mercredi 24 février 2021

BUDDY GUY "Sweet Tea" (2001), by Bruno


     En 2001, le vétéran Buddy Guy, affichant alors soixante-cinq ans au compteur, trois ans après l'album "Heavy Love", revient avec un disque pour le moins surprenant. Au point de déchaîner les passions.
     Alors que le Blues, pour le meilleur et pour le pire, est devenu mainstream et donc généralement peu ou prou policé, Buddy, lui, débarque en ce début de nouveau siècle pratiquement à contre courant avec ce disque sans fard, brut de décoffrage (euphémisme), sale et rugueux, absolument anti-commercial. Un disque qui va marquer les esprits.


   Bien que la pochette, avec au recto une vieille baraque décrépie dans le bayou (swamp-blues ?) et le verso avec la photo en noir & blanc de George Guy, guitare en main, affectant une mine déterminée et arrogante, du genre "j'vais vous en mettre plein la tête avec ma guitare", laissait présager quelque chose de pas très catholique, la surprise reste de taille. La séance n'a rien d'un instant cossu et raffiné passé dans un salon de thé. "Sweet Tea", c'est le nom du studio où est enregistré le disque, dans le comté d'Oxford. La gueule du studio ? Voir la pochette ci-dessus. Certainement pas le genre d'endroit où risquent de se pointer des bimbos du r'n'bi (terrain impraticable avec des talons de douze, pas de boutiques pour faire du shopping, et aucun salon de coiffure ou de maquillage à des kilomètres à la ronde - même pas sûr que le moindre portable capte quoi que ce soit ).  

     Cela débute en douceur, à pas feutrés, dans une ambiance de vieux bluesman jouant et chantant seul, pour lui-même, sous le préau  (retour au Delta-blues ?). "Done Got Old" est la complainte d'un vieil homme déplorant le poids de l'âge. "Et bien, j'ai vieilli. Je ne peux faire les choses que je faisais, car je suis un vieil homme... je ne peux marcher comme auparavant, ni même aimer comme autrefois. Et maintenant les choses ont changé. quand j'ai vieilli, je ne peux plus faire ce que je faisais car je suis un vieil homme ". Bien qu'absolument acoustique, la chanson, par son sujet, plombe l'atmosphère.

     Après cette entrée en matière épurée au possible, la suite est d'un contraste saisissant. En effet, dès "Baby Please Don't Leave Me", Buddy plonge dans un Blues craspec, bancal, mal embouché, proche du Hill Country Blues des familles Burnside et Kimbrough, avec une puissance qui le fait flirter avec le Hard-blues 70's. Une batterie pesante s'annonce sur un mid-tempo, de suite épaulée par une basse monstrueuse, vrombissante, écrasante. Une basse pachydermique faisant trembler le sol. Félix Pappalardi serait-il revenu d'outre-tombe ? La voix de Buddy s'annonce menaçante et déclamatoire, sa guitare souffre à travers un vieil ampli aux H.P. fatigués, délivrant une fuzz naturelle et une réverb du style "J'ai mis l'ampli au fond du parking souterrain pour l'acoustique, et j'ai poussé le son au max pour le volume et la vibration". "Baby Please Don't Leave Me" est un Blues à l'intensité quasi mythique, et ses sept minutes défilent comme des éclairs déchirant un proche horizon aux nuances cobalt et barbeau, annonçant un orage inquiétant et dévastateur. L'originale de Junior Kimbrough sent le désespoir, un profond spleen, celle de Buddy, elle sent le soufre 😈.


   A  côté, "Look What All You Got", composition de James "T-model" Ford, semble festive et imbibée de gnôle artisanale. L'interprétation manifestement live, est parfois à la limite de virer bordélique. "Stay All Night" appelle les créatures de la nuit à se livrer une bacchanale, une danse consacrée à la pleine lune. C'est le temps de l'Esbat. La reprise de Lowell Fulson, "Tramp", est par contre un peu gâchée par une guitare solo assourdissante et noyée d'échos cyclopéens. Les hostilités reprennent sérieusement avec "She Got the Devil in Her". Une chanson de ce singulier et opiniâtre bluesman qu'est CeDell Davis qui, en dépit de la maladie et du destin, s'entête à jouer un blues primitif (1). Là encore, Buddy force le trait jusqu'à flatter les esgourdes des amateurs de tonalités heavy. 

     Retour de cette basse imposante et fuzzante avec le quatrième morceau signé David "Junior" Kimbrough, "I Gotta Try You Girl". Hill country blues hypnotique et sulfureux. Buddy l'étire et y insuffle une fibre heavy qui en fait une pièce de douze minutes que n'aurait pas renié Mountain. A nouveau, sa Stratocaster à pois laisse libre cours à sa fureur. Autre réincarnation avec le "Who's Been Foolin' You" de Robert Cage qui passe d'un Country-blues à un pur Chicago-blues, façon Muddy Waters. Rien d'étonnant sachant que la matière première de McKinley Morganfield vient de sa terre natale, le Mississippi.

     Et jusqu'au dernier titre, le seul estampillé Buddy Guy, nous sommes saisis par la force des morceaux et la qualité des interprétations live - on entend parfois les musiciens communiquer entre eux -. Malgré deux morceaux un peu faiblards, "Sweet Tea" est un autre chef-d'œuvre de Buddy Guy (ce n'est pas le seul à son actif).

      Respects à Davey Faragher (Faragher Brothers, John Hiatt, Cracker, Sheryl Crow, Montrose, Willy DeVille, Bonnie Raitt, Joan Osborne, Elvis Costello, à partir de 2002) et à sa basse menaçante et omniprésente, ainsi qu'à Spam, l'acolyte de T.Model Ford, à la batterie. Ainsi qu'au loufoque Jimbo Mathus à la guitare rythmique, qui va rester un temps avec Buddy pour le soutenir sur scène, et pour l'album suivant, le plébiscité "Blues Singer". Pour les rares parties de piano, on a fait appel au vétéran Bobby Whitlock, musicien incontournable des années 70 (multiinstrumentiste pour Delaney & Bonnie et Derek & The Dominoes, et qui a participé aux "All Things Must Past", "Exile on Main Street", "Eric Clapton - 1st", "The Sun, Moon, Herbs" du Dr John, avant de se retirer dans une ferme, pendant plus de dix années)

     Avec cet album, Buddy Guy rend un profond hommage au Blues du Mississippi. Plus particulièrement à celui du comté d'Oxford et aux musiciens chaperonnés par le label Fat Possum. Dont sont également issus Spam et Mathus, qui ont participé à l'enregistrement de ce brûlant objet. Buddy profite de sa notoriété internationale pour exposer un Blues resté vierge des diktats de l'industrie musicale. Celui qui est généralement appelé Hill Country Blues, voire Punk blues. Ici, porté à ébullition par la ferveur de Buddy Guy. Un album cru et essentiel.
 

No.TitreCompositeurs
1."Done Got Old"Junior Kimbrough3:23
2."Baby Please Don't Leave Me"Junior Kimbrough7:24
3."Look What All You Got"James Ford4:45
4."Stay All Night"Junior Kimbrough4:10
5."Tramp"Lowell Fulson, Jimmy McCracklin6:47
6."She Got the Devil in Her"Ellis Davis5:10
7."I Gotta Try You Girl"Junior Kimbrough12:09
8."Who's Been Foolin' You"Robert Cage4:55
9."It's a Jungle Out There"Buddy Guy5:37



(1) Ellis "CeDell" Davis, atteint par la polio, perd progressivement l'usage de sa main droite. Il retourne alors sa guitare, comme le ferait un gaucher, et cale dans cette main infirme, un basique couteau de table qu'il utilise comme d'un bottleneck par-dessus le manche. Un soir, lors de l'évacuation d'un club par la police, le public, dans sa précipitation, le bouscule et le piétine. Bien diminué, en chaise roulante, il continue néanmoins à chanter et jouer son Country-blues. Les notes peuvent parfois être approximatives, stridentes, fausses, mais l'émotion est toujours là. 



🎼🎶♩♬
Autres articles / Buddy Guy (liens) :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire