vendredi 25 septembre 2020

JACKIE BROWN de Quentin Tarantino (1997) par Luc B.


A l'époque, la première impression en sortant de la salle était : ça ne ressemble pas à RESERVOIR DOGS (1992) ni à PULP FICTION (1994) - et encore moins au suivant, KILL BILL (2003). Raison pour laquelle ceux qui n’aiment pas Tarantino considèrent JACKIE BROWN comme son meilleur film. Bien que ce soit son unique adaptation de roman (Punch Créole d’Elmore Leonard, un maître de la série noire) et non un scénario original, ça reste du Tarantino pur jus : savoureuse utilisation de la musique, ingéniosité des plans séquences, longues scènes dialoguées, argot, violence sèche et parcimonieuse, déconstruction du récit…
Le générique est de toute beauté. Les premiers accords de « Across 110th Street » de Bobby Womack résonnent (une des plus belles chansons du monde) la caméra cadre un mur de faïence bleue, une femme habillée de bleu entre dans le cadre, de profil, elle avance suivie en travelling latéral, mais pourtant reste immobile, fixe : elle est sur un tapis roulant, qui se trouve être dans un aéroport. Elle rejoint un bureau d’embarquement : c’était une hôtesse d’une compagnie aérienne en retard à son boulot.
Elle s’appelle Jackie Brown et arrondit ses fins de mois en faisant la mule pour le compte d’Ordell Robbie. Une hôtesse de l’air c’est pratique pour passer des liasses de billets à la douane. Sauf qu’elle est balancée aux flics par Beaumont Livingston, une petite frappe qui travaille aussi pour Ordell Robbie. Les flics passent un marché avec elle : elle écopera du minimum si elle leurs livre Robbie en flagrant délit de trafic.
Quentin Tarantino a pris beaucoup de liberté avec le roman d’origine - Elmore Leonard ayant déclaré qu’il s’agissait de la meilleure adaptation d’une de ses œuvres – à commencer par Jackie qui devient une femme noire. Tarantino injecte dans son film son amour de la Black Exploitation, jusqu’à confier le premier rôle à Pam Grier, grande prêtresse du genre ( voir article "Coffy" ). L’actrice avait auditionné pour PULP FICTION, non retenue, mais QT lui avait promis un autre rôle. Il a tenu parole, elle est fascinante, on comprend que Max Cherry en tombe raide dingue au premier regard. Max Cherry est interprété lui aussi par un acteur sur le retour, Robert Forster, décédé en octobre dernier, habitué des séries télé et séries B fauchées.
Max Cherry est un prêteur de caution. C’est lui qui sort de taule Beaumont Livingston (Chris Tucker tout en logorrhées), et plus tard Jackie Brown. La scène est superbe, de nuit, il attend devant la prison en bouquinant, puis voit Jackie sortir, marcher vers lui, un long plan, en contre-champ un léger travelling vient recadrer le visage de Cherry, la musique en contre-point, à la seconde on comprend que cet homme-là vient de tomber amoureux. Plus tard dans la séquence au centre commercial, on reverra Max Cherry le visage lumineux quand Jackie l’interpelle.
 
Il y a plusieurs scènes où on ressent cette attirance, très pudique. Celle chez Jackie, où elle met un disque des Delfonics sur sa platine. Elle écoute encore des vinyles « je ne suis pas portée sur la nouveauté » dit-elle, allusion aux 59 ans de Max Cherry ? Scène qui fait écho à ce dialogue merveilleux, sur le temps qui passe, la vieillesse, lui et ses implants de cheveux, puis la flattant « je suis sûr qu’à 44 ans vous avez le même physique qu’à 29 », elle répondant « sauf mes fesses ». Cherry rétorque « elles sont plus rondes ? » le regard gourmand. Plus tard Cherry lui confesse vouloir prendre sa retraite, il y pense depuis un moment mais précise : « j'ai pris ma décision jeudi soir ». Elle réfléchit : « jeudi ? c'est quand vous êtes venu me chercher à la prison... »
Des scènes sentimentales plutôt rares chez Tarantino (on retrouve cette sensibilité, cette nostalgie dans ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD) qui s’opposent à ce qui se passe chez Ordell Robbie. Il accueille chez lui un pote sorti de taule : Louis Gara. Robert de Niro en donne une composition géniale, le gars a deux neurones, limite autiste (le voir dans son fauteuil à bascule matant le striptease de Simone), mais attachant, discret, le bon gars. L'acteur oublie ses tics de jeu scorsésien, il est fabuleux de sobriété. Faut le voir zyeutant en douce les jambes bronzées de Mélanie, que Tarantino filme toujours en amorce de l’image, comme le fruit défendu, avec gros plan sur les orteils de pieds. Car dans tous les films de Tarantino vous verrez des pieds nus de femmes, son grand fantasme !
Louis Gara passe son temps à mater la télé (autre figure récurrente, la télé, les veilles séries, ici on y voit Helmut Berger, Tony Curtis, et au début des pubs pour des armes de guerre vendues par des bimbos en bikini, de vraies-fausses bandes filmées par QT à la manière de Russ Meyer) en compagnie de Mélanie, fumeuse invétérée de marijuana. Elle est jouée par la délicieuse et sexy Bridget Fonda. Ces deux-là glandent toute la journée quand Mélanie lui sort tout naturellement : « on baise ? » Un intertitre indique « trois minutes plus tard » et on voit Louis flegmatique finir de besogner la blonde californienne sur le bar.
C’est un film qui tranche sur la filmographie de Tarantino, pas de format scope, mais du 1:1.85, le grain de la pellicule est différent, la photo moins saturée, moins tape à l’oeil. Il orchestre de longs plans fixes (le dialogue Robbie/Beaumont au motel), le film est calme, serein, pas un éclat, les acteurs ne hurlent jamais, cools comme la musique Soul qui accompagne les séquences. On notera que souvent la musique démarre en même temps que les voitures, car elle provient d’un auto-radio.
Y’a ce sacré plan séquence dans JACKIE BROWN, quand Ordell Robbie embobine Beaumont pour qu’il se cache dans le coffre de sa voiture. QT filme la voiture qui s’éloigne, disparait au bout du lotissement, la caméra ne coupe pas, elle attend, se repositionne à la grue vers un terrain vague où la voiture réapparait, s’arrête, Robbie en sort, ouvre le coffre, flingue Beaumont, remonte en voiture et repart… On est à 100 mètres de la scène. N'importe quel tâcheron aurait filmé ça en 52 plans heurtés avec un déluge de décibels. Chez Tarantino, c'est un seul plan quasi silencieux. Du grand art.  
Tarantino laisse toujours autant de place à ses acteurs, leur laisse le temps et la liberté de jouer. De Niro joue un taiseux, mais Samuel L. Jackson (6 collaborations avec QT) ne cesse de palabrer, alignant les « motherfucker » et autre « nigger » avec délectation, il est fabuleux, sa réplique récurrente est : « ça, je peux »Michael Keaton en flic bas du front mâchonnant un chewing-gum et pas insensible non plus à Jackie, est impeccable.
On en vient au traquenard. « Le plan : le test » indique l’écran, la répétition pour échanger les sacs, puis « Le plan : cette fois c’est pour de vrai ». J’aime cet aspect ludique chez QT, il nous fait souvent cela, c'est un fabuleux raconteur d'histoires. Comme dans le film L’ARNAQUE (George Roy Hill, 1973) il faut visuellement expliquer au spectateur la partie de billards à trois bandes qui va se dérouler. En bon cinéphile, QT a vu L’ULTIME RAZZIA (1956) de Stanley Kubrick, et reprend le même procédé narratif : juxtaposition des différents points de vue des personnages avec affichage de l’heure à l’écran. Soyez attentif, c’est du millimétré. Jackie Brown doit faire passer 550 000$ à Ordell Robbie via la complicité de Mélanie. On sait qu’elle le double pour le faire tomber puisque les flics sont mis au jus. Mais ce n'est que la moitié du plan... 
Premier point de vue : celui de Jackie à l’intérieur du magasin où doit se passer la transaction. On aperçoit Louis, Mélanie et Max à l'extérieur. On rembobine : le deuxième point de vue est celui de Louis et Mélanie qui surveillent Jackie. On rembobine encore : le troisième point de vue est celui de Max Cherry qui épie les 3 autres. On notera l’utilisation d’une caméra portée et les travellings circulaires autour de Jackie, rupture de style typiquement kubrickien, pour traduire son stress, son vertige, sa panique, dans le très long plan qui suit sa sortie de la boutique.
Scène culte : Louis, accompagné de Mélanie, qui se paume dans les allées du centre commercial, ne trouve plus sa voiture sur le parking. Elle se fout de sa gueule et il n’apprécie pas. Quand Ordell lui demandera des comptes, il bafouille… Incrédule, Ordell demande : « elle est morte ?!! ». Louis répond, bougonnant : « relativement… » ! Géniale réplique ! C'est typique du cinéma de Tarantino, comme ce qui va suivre dans la voiture. On parle, on discute, on argumente, et quand y’a plus mot, on tire. Mais très sereinement.
Le plan de fin est magnifique. Jackie est au volant de sa  voiture, « Across 110th Street » retentit de nouveau, et elle commence à en chantonner les paroles. Le personnage du film chante sur ce qu'entend le spectateur dans la salle, car chez Tarantino, le cinéma et la vie ne font qu'un. Le film est long, 2h30, mais le rythme est parfaitement maitrisé (je n’en dirai pas autant pour ses autres films) fluide, sans accroc, le réalisateur ne nous perd jamais en route. Ce n’était que son troisième film, et on se rendait compte que le gars venait de rentrer dans la cour des grands.
 
couleur  -  2h28  -  format 1:1.85  
 

5 commentaires:

  1. Je suis une grande fan de Tarantino mais celui-ci est mon préféré (serais-je l'exception qui confirme la règle ? ^^). Il est vrai cela dit que "Jacky Brown" se classe à part dans la filmographie du cinéaste. Son rythme lent, sa photographie qui a quelque chose d'ensoleillé, sa bande son en font le film idéal pour les jours de pluie et de déprime. C'est aussi, quoiqu'on en dise, un film romantique où tout n'est qu'échange de regards… ou presque. Sinon, quand même, le passage qui me fait toujours rire : quand Ordell téléphone à Louis qui est en train de regarder Simone se tortiller en fourreau bleu pailleté et que, après avoir donné le combiné à Louis, Simone dit : "Faut que j'aille faire pipi". Comme quoi, même les Diana Ross au rabais ont besoin de faire pipi ^^.

    Bonne journée !

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  2. C'est pas loin d'être mon préféré aussi (avec Inglorious), je lui trouve des points communs avec son dernier. Toutes les scènes sont fameuses, zéro déchet ! Merci de ton passage Lilou.

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  3. Un préféré, un préféré...C'est un peu comme comme Deep Purple avec toi Lucio, les premiers émois demeurent intangibles.
    Donc subjectif, donc Pulp Fiction...

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  4. "Pulp" à ce niveau ce n'est plus un film, mais un manifeste !

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  5. Euh, salut ...
    Un peu de retard dans mes lectures ...
    Le film de Tarantino préféré de ceux qu'aiment pas Tarantino ... son plus "classique" au sens purement cinématographique du terme ...
    Incontournable ... même pour les fans de Tarantino ...

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