriott pour le déglutir tel quel sur "As Safe As Yesterday", le premier essai d'Humble Pie. Et puis bien sûr, "The Pusher", réquisitoire contre les dealers, invitant à les abattre, et surtout "Born to Be Wild", à jamais hymne des bikers et de tout aspirant à la liberté. Un monument, repris par des générations de musiciens dès les années 70. Aujourd'hui encore, ça reste un classique des classiques, repris régulièrement en concert par différents courants, et passage obligé des apprentis gratteux. C'est probablement la chanson Rock la plus reprise au cinéma. 


   Avec un tel premier album, assez précurseur pour l'époque, et sa diffusion élargie grâce au cinéma, en l'occurrence le film de et avec Peter Fonda, "Easy Rider", comportant "The Pusher" et "Born to Be Wild", tout laissait croire à une vaste et rapide expansion d'une gloire internationale. Ce qui ne fut pas le cas. Les albums "The Second" et "At Your Birthday Party", bien que s'installant confortablement dans les charts US, respectivement à la 3ème et 7ème places, souffrent d'instabilité. Et parfois de précipitation. En particulier sur le troisième album dont la prise de son peut frôler celle d'une prise live ou de la démo. C'est pourtant toujours le même producteur aux commandes, soit Gabriel Meckler. Producteur exclusif du groupe, de l'album éponyme à "Live", participant à l'écriture et la composition, il est aussi l'étincelle qui donna vie à Steppenwolf, dans le sens où c'est lui qui va trouver John Kay pour qu'il remonte les Sparrows (1) fraîchement dissolus. Il lui suggère ensuite de changer de patronyme pour Steppenwolf. Nom évidemment tiré du roman de Norman Hess, "Der Steppenwolf". Et non du personnage créé par Jack Kirby en 1972 pour son sympathique "New Gods" (2). Il est évident que ces deux albums ont été sortis dans la précipitation, pour profiter de l'engouement suscité par "Easy Rider" et les deux tubes. Il n'y a que quatre mois d'écart entre ses deux disques (!). Le meilleur des deux en aurait fait un copieux disque majeur. Séparément, leur souvenir s'estompe des mémoires, ne laissant que les chansons revitalisées par le live. Tandis que le vieux continent continue à bouder, et à ignorer le quintet. 


     Comme la plupart des formations de ces années-là, Steppenwolf est surexploité, pressé pour en extraire jusqu'au dernier jus jusqu'à épuisement. Avant de l'abandonner, vulgairement, comme un récipient vide. Les périodes d'inactivité sont quasi inexistantes, et ce loup américano-canadien n'échappe pas aux dures "lois" du music business, ne quittant la route que pour s'enfermer quelques jours - ou semaines - en studio -. Deux disques en 68 et deux autres en 69. Ce sera pareil l'année suivante, en 1970, avec en sus un double live, sobrement intitulé "Live". Un de ces fameux disques live des 70's qui offre une image transcendée du groupe, révélant des morceaux magnifiés et sublimés. (Passée cette décennie, ce sera plus souvent l'inverse...). En fait, simplement le vrai visage, sans fard, du groupe. Pour la simple raison qu'auparavant les groupes élaboraient leur musique en fonction des concerts - sans jamais être certains de pouvoir un jour graver un disque -, l'amenant à maturité sous l'œil critique d'un public pas toujours indulgent. Alors que depuis des années, voire des décennies, c'est l'inverse. Quelques uns sont même parvenus à enregistrer avant d'aborder la scène.

     Mais auparavant, en novembre 1969, le loup américain lâche un hurlement qui va déplaire aux patriotes les plus conservateurs, tout en ravissant les amateurs de bonne musique électrique. Un disque qui va diviser. D'ailleurs, bien que parvenant à percer les défenses européennes - et à s'immiscer dans les charts anglais -, les ventes américaines accusent un vif retrait (seulement 17ème place). Pourtant, il s'agit incontestablement du meilleur opus studio de combo. Apparemment, les paroles du premier morceau, un triptyque, vilipendent les Etats-Unis. L'épithète "monster" lui étant spécialement dédié. John Kay va même en faire les frais. Comment ce Prussien, accueilli par les forces alliées, puis par le Canada, se permet-il de cracher sur la sainte Amérique ? Il n'est même pas vraiment américain !

   "Une fois les religieux, les chassés et fatigués, en quête de promesse de liberté et d'espoir, arrivés dans ce pays pour construire une nouvelle vision, loin des atteintes du royaume et du pape, comme les bons chrétiens, certains brûlaient les sorcières. Plus tard, certains ont eu des esclaves pour récolter les richesses... Pendant que nous intimidions, volions et achetions une patrie, nous avons débuté le massacre de l'homme rouge...  Le bleu et le gris l'ont piétiné... et quand la guerre fut finie, ils l'ont bourré comme un porc... L'esprit était à la liberté et à la justice, et ses gardiens semblaient généreux et gentils. Ses dirigeants étaient censés servir le pays. Mais maintenant il ne s'en soucieront pas parce que les gens sont devenus gros et paresseux. Maintenant leur vote est une blague dénuée de sens. Ils babillent sur la loi et l'ordre, mais c'est juste un écho de ce qu'on leur dit. Il y a un Monstre en liberté ! Il nous met la tête dans un nœud coulant et reste juste là à observer ... Les villes se sont muées en jungle et la corruption étrangle la terre...  Amérique, où est-tu maintenant ? Ne te soucies-tu pas de tes fils et filles ? "


     Ce sont sur ces paroles que s'ouvrent l'album. Celles du triptyque au vitriol, "Monster -Suicide - America", qui débute sur une musique plutôt douce, proche de la ballade folk-rock, à peine accélérée. Comme pour séduire ou appâter l'auditeur, avant de le saisir au collet et le sermonner d'un ton âpre et intransigeant. Mais sans crier ; non, sans crier... car la voix naturellement autoritaire se suffit à elle-même pour s'imposer. La partie "Monster" repose sur un arpège guilleret et printanier entrecoupé d'un riff tombant comme un couperet de guillotine. La voix sombre et autoritaire de Kay soumettant son chant tantôt comme une supplique, tantôt comme un réquisitoire. Le "Suicide" bifurque vers un hard-blues, se teintant d'inquiétantes nuances orageuses. Tandis qu' "America", plus lumineux, s'envole dans une résurgence de flower-power ; même si, derrière, le discours des guitares reflète tristesse et regret.

   "Draft Register" est une ode au courage des appelés fuyant la conscription militaire. Avec ses marimbas inclusifs, et derrière sa basse solide, résonnant comme le cœur d'un titan longtemps enfoui qui se préparerait à surgir, cette chanson paraît avoir été enfantée par une sombre journée d'orage à Mission District, le quartier latino San Franciscain. "Tenez compte de la menace et de l'impressionnant pouvoir du puissant Pentagone qui gaspille des millions de dollars en jouets de Washington. N'oubliez pas les Draft Resisters et leur appel silencieux. Quand ils iront en prison, ils iront pour vous et moi. La honte ,la disgrâce et tout déshonneur, placés à tort sur leur tête ne leur enlèveront pas le courage qui trahit l'innocent"

   Résurgence du country-blues avec "Power Play", joué avec l'acidité propre aux groupes San-Franciscains de l'époque. Toutefois, la formation ne s'égare pas dans des élucubrations psychédéliques, préférant un resserrement et un aplomb qui préfigurent le Hard-rock US (avant tout le cirque inhérent). Toutefois, la guitare doit bien plus à Hubert Sumlin qu'aux pères du Country-blues. Howlin' Wolf (autre loup, plus taciturne et inquiétant) a profondément marqué ce loup canadien. Le pré-Steppenwolf, The Sparrows,  reprenait d'ailleurs quelques classiques de Blues, principalement des ténors de Chicago, dont le "Howlin' for my Darling" du Wolf et Willie Dixon (sur l'album "Early Steppenwolf" qui est en fait un concert des Sparrows de mai 1967, sorti du placard par  le label Dunhill pour exploiter le filon. Disque où l'on retrouve aussi une première mouture, plus acide et bancale, de "Power Play"). Outre le clavier omniprésent, ce titre - et d'autres - anticipent Blue Öyster Cult (qui reprendra d'ailleurs longtemps, comme un juste tribut, "Born to Be Wild" pour clôturer ses prestations). Même le chant despotique de mage noir d'Eric Bloom est directement tiré de celui de John Kay


     Une première face magistrale, intégralement reprise, et dans le même ordre, sur le double live à suivre.

    La seconde face démarre malheureusement avec deux morceaux sans envergure. "Move Over" - qui n'a aucune parenté avec celui de la princesse aux pieds nus, Janis Joplin - reconditionne à la basse et aux claviers le riff de "Sunshine of Your Love" sans trop savoir où aller, pivotant sur lui-même. De petits soli ponctuent la chanson sans jamais parvenir à y mettre le feu. N'est pas Clapton qui veut. Toutefois, probablement en raison de son aspect festif, cette chanson est choisie comme deuxième single. Et l'instrumental "Fag", du surnom donné par les écoles publiques aux gamins afro-américains, ne vole pas haut, progressant à l'aveugle, sans but. On attend à tout moment que le chant débute où qu'un intervenant prenne le devant par un solo, mais en vain. Une pièce finalement inutile.

   "What Would You Do (If I Did That to You)" est souvent désigné comme le maillon faible de l'album. Il n'est d'ailleurs pas chanté par Kay, comme s'il n'avait pas voulu se compromettre. Pourtant, il y a un réel entrain, et une énergie imprégnée de Heavy-soul ; ça respire le Rolling Stones de "Sticky Fingers", l'orgue survolté de Goldy McJohn en sus. Il est vrai par contre que le morceau tranche avec le reste, paraissant même sortir de sessions annexes, avec un autre producteur. Avec toujours cette basse de Nick St. Nicholas, qui ronronne tel un dragon se frottant les écailles contre les joyaux de son trésor chéri. Chanson de Nolan Porter qui ne sortira sur l'album "No Apologies" que quelques mois plus tard, en 1970. Très bon disque oscillant entre Rhythm'n'Blues et Soul (produit par Gabriel Meckler). [Nolan Porter a tiré sa révérence en ce début d'année, le 4 février 2021.]

    "From Here to There Eventually" renoue la signature la plus emblématique du Wolf, avec notamment l'incomparable morgue du sombre John Kay. L'homme en noir et cuir, caché derrière ses lunettes de soleil (à cause de gros problèmes de vue) déclame ses textes comme un prêcheur exhortant ses ouailles à plus de vertu. La partie instrumentale est entrecoupée d'un bruitage évoquant le claquement du fouet arrachant plaintes et pleurs à ses victimes, s'en réjouissant dans un bruissement de crotale.  Un final qui frôle l'apothéose, comme une messe païenne, une célébration impie d'entités de dimensions parallèles. "Tu as rempli cette maison de choses d'or, en donnant des miettes aux vieux et aux pauvres, et tu prêches d'être pur !! Et tu te demandes pourquoi nous rions !"

     En dépit de quelques bémols, "Monster" est un grand disque. De Classic-rock, de proto ou simplement de Hard-rock, ou de Rock au sens large. Larry Byrom, le nouveau guitariste, vingt ans (21 le 27 décembre) bien que marchant sur les traces de son prédécesseur,  le (trop ?) jeune Michael Monarch, apporte un brin complémentaire de fermeté et des soli concis et brillants. Sa guitare n'a nullement besoin de s'armer d'une fuzz corrosive (alors plutôt réservée aux Britons) pour faire basculer le groupe du côté (obscur ?) heavy. Il est vrai que Goldy McJohn veille, grâce à ses claviers, à maintenir  un climat particulier de prédateur à l'affût, de loup alpha défendant son territoire. Parfois funeste, voire menaçant, mais jamais sinistre.

Side one
No.Titre
1."Monster/Suicide/America"Kay, Edmonton - Kay, St.Nicholas, Edmonton, Byrom - Kay, Edmonton9:15
2."Draft Resister"Kay, Goldy Mc John, Byrom3:20
3."Power Play"Kay5:26
Side two
No.Titre
4."Move Over"Kay, Gabriel Meckler2:53
5."Fag"Byrom, Edmonton, St. Nicholas3:13
6."What Would You Do (If I Did That to You)"Leno Francen, Nolan Porter3:19
7."From Here to There Eventually"Kay, McJohn, Edmonton5:27


(1) Aujourd'hui oublié, Gabriel Meckler fut un producteur réputé. Pour ses productions de Steppenwolf, mais aussi pour son travail pour le Kosmic Blues Band de Joplin, pour The Blues Project, Dina Washington, Cher, Etta James (le méconnu "Come a Little Closer", avec quelques reprises de Steppenwolf). Il décède précocement à 35 ans, d'un accident de moto. Born to be wild.

(2) Et qui n'a alors strictement rien à voir avec celui présenté par le cinéma. Notamment par le poussif et soporifique "Justice League" de Zack Snyder.


🎼🐺
Autre article / Steppenwolf : "Live" (1970)

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